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L’ogre du conte dans la tragédie contemporaine

Lecture de Les Portes de la nuit

Lorine Grimaud-Bost

Il n’est pas facile de passer par l’analyse du mythe et des grandes structures de notre psyché, un film aussi dense que Les Portes de la nuit. C’est probablement sa densité d’ailleurs qui lui a valu lors de sa sortie d’être objet de polémiques – c’est une période où l’on ne plaisantait pas avec la figure de l’ouvrier, communiste et résistant, quand cette figure pouvait devenir une caricature. C’est un film qui, au-delà de tout ce que nous pouvons en dire, porte un engagement fort sur la condition humaine alors que les secrets sont en train tout doucement de se dénouer, un engagement fort aussi sur le lot de la classe populaire ; il porte aussi un regard plutôt désenchanté sur l’amour, sur le couple, sur des élans ou des valeurs qui de toutes façons, en 1946, sont revus à l’aune des atrocités qui commencent à se savoir. Loin d’être une simple histoire, Les Portes de la nuit redisent donc aussi l’engagement de Carné et de Prévert. De cela pourtant je parlerai peu, mais il est bien évident que la lecture mythocritique que je vais vous proposer n’abolit pas les autres interprétations de ce film, disons qu’il s’agit juste d’une lecture – incomplète en 30 mn – de cette œuvre, à la lumière (sans jeu de mots) des mythes qui viennent de vous être présentés par Philippe Parrain.

Mon titre propose « l’ogre du conte dans la tragédie contemporaine ». Vous avez pu vous rendre compte en écoutant Philippe Parrain que ces portes de la nuit ont à voir avec la saison d’hiver, avec le père Noël et l’ogre, et avec le retour mouvementé du monde des morts. Je complèterai cette lecture du mythe de la nuit, par la dimension tragique du film, sachant que dans ce film, ce n’est pas parce que la mort survient que c’est tragique, c’est pour des raisons qui ont à voir aussi avec le mythe et avec le père fondateur de la tragédie, Œdipe, qui lui ne s’est pas trouvé d’abord confronté aux portes de la nuit, mais aux portes de Thèbes. Pas d’inceste ici, pas de peste ni de Sphinx, mais un aveuglement aussi destructeur que celui d’Œdipe.

Je vais donc procéder du plus évidemment mythologique, l’ogre du solstice d’hiver au moins repérable qui est la structure tragique, en passant tout de même par de fameuses chevauchées et je souhaite donner des clés pour être particulièrement attentifs, à ceux qui n’ont pas encore vu le film.

          I. L’ogre du solstice

Vous l’avez sûrement repéré très vite, il y a un ogre dans cette histoire et il est ainsi nommé par Diego avant même qu’on ne le voie pour la première fois. Tout de suite après, les prises de vue en contre-plongée contribuent à lui attribuer son caractère gigantesque, renforcé par une voix tonitruante qui avait précédé son apparition, et puisque c’est un ogre, il s’en prend à des enfants. L’ogre en question s’appelle le père Sénéchal. Propriétaire des logements, du « chantier » et du bois qui s’y trouve, il semble faire régner la terreur sur tout le monde. Cependant, il s’avère vite que c’est un minable, un père défaillant et pitoyable, et peut-être même est-ce en fait cette défaillance dissimulée derrière une grosse voix, qui l’a transformé en monstre. Ses enfants, nous l’apprendrons plus tard, sont perdus, parce qu’il est pleutre, lâche et mauvais : il négocie avec la loi au lieu de la poser en prétendant à son fils « après tout tu n’as fait que ton devoir » ou encore « quand le monde évolue, le mieux c’est tout de même d’évoluer avec lui. »

S’il y a un ogre, un père fouettard, un st Nicolas, alors c’est bien sûr qu’il y a aussi des enfants à dévorer. Facile de repérer la ribambelle de gamins dégringolant les escaliers par 7 comme le Petit Poucet et ses frères : ce sont eux qui ont peur du grand méchant ogre. Mais cet ogre-là qu’est Sénéchal, semble avoir fait bien pire que terroriser des enfants… et sa forêt dans laquelle vont, non pas se perdre, mais se cacher les enfants, n’est plus qu’un terrain rempli de planches qu’il vend aux gens du quartier – certes de la qualité : « du pur Louis XVI » !! - des arbres morts, réduits à l’état de pattes de fauteuils désarticulés. Cette forêt-refuge dénote un monde à l’envers, un monde tête en bas, où les enfants d’après la guerre se retrouvent la nuit pour « bien rigoler », dit Cri-Cri, pour dormir dans la cabane au fond du jardin, et ce sont les adultes qui s’y perdent.

Mais il n’y a pas comme enfants que les petits Quinquina et Cri-Cri ; les enfants, ce sont aussi les propres enfants de l’ogre : Malou sa fille et son fils, Guy. Malou n’a plus de mère apprend-on et c’est en se perdant et en se retrouvant dans le labyrinthe des rues de son enfance (il s’agit là d’une image à l’endroit de l’errance dans la forêt), qu’elle retourne, sans avoir eu besoin pour cela de semer les cailloux, chez son père. Le motif du retour à la maison est évidemment revisité dans ce film, mais il est bien là, et Malou dit qu’elle voulait « revenir ». Ce sont les deux enfants Sénéchal en fait, qui vont être avalés par les portes de la nuit et ne verront pas le jour, mais nous verrons tout à l’heure que Malou est morte depuis longtemps quand elle revient rue des petites feuilles.

Pour l’heure, nous sommes en février 1945, raconte la voix du narrateur qui ajoute que « la vie reprend, avec ses terribles secrets ». Voilà aussi ce que peut recouvrir la métaphore de l’ogre. Est ogre, celui qui confisque la parole, qui empêche de parler et qui se nourrit de chair fraîche. En février 1945, les secrets et l’ouverture des camps sont une histoire d’actualité et c’est justement l’ogre qui va être choisi par les artistes et les journalistes, pour représenter le plus souvent l’occupant allemand et l’avaleur nazi de cette affreuse guerre. Le père chez lequel revient Malou, le père Sénéchal, n’est pas si ogre que cela malgré le surnom que lui donne Diego quand il demande « il y a un ogre dans cette maison ? », ni malgré le sobriquet dont il est affublé « l’ami Fritz » (surnom tout de même gravé sur sa porte), non plus malgré les « affaires » qu’il a faites durant la guerre, ou malgré le chant qu’entonne son fils « Sénéchal, nous voilà ! » : c’est seulement un collabo à la petite semaine. Ce vieux qui crie, qui vitupère, qui proteste contre les joueurs de jazz auprès de sa radio, ce portrait du « vieux con » est déjà un ogre dépassé. D’ailleurs son nom, Sénéchal, signifie « le doyen », le plus âgé. Mais ce plus âgé a été avalé par son fils plus brillant, le « héros » qui est venu à son secours à Drancy, celui dont il vante « le courage exceptionnel ». Le père n’a plus guère la parole et il est même soutenu financièrement par sa fille qui a pitié de lui. On pourrait dire qu’il fut ogre, il n’en est plus que la caricature, juste pour que le mythe littéraire continue à s’écrire, pour que dans ce récit, le lecteur dispose d’un ensemble d’indices concordants et facilement repérables. C’est un ogre d’opérette, et Carné et Prévert s’amusent avec cette figure, jusqu’à le rendre ridicule : on le voit pitoyable dans une parodie de L’Avare de Molière où, poursuivant son fils, il s’écrie tel Harpagon « Mon argent ! », il est surtout ridicule dans une mise en scène moins visible quand, en bon ogre dépassé qu’il est, il manipule ses timbres et en vérifie les dents. Les dents de l’ogre deviennent objets de collection, c’est un tableau pathétique. Et c’est justement à cette comptabilité des dents qu’il est occupé quand Malou sonne à sa porte, avec ses airs de Boucle d’Or.

Mais au-delà de la figure du collabo, les allusions à la déportation et à la dénonciation sont plus nombreuses que celles qui évoquent le simple marché noir, et l’omniprésence à partir de la 2ème moitié du film, du train et de son cri (train qui avalera d’ailleurs Guy), n’est pas sans rappeler ladite déportation. En surimpression des portes de la nuit, on voit très clairement donc les portes de la mort, et on sait combien les portes des camps ont été assimilées à la gueule de l’enfer, véritable bouche d’ombre. Alors, des ogres pour de vrai qui ne sont pas Sénéchal, il y en a d’autres : Guy qui a dénoncé ses voisins, les précipitant dans l’horreur et dans le gueule du loup, Georges qui a littéralement bouffé Malou. Et puis il y a la nuit, tout simplement.

Cette tranche d’obscurité inscrite dans le titre, dont on passe les portes quand celles du métro se ferment et qu’on quitte 8 heures plus tard quand les portes du métro s’ouvrent à nouveau. C’est bien la nuit en effet qui va engloutir et surtout digérer les personnages. Elle avale et transforme Etiennette qui sera tout autre au matin. Lécuyer qui aura la révélation du nom de celui qui l’a dénoncé, Diego qui découvrira un possible bonheur qu’il perdra aussitôt ; elle avale la gitane et permet à Malou de revenir et de partir enfin, cette dernière se dit même « transformée ». Les êtres sont changés par cette étrange nuit qui se construit comme l’unité de temps de la tragédie. Tout se joue dans une durée repérable, courte, et celle-ci n’est pas seulement une durée, elle est aussi une unité de lieu, un lieu dans lequel on entre par des portes.

II. La chasse sauvage de février

Car en effet, il y a des nuits dangereuses, et autour du solstice et des nuits les plus longues et les plus noires, elles sont plus dangereuses encore, car la communication avec l’Autre Monde est plus menaçante que d’habitude. Ces nuits les plus longues de l’année sont souvent assimilées à un avalement et outre la symbolique des mets servis lors de nos deux réveillons qui marquent les fêtes solsticiales, le fait de manger la nuit sert aussi à conjurer l’avalement possible de cette bouche d’ombre. Or, si la bouche d’ombre et de nuit avale habituellement, elle régurgite aussi, et en ces nuits de tous les dangers, les morts reparaissent. Possible qu’ici nous soyons dans une nuit de solstice : Noël, pourquoi pas ? Jean Diego évoquant la St-Jean pourrait nous y faire penser, le personnage de l’ogre aussi, les enfants assimilés au Poucet et à ses frères, de même. Mais le narrateur nous précise sur les premières images, que nous sommes en février, autrement dit et dans toutes ces incohérences temporelles – puisqu’en plus « les feuilles mortes se ramassent à la pelle » - aux environs de Imbolc, le 1er février celte. En fait, nous sommes dans cet entre-temps de l’hiver, où les chasses sauvages surviennent et où les morts reviennent, à la charnière de Carnaval et ses charivaris. La Mesnie Hellequin, dont vous venez d’entendre le récit, La chasse Gallery, emblématiques de ces chevauchées hivernales qui ramènent les morts, les êtres en purgatoires, les âmes noires, ouvrent les portes en grand fracas, passent par les cheminées (comme le père Noël) et font un bruit infernal. Ce bruit d’enfer, c’est celui des gamins dans l’escalier, que Sénéchal réprimande d’un « c’est fini cette cavalcade ! ». Et il a raison le vieux, mais la cavalcade est surtout une chevauchée. Non seulement elle ramènera Malou disparue depuis longtemps et indubitablement femme de l’Autre Monde dans son étrange blondeur, drapée dans sa fourrure d’animal (1) et qui « sidère » son père lequel prétend qu’il n’en « revient pas »… mais elle ramènera aussi, plus tangible et plus incarné (jusqu’au bout des ongles, oserais-je dire), Raymond que Diego et Guy tenaient pour mort, l’un l’ayant vu emmené pour être exécuté, l’autre pensant être à l’origine de sa mort. Malou quant à elle voulait « revenir », et c’est absolument ce qui se passe : elle est une réapparition qui s’effacera avec le lever du jour, un être quasi immatériel. La capture de son image dans les fenêtres, dans les miroirs, derrière le rideau, ou en écho dans le visage des statues, en témoigne.

C’est Guy, le premier, qui s’exclame dans le restaurant, qu’il voit là des « revenants ». Or, cette étrange scène du restaurant, chez Germaine, « au marché noir » où toute l’action se noue avec Malou derrière le rideau, la diseuse de bonne aventure et le Destin en concurrence de prédictions, et en fond sonore l’harmonica du Destin jouant « Les Feuilles mortes », est une scène tout droit sortie des tragédies raciniennes, c’est Athalie racontant à son conseiller « C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit, ma mère Jezabel devant moi s’est montrée…. » et Guy qui l’a dit sans penser à mal, se trouble de voir des revenants, se trouble de ce que lui dit le Destin : ceci est caractéristique des héros tragiques qui sentent vaguement mais de manière imprécise que la mort arrive, la leur.

Revenons pourtant à cette cavalcade, cette chevauchée ; elle est conduite par Cri-Cri Lécuyer, fils du soit disant mort, « abattu au fort de Romainville fin juin » (autant dire à l’autre solstice, c’est-à-dire à l’autre St-Jean), comme l’annonce pathétiquement Diego à sa femme. Le nom – Lécuyer – est, vous l’aurez remarqué, prédestiné pour conduire une chevauchée. Or, les chevaux de l’Autre monde qui reviennent dans les chasses sauvages de l’hiver et qui transportent les âmes des morts seront matérialisés à la fin du film, alors que Guy arrive sur les voies de chemin de fer. Au passage à niveau, traverse à ce moment un chariot tiré par deux chevaux blancs parcourant l’image de droite à gauche : la chevauchée est terminée et l’âme de Guy va d’ailleurs emprunter ce dernier convoi symbolique, placé en arrière-plan. C’est bien Lécuyer, le père cette fois, qui fermera la chasse sauvage, puisque c’est lui qui se trouve dans le train qui a fauché le fils Sénéchal.

Ainsi meurt un personnage que le spectateur est bien content de voir disparaître de la scène, celui dont la mort est la plus nécessaire parce qu’il a joué les caïds, parce qu’il était fanfaron, jusqu’à ce qu’il entende vraiment les mots que l’on dit de lui : « dégueulasse ».

III. La tragédie

Mais c’était son destin, et dans ce film, personne n’échappe à son destin, vous avez pu le remarquer, et c’est un vrai leitmotiv chez Prévert et Carné que de considérer ainsi l’expression d’un fatum (d’une fatalité) : il n’y a que le passé et l’évocation du bateau à deux reprises qui peut faire sourdre le sentiment de bonheur, mais ce bonheur est aux antipodes aux deux sens du terme, d’un présent tragique. La condition humaine c’est la condition ouvrière, c’est le métro qui transporte et déverse son lot de classe populaire et ouvrière, guidé dans un chemin balisé par des grilles et des lignes verticales : un inévitable écrasement, un avalement aussi. De la même manière, l’amour est impossible au présent et si nous avons le sentiment qu’il est possible pour Etiennette, on se souvient quand même à la fin du film qu’elle rejoue probablement ce que son père racontait au début après avoir évoqué les yeux feux follets (2) de sa fille, en déclamant « pis un jour, j’ai regardé ma femme… ». Pas d’issue, donc, et un possible répit seulement, dans la nostalgie.

Pas d’issue, c’est un des motifs nécessaires à ce que la tragédie se déroule : tout est joué d’avance. Ce motif est inscrit dans la plupart des tragédies dans la problématique de l’aveuglement. La nuit facilite ce motif de l’aveuglement et les auteurs jouent avec, en faisant vendre des lampes de poche au père Quinquina, aux portes du métro, et le camelot vante même les mérites de son produit en prétendant qu’il est « pour lutter contre le black out total » ! Le ou les héros tragiques sont passionnés certes, mais leur passion les aveugle, ils tiennent tête à l’évidence en niant absolument ce que tout le monde voit par ailleurs : ils sont dans le « black out total »... Croyant voir, ils sont en fait aveuglés, et tels Œdipe qui se crèvera les yeux, ils ne voient pas qu’ils sont en train d’accomplir ce qu’ils nient être en train d’accomplir, ils ne voient pas qu’ils sont en train de courir à la mort, croyant se sauver et niant le concert de tous les autres qui leur disent qu’ils courent à la mort.

Alors évidemment, Guy est le héros tragique de cette histoire, mais Georges aussi et peut-être surtout, est un véritable héros de tragédie. Ogre dévorant et lui-même dévoré par la passion qu’il voue à Malou – il est dévoré et sûrement mordu par cette femme, Malou, au nom un peu trouble -. Il est ogre en effet dans son discours capturant la jeune femme. Son discours est le discours d’un avaleur, d’un cannibale ; il a mangé Malou et on verra à la fin du film, dans le couloir de l’hôpital, toute l’abominable logique de ce discours, la même que la logique de Sénéchal. Dans son aveuglement, Georges prétend au début du film qu’ils se sont toujours aimés, il nie la parole même de Malou quand elle lui dit qu’elle ne l’aime plus. Attenter de la sorte à la parole de sa femme, anéantit Malou qui ne peut que fuir pour sauver sa peau, elle ne fuira d’ailleurs pas assez puisqu’il lui trouera la peau. C’est son propre aveuglement et son obstination qui vont lui faire perdre sa femme, par deux fois. Dans la nuit, il prétend qu’il pourrait « faire n’importe quoi » si elle le quittait : bien évidemment, il va faire n’importe quoi : ironie tragique, propre au héros tragique qui en se défendant, prédit ce qu’il va faire, pensant toujours qu’il le dit dans un autre sens que celui où cela va se réaliser. L’aveuglement de tous, ceux qui vont mourir et en partie ceux qui restent, n’a pas seulement Œdipe aux portes de Thèbes pour image tutélaire ici, mais un saint incongru et inattendu, aux portes du café de la gare. On voit en effet accroché (peut-être pour faire écho à la famille Quinquina…), une réclame pour Saint Raphaël. Bien évidemment, il s’agit du célèbre apéritif, mais aussi du célèbre archange qui va présider au passage du dénouement. Il s’agit d’un clin d’œil, à tous les sens du terme, puisque Raphaël, l’archange qui apparaît dans « Le Livre de Tobie » porte un nom qui signifie « Dieu guérit », et il guérit le père de Tobie de sa… cécité. A ce moment du film le destin a littéralement le cul par terre, et le dénouement peut advenir.

Par ailleurs, pas de héros tragique sans inscription dans une lignée. Guy et Georges aux initiales identiques, peuvent être considérés comme la diffraction en deux personnages de la même entité tragique, et tous deux sont pareillement inscrits dans une lignée. Guy par la présence de son père : en digne fils d’un collabo, il fut aussi un héros de cette sorte, en digne fils de pleutre, il est lâche lui-même. Mais, alors que l’on n’a nullement besoin pour suivre ce récit de savoir quoi que ce soit de la parentèle de Georges, celui-ci affirme tout de même à Malou dans la voiture « dans la famille, la fortune, ça s’attrape, comme une maladie contagieuse, c’est héréditaire ». Rien d’important sur son ascendance, sauf l’évocation trouble d’une tare, d’une transmission contre laquelle on ne peut pas lutter, avec les mots « famille », « ça s’attrape », « c’est héréditaire », cette maladie familiale n’est autre que la fortune, synonyme de « sort » et de « destin ». Or, c’est sa mauvaise fortune qu’il va rencontrer cette nuit-là.

Le Destin, le personnage du Destin, c’est un loqueteux qui semble avoir traversé le temps, sans attaches, sans havre. Il est de nulle part et se trouve embarqué avec Diego dès les premières images, par hasard ou plutôt parce que c’est ainsi. C’est bien lui qui au début du film, inscrit cette histoire dans le registre tragique en disant « il est né, il a mangé son pain, et il est mort, c’était nécessaire. Tout s’enchaîne, l’homme s’habitue » avant de poursuivre à l’égard de Diego « Comme les autres, tu ne sais pas comment elle finira ton histoire ». En ouvrant le rideau de la fenêtre qui est bien sûr un rideau de théâtre sur « une belle fille » comme vient de le prédire Diego, il délivre au spectateur l’information selon laquelle il tient tout entre ses mains. C’est lui qu’il faut écouter, exactement comme on écoute dans une tragédie antique, les personnages secondaires. Les coups de poker s’enchaînent dans ce restaurant où dînent Diego, Raymond, sa femme et Cri-Cri et on assiste à une narration où tout peut arriver, mais où en fait tout est déjà écrit, tout est décidé ; le Destin n’est que le témoin, comme le spectateur, de ce fil qui doit se dérouler. D’ailleurs il sait tellement tout que c’est lui qui rassure Quinquina à la recherche d’Etiennette. Quinquina parle à ce clochard comme il lui causerait de la pluie et du beau temps et lui dit « chacun son lot, son destin ! » et le Destin répond « rassure-toi, il ne lui arrivera rien de grave, elle est heureuse. » alors que la caméra passe sous le pont et montre Etiennette dans les bras du jeune homme à la casquette, préparant ainsi le spectateur à l’erreur quand les pompiers interviendront au bord du canal pour en retirer un cadavre de femme. C’est alors que les trois femmes seront confondues l’espace d’un moment. Pour le spectateur Etiennette est en danger, pour Georges c’est Malou, ce sera en fait la Gitane.

Et la confusion ne manque pas d’intérêt. Confondre ces trois femmes dans un même possible alors que le Destin tient le « fil » de la narration, et au moment où, au bord du canal, Guy et Georges, unis par la même femme, Malou, sont les deux revers du même personnage tragique, c’est évoquer de biais les Parques. En effet, l’inscription du héros tragique dans une lignée tragique n’est rien sans ces trois femmes de la mythologie qui tiennent le fil du destin : les Parques, aussi appelées les Moires, président aux destinées, l’une filant le fil de la vie, l’autre le tissant, la dernière le coupant. Ce sont elles qui détiennent à la fois le fil de notre vie, qui, en le tissant, en dessinent le motif et le nouent momentanément ou pour toujours, à d’autre fils. Pas de Parques au sens traditionnel dans ce film, mais les motifs clairement disposés indiquant que le destin, c’est une affaire de femmes. Les trois femmes du film les représentent absolument. D’abord la jeune fille du bonimenteur, Etiennette, celle qui traversera la nuit après avoir offert un croissant à son amoureux. Elle tient avec ce croissant, toutes les promesses de fertilité entre ses mains, et elle est la seule (car la blondeur de Malou n’y suffira pas), à apporter de la lumière dans la nuit. L’autre, c’est la gitane qui mourra noyée. Pourtant, le destin c’est son affaire, elle le connaît, mais le fil de l’eau devait l’emporter, enfin Malou, la troisième, la déjà morte et image de la mort, qui revient pour une nuit. Elles ne tiennent pas le fil du destin de Guy et de Georges, mais elles le symbolisent et laissent au personnage du Destin le privilège de dire, de prédire. Le Destin tient entre ses mains le fil de l’histoire de leurs vies de héros tragiques mais pitoyables, et c’est cette métaphore du fil que suivra Guy pour en finir puisqu’il longera jusqu’à être fauché, la ligne. Celle du chemin de fer, des rails, image habituelle de la destinée : chacun sa voie, chacun ses rails… Me reste à vous dire alors avant de conclure et pour boucler ma boucle, que c’est entre Noël et la Chandeleur, soit pendant les 40 jours les plus sombres, 40 « jours de nuit » que je viens de mentionner, que les Parques, ou dans notre mythologie les fées, visitent les maisons, passent, inspectent, s’invitent à la table familiale et jettent leurs bons et leurs mauvais sorts. (3)

« Dès les premières séquences sont ainsi esquissées les grandes thématiques prévertiennes : l'amour fou condamné ; le bonheur lié au passé et à l'évocation des souvenirs ; le malheur apporté par les retours à un présent historique et social ; les désirs d'évasion ; sans oublier surtout la peinture intimiste (dès les premiers plans) de tout un monde parisien et populaire. Autant de composantes que l'on associe désormais au ‘réalisme poétique’ de Carné et Prévert. Où il s'agit moins de recréer le réel que de donner, selon les propres mots du réalisateur, ‘une interprétation de la vie plus vraie que la vie elle-même’ » (4). Or la vie plus vraie que la vie elle-même, c’est la tragédie de la condition humaine, c’est ce passé ogresque qu’en 1946 il va falloir digérer et ne l’est peut-être toujours pas vraiment aujourd’hui..

Décembre 2007

Lorine Grimaud-Bost


(1) Pascal Duplessis, « La souveraine de l’Autre monde en quête de son régisseur », http://esmeree.fr/lestroiscouronnes/myth/textes/page/1.
(2) Les feux follets apparaissent dans les nuits d’hiver avec les âmes des morts. Philippe Walter prétend que ce sont eux qui décorent aujourd’hui nos sapins de Noël..
(3) Philippe Walter, Mythologie chrétienne, p. 62. La plus ancienne mention attestée que l’on en ait, se trouve dans un Pénitentiel du IXème siècle.
(4) http://www.cof.ens.fr/cineclub/archives/1999-2000/les_portes_de_la_nuit.pdf.

 

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