toujours plus haut !
mardi 5 avril, 20h : Film
Whiplash (USA, 106 min.) de
Damien Chazelle, avec présentation et débat en présence de Louis Mathieu et de
Denis Le Gall, délégué régional Loire
Océan des Compagnons du Devoir et du Tour de France.
Cinéma Les 400
coups, 12, rue Claveau, Angers
Tarifs habituels aux
400 Coups : 8 €, réduit 6,50 €, carnets 5,30 € ou 4,70 €, moins de 26 ans
5,90 €, moins de 14 ans 4 € - tarif groupe, les matins également, sur
réservation (02 41 88 70 95) : 3,80 €
jeudi 7 avril, 20h : Conférence
Maître et disciple : origines et variations d'une relation mythique,
par Geoffrey Ratouis, historien
La Joyeuse et Enkidu, La Dame du Lac et Lancelot, le chat
botté et le fils du meunier, Obi-wan Kenobi et Luke Skywalker, des mythes
antiques aux plus contemporains, nombreux sont les récits initiatiques contant
les aventures d'un disciple et de son maître Entre admiration et soumission,
ambition et détestation, les liens qui les réunissent servent bien souvent de
trame aux plus grandes tragédies. Le disciple doit-il toujours dépasser le
maître ?
Cette conférence est une invitation à découvrir ou
redécouvrir cette relation, filiale et parfois conflictuelle,
comme un hymne universel aux générations qui
passent inexorablement.
Institut Municipal,
place Saint-Eloi, Angers
Gratuit
jeudi 21
avril, 18h30 : Rencontre illustrée d'extraits de films documentaires
Le coach et l'athlète - approche psychologique , avec Nicolas Hauw, maître de conférences en STAPS, spécialisé en psychologie du sport et de l'activité physique, IFEPSA-UCO
L’adéquation maître-disciple occupe une place importante dans l’entraînement sportif de compétition et demeure l’un des déterminants majeurs de l’atteinte de l’excellence de l’athlète. Si l’héritage d’un coaching très paternaliste et directif du XXème siècle se ressent encore aujourd’hui, la relation coach-athlète s’appuie désormais sur une collaboration plus ouverte. En prenant appui sur des illustrations du terrain sportif, nous analyserons les processus psycho-sociaux vecteurs d’une optimisation du coaching de l’athlète en quête de performance.
Le 122, 122 rue de
la Chalouère, Angers
Gratuit
Commentaires
Textes de Philippe Parrain
Cinélégende parlait récemment de l'argent et de l'aspiration à en avoir toujours plus. C'est de la volonté d'être toujours plus qu'il va s'agir cette fois-ci. Du simple bizutage à l'initiation aux plus hautes valeurs spirituelles, en passant par la compétition sportive ou la promotion sociale, l'homme est souvent appelé à se surpasser en se soumettant à l'autorité d'un supérieur et en s'astreignant à une discipline qui peut s'avérer extrêmement exigeante. Entre admiration et soumission, ambition et détestation, les liens d'autorité qui unissent le disciple au sage, l'apprenti au maître, l'athlète à son coach ou l'élève à son précepteur se révèlent souvent conflictuels : un combat qui les oppose, et avant tout une lutte contre soi-même.
Whiplash
La linguistique parle d’"énantiosémie" pour désigner les mots qui proposent des significations opposées. Les plus connus sont "hôte" (celui qui reçoit ou celui qui est reçu), "louer" ou "apprendre"… Le mot anglais whiplash en est un autre exemple : on peut le traduire par "coup de fouet" ou par "coup du lapin". Au-delà du fait qu’il s’agit du titre d’un thème connu de jazz, le mot évoque aussi bien le coup de fouet nécessaire pour passer l’épreuve que la mise en danger, qui peut s’avérer fatale, que cette épreuve implique.
Tout le film est réglé sur la musique, une musique sous tension, comme le fut le tournag : dix-neuf jours, avec un horaire de quatorze heures par jour ! Tel son héros, le réalisateur refusa même de faire une pause après un grave accident de voiture ! Et il s’est mis au diapason du personnage de Fletcher en mettant la pression sur son acteur : il laissait Teller jouer jusqu'à épuisement en s’abstenant de demander « Coupez ! » en fin de prises.
En opposition avec les scènes de la vie courante, le montage des séquences musicales est syncopé, ; il multiplie les plans, les points de vue en observant le bon tempo. L’action est décomposée en fragments à la façon dont un jazzman s’empare d’un thème pour le décliner en un nombre infini de variations.
L’action est menée comme un challenge, une compétition sportive, un affrontement sans merci, Damien Chazelle dit s’être inspiré des films de guerre ou de gangsters pour l'écriture du scénario : « Avec Whiplash, je voulais réaliser un film dans lequel les instruments de musique remplacent les armes à feu et où l’action ne se déroule pas sur un champ de bataille, mais dans une salle de répétition ou sur une scène de concert. »
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thèmes mytho-légendaires du film
Le film s’ouvre sur une image noire et des coups de baguettes qui s’accélèrent, et s’accélèrent encore, comme un cœur qui bat la chamade, qui s’emballe à l’excès, trahissant une passion et une ambition sans bornes.
Une apparition
Tout à coup, il vint du ciel un bruit comme celui d’un vent impétueux, et il remplit toute la maison où ils étaient assis.
Actes des apôtres, II,2
Andrew s’entraîne à la batterie, seul au fond du décor. Comme aspirée par son solo, une silhouette se dégage de l’obscurité. C’est le Maître qui s’adresse à lui, avant de disparaître soudain, de s’effacer à nouveau, sans prévenir. S’agit-il d’une vision céleste, d’une projection mentale ? On revient alors à la réalité, au regard profane : la porte s’ouvre à nouveau, le maître revient chercher sa veste. Il manifeste son humanité. Andrew reste perplexe.
Il fera deux nouvelles apparitions par la suite. D’abord, de façon inopinée, devant des élèves qui s’entraînent. Un bruit soudain de porte, comme un coup de tonnerre. Des pieds qui s’avancent… Les musiciens, stupéfaits, se figent. Fletcher, le grand homme, se tient là, face à eux, prêt à porter des jugements. La scène se répétera, lorsque le Maître surgira une nouvelle fois, à l’heure précise annoncée, devant sa propre classe. Cette fois-ci les musiciens se mettent en attente, respectueusement, jusqu’à ce qu’il exprime sa volonté.
L’Élu
Dieu l’appela du milieu du buisson et dit : « Moïse ! Moïse ! » Et il répondit : « Me voici ! »
Exode, III,4
Quand le disciple est prêt, le maître apparaît.
Lors de sa première apparition, le Maître s’adresse à Andrew en s’enquérant de son nom, comme pour s’assurer de son identité. Puis il lui demande : « Tu sais qui je suis? » Question pleine d’évidence pour le jeune élève. Aussi irrécusable que celle de Yahweh à Moïse : « Je suis celui qui suis ». Fletcher est en quête de batteur. Un peu comme les anges des Ailes du désir, il hante les couloirs en quête de l’élu potentiel, observe les mortels, sonde les âmes…
Cette rencontre constitue pour Andrew un signe du destin. C’est un appel qui va répondre à ses aspirations les plus folles et déterminer toute sa vie. Dès lors, il guette celui pourra faire de lui "le grand" qu’il veut être : il distingue son ombre qui se profile derrière un verre dépoli, et, dès qu’il l’aperçoit au travers d’une vitre grillagée, il détourne subitement le regard, se recule, comme ébloui, à l’instar de Sémélé découvrant Zeus dans toute sa splendeur. Ce qui n’empêchera pas l’acte manqué lorsqu’il oubliera de se réveiller pour le rendez-vous que le Maître lui avait accordé à 6h du matin.
Reste à savoir si son élection n’a pas été due au hasard d’une rencontre, si elle tient vraiment à son talent. Est-il stagiaire, ou "batteur attitré" ? Il sera continuellement confronté à d’autres batteurs. Il est évident que Fletcher dispose, de la façon la plus arbitraire, du sort de ses sujets. Il le reconnaît lui-même lorsqu’il exclut sans état d’âme le saxophoniste en prétendant qu’il jouait faux alors que ce n’était pas vrai le pauvre Bouboule sert de bouc émissaire afin de stimuler les autres.
Il semble donc que l’Élu soit choisi au hasard, sur un coup de dés. Et pourtant Fletcher affirme à Andrew : « Tu n’es pas là par hasard ». Les apparitions religieuses de même semblent prendre de court leurs témoins qui, de personnes ordinaires, sans mérite particulier, qu’ils sont, se voient soudain investis d’une mission : une jeune pucelle que saint Michel envoie sauver la France, de petits bergers, des écolières, voire un laboureur de 32 ans (Sainte-Anne-d’Auray), une mère de famille de 48 ans (Dozulé) ou des foules entières (Tilly-sur-Seulles).
Andrew lui aussi est tout d’abord désigné comme "puceau" et est sans arrêt ramené à sa condition misérable : "bouse asociale", "comme une pisseuse de 9 ans"… On peut penser au héros du roman Mr Vertigo de Paul Auster, qui est lui aussi un élu : « Maître Yehudi m’avait choisi parce que j’étais très petit, très sale, tout à fait abject. Tu ne vaux pas mieux qu’un animal, m’avait-il dit, tu n’es qu’un bout de néant humain". »
Nous sommes bien là au point zéro de l’initiation qui, dans toutes les traditions, implique la négation de la personne, de tout ce qui peut le valoriser et qui constitue son quotidien. « L’initiation s’ouvre par une rupture », nous dit Mircea Eliade. S’il n’est pas carrément capturé et arraché de force au milieu maternel, le novice est mis au pied du mur : a-t-il vraiment la vocation ? Andrew proclame : « Je veux être un grand ! » En ce cas, il n’y a pas de partage. Déjà il n’avait plus de mère. Il s’arrache maintenant à sa famille, à son père maternant. Enfin il doit cesser de fréquenter Nicole qui l’empêcherait de se réaliser, et s’astreindre à l’abstinence, se vouer au célibat.
Le Passeur
Pour la pensée archaïque, l’homme est fait : il ne se fait pas lui-même.
Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes
Quand le maître est prêt, le disciple apparaît.
Il est en fait un "initiateur" au sens propre du terme, celui qui enseigne tout en imposant l’épreuve et en exigeant une soumission totale. C’est un maître sévère, craint et respecté, qui se montre à la fois infaillible et tortionnaire. Et en même temps une sorte de prêtre, d’officiant à la tête de son orchestre. Faudrait-il aussi le considérer comme un père de substitution ?
Tout aussi essentiel pour le maître d’initiation qu’est Fletcher est le rôle de la main : symbole d’efficience et d’emprise, main bénissante ou main punitive, elle manifeste sa puissance et sa dominination. C’est aussi celle du potier qui modèle l’être nouveau, celle du Dieu tout-puissant insufflant la vie à Adam.
Le temple
"Passer le seuil" signifie s’agréger à un monde nouveau.
Arnold Van Gennep, Les Rites de passage
« Salle b-16, demain à 6h. Pas de retard ». La convocation sonne comme un sésame, un mot de passe donnant accès au Saint des saints. Et la salle s’avère bien imposante quand Andrew y pénètre : vide, silencieuse, solennelle, avec tout le cérémonial des chaises et des pupitres alignés, sur lesquels plane l’aura du Maître attendu, et avec cette batterie qui trône pour y accueillir le postulant.
Pour être admis dans ce lieu sacré, il est impératif pour Andrew de quitter le monde extérieur, profane : la rue et ses lumières, la banalité de la vie quotidienne, les soirées au cinéma avec son père et les popcorns, et même l’ébauche d’une amourette. Le passage du profane au sacré implique nécessairement une certaine gravité. Ce qu’ignore encore Andrew qui, après avoir oublié de se réveiller, court comme un fou dans les couloirs. Car, malgré sa volonté, il n’a pas encore atteint un niveau de conscience suffisant. On sait que cans certaines initiations rituelles, les novices sont d’abord maintenus de force éveillés. On le retrouve, lui, trivialement à table, avec Nicole, échangeant des propos d’une grande banalité.
Mais c’est en costume-cravate qu’il se présentera plus tard, dignement, pour participer à la compétition de jazz. Même s’il reste en conflit avec lui-même, il a fait le choix de sa vocation et renoncé à la vie séculière.
Le rite implique un certain formalisme, ne serait-ce que le respect de l’exactitude. Certes Andrew se montre rétif à toute forme de rituel. Encore que les partitions de musique, précisément réglées et annotées, s’imposent à lui et qu’il doive se plier aux cadences prescrites. Il est par ailleurs soutenu par une figure transcendante, une divinité qu’il vénère : Buddy Rich, le batteur modèle.
L’épreuve
C’est par la suite des "coups" qu'il reçoit, de la "souffrance" et des "tortures" morales, ou même physiques, qu'il subit, qu'un jeune homme [ou une jeune femme] s'"éprouve" lui-même, connaît ses possibilités, prend conscience de ses forces et finit pas devenir soi-même, spirituellement adulte et créateur.
Mircea Eliade, Le Sacré et le profane
Entre emprise et passion, l’apprentissage d’Andrew se fait dans la douleur. C’est une épreuve physique, qui exige de la sueur et du sang. Il faut savoir subir l’insulte et l’injustice. On doit même être prêt à renier ses parents : « On a perdu sa maman parce que papa était un écrivain raté. » La rupture avec l’ancien monde est nécessairement traumatique. Quitte à recevoir, comme Charlie Parker, une cymbale dans la tête afin de pouvoir arriver au sommet… Ce n’est pas par hasard que le personnage de Fletcher a souvent été comparé avec celui du sergent-instructeur qui, dans le Full metal Jacket de Kubrick, convertissait ses hommes en guerriers.
Le fond d’image est souvent, pour les scènes musicales, sombre, voire noir. On peut le déchiffrer comme la concrétisation de cette traversée d’un tunnel symbolique que suppose l’initiation : le passage par l’obscurité, le retour à l’état fœtal, au cœur du ventre maternel (le regressus ad uterum) annonçant une nouvelle naissance.
Il n’est pas indifférent que ce soit de la batterie que joue Andrew, et cela de façon frénétique, obsédante : c’est aussi en frappant le tambour que l’apprenti, dans l’initiation chamanique, convoque les esprits et peut parvenir à la transe. Cet instrument, au demeurant très "physique", est assimilé à une monture, d’abord insoumise et sauvage, que le chamane apprivoise et chevauche pour se rendre dans l’Invisible.
Notre novice meurt donc à l’enfance afin de conquérir l’immortalité. La rupture est consommée au moment du repas de famille durant lequel Andrew renonce à la perspective de mourir « riche et sobre à 90 ans », et proclame qu’« être le plus grand musicien du 20ème siècle est indéniablement un succès ». Il veut qu’on continue de parler de lui, comme on le fait d’un Buddy Rich ou d’un Charlie Parker.
Il quitte donc sa famille, puis sa petite amie : « Il ne faut plus qu’on se voie ». Il se quitte en fait lui-même, le jeune homme qu’il était. Parce qu’il « veut être un grand ». Non pas un grand en taille, naturellement, ni en statut social, mais en qualité et en notoriété, pense-t-il. En fait en classe d’âge : c’est pour lui le passage à l’âge adulte. Il fait le choix de vivre seul à la recherche de l'Absolu.
Sur ce parcours semé d’embûches, Andrew se plie à la volonté du Maître, ce qui n’exclut pas d’affronter celui-ci. Car c’est surtout sur lui-même qu’il doit apprendre à compter. C’est tout à la fois dans la soumission et dans la confrontation qu’il progresse, d’autant plus qu’il est soumis à une rivalité permanente avec les autres batteurs. Il se trouve en perpétuelle compétition pour être le meilleur, et surtout pour gagner la considération du Maître.
Mais même Moïse, l’Élu, n’est pas parvenu en Terre Sainte, et celui que Fletcher avait présenté comme le disciple modèle s’est suicidé. C’est là qu’Andrew commet la faute, fatale, qui va l’empêcher de continuer à progresser : il oublie ses baguettes. Il fait tout pour sauver la mise, mais c’est trop tard, le mal est fait. C’est pour lui l’épreuve suprême. Il est terrassé par le camion rouge. Cet accident lui permet pourtant de passer au-delà, par-delà la souffrance. Le sang de ses mains ou de son visage n’est autre que le sang du sacrifice. Tout est consommé, il s’écroule. Il a beau se révolter, au point de vouloir tuer son maître qui l’a abandonné, il est contraint d’interrompre son parcours initiatique.
Il renonce donc et va jusqu’à renier, dénoncer son Maître, le réduire à sa dimension humaine, justiciable. Il fait le vide, met Buddy Rich, qu’il considérait comme son dieu, à la poubelle, range sa batterie. Pas question pour lui de se recycler dans un autre orchestre, c’est tout ou rien, la perfection ou l’insignifiance. C’est le retour à la vie profane : un petit boulot, son père, les popcorns, et pourquoi ne pas envisager le mariage ? Il tente de raccrocher avec Nicole, envisage une pizza. Mais c’est trop tard, la vie a continué sans lui, elle n’est plus disponible, elle s’est trouvé un copain qui n’aime pas forcément le jazz….
Il reste un exclu qui ne peut plus réintégrer ni le séjour des élus ni le monde maternel / féminin. Un long plan fixe sur lui, perplexe, suggère qu’il est en porte-à-faux, qu’il a aussi cessé d’appartenir à la vie ordinaire.
C’est un passage à vide, au noir, une mort symbolique qui pourrait constituer une nouvelle étape de son apprentissage : savoir se remettre en question. L’échec ne représenterait-il pas une phase nécessaire de l’initiation ?
La consécration
L’enfant est mort, l’homme est né.
Aphorisme initiatique jivaro
Quand le disciple est vraiment prêt, le maître disparaît.
Andrew rechigne à participer à une action juridique. Et pourtant les relations qu’il entretient avec Fletcher représentent un corps à corps, une lutte, apparemment inégale, qui finalement promeut l’élève contre l’autorité de son maître. On peut évoquer le combat de Jacob contre l’"Ange" qui s’avère en fait être Dieu lui-même :
Jacob resta seul. Quelqu'un lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore. Voyant qu'il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l'emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant qu'il luttait avec lui. Il dit : Lâche-moi, car l'aurore est levée, mais Jacob répondit : Je ne te lâcherai pas, que tu ne m'aies béni…
Et, en écho à la première question posée, au tout début du film, par Fletcher :
Il lui demanda : Quel est ton nom ? - Jacob, répondit-il. Il reprit : On ne t'appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et contre tous les hommes et tu l'as emporté. Jacob fit cette demande : Révèle-moi ton nom, je te prie, mais il répondit : Et pourquoi me demandes-tu mon nom ? et, là même, il le bénit. Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel, car, dit-il, j'ai vu Dieu face à face et j'ai eu la vie sauve.
(Genèse XXXII, 24-30)
Andrew, quant à lui, doit s’avouer vaincu. L’écran passe au noir. C’est alors que Fletcher réapparaît inopinément, d’abord sous la forme d’une annonce à la porte d’un cabaret où il doit se produire à titre d’"invité", puis au creux de l’intime obscurité d’un night-club. Mais il a changé. Il n’est plus qu’un simple pianiste accompagné d’autres musiciens, et notamment d’un contrebassiste qui le domine. Il est en tenue de ville, en "civil". Andrew croise son regard. Ils sont au même niveau, d’égal à égal. Et c’est le Maître qui l’appelle alors qu’il s’apprête à s’esquiver.
Le maître avait déjà révélé une fêlure, s’était humanisé lorsqu’il avait évoqué en pleurant la mort de son ancien élève. On pourrait penser à la pitié exprimée par le Christ en découvrant le corps de Lazare : « Jésus, la voyant pleurer, elle et les Juifs qui étaient venus avec elle, frémit en son esprit, et fut tout ému. » (Jean XI, 33). Il semble de fait qu’avec cette rencontre en-dehors du Temple, on passe à ce moment-là du film au Nouveau Testament : le Dieu terrible devient un compagnon avec lequel on peut discuter en prenant un pot, en commun(ion).
L’initiation va pouvoir reprendre. Le trajet vers la scène représente pour Andrew comme un retour au Temple. Il lui faut déjà se confesser, reconnaître devant Fletcher que c’est lui qui l’a trahi. Et celui-ci lui impose la pénitence, un ultime défi, avant de pouvoir accorder le pardon : jouer à l‘improviste un nouveau morceau, sans partition, sous le regard des autres musiciens et du public. Comme une mise au pilori. Le jeune homme a du mal à supporter l’épreuve, il ressent le besoin de se réfugier dans les bras maternels du père. Mais, réconforté, il retourne sur scène, plus décidé que jamais.
Et c’est lui qui remplace Fletcher et prend la direction de l’orchestre. Le montage rapide sur tous les instruments marque la cohésion du groupe autour de lui. L’ambition d’être le meilleur (compétition) fait alors place à l’aspiration de s’intégrer au groupe (intégration).
Il lui reste à réaliser son "chef-d’œuvre". Ce sera son solo, la traversée du tunnel lorsque l’écran se fait noir, qui le mènera jusqu’à l’Extase lorsque son interprétation fait place au silence. L’accord final de l’orchestre lui confère sa dignité d’initié : le disciple est au niveau du Maître. Celui-ci le consacre.
Rites de passage
Le plaisir d’être périodiquement et rituellement ensemble pour affirmer son appartenance.
Claude Rivière, Les Rites profanes
La vie sociale au quotidien se nourrit de rites : se rencontrer avec un bonjour et un serrement de mains, se quitter avec un revoir en levant la main, valider son ticket en entrant dans un bus, donner un pourboire, organiser un pot d’adieu… : autant de conventions, de mots ou de gestes convenus d’agrégation et de séparation, de franchissements de seuils, qui s’avèrent nécessaires pour fluidifier les relations entre les individus et conforter l’existence de chacun.
Photogramme de Mon oncle de Jacques Tati (1958) |
Tous ces petits rites (« pratique réglée, invariable ; manière de faire habituelle » nous dit le Robert) répondent à des situations particulières ; ils permettent de résoudre les situations, de passer à une autre étape ; ils ponctuent notre vie comme autant de pas qui nous font progresser. Il en est d’autres plus conséquents, que l’on adopte pour se conformer à des normes collectives et ne pas se voir exclu de la société : la façon de s’habiller en fonction des circonstances, l’ordonnance des repas et les "bonnes manières" à table, les bras levés et les briquets agités pendant les concerts, les regroupements et les symboles brandis pour le public des matches de foot ou des manifestations politiques…
Les rites religieux (mais aussi juridiques, sportifs, culturels…) introduisent une dimension transcendante. Ils sont eux aussi une façon de se rassembler pour se conformer à la vie commune et ainsi s’assimiler. Quant aux "rites de passage" proprement dits, ils permettent de solenniser la progression de l’individu vers un état supérieur en l’intégrant dans une nouvelle communauté. Ils peuvent rester profanes, mais ils ont le plus souvent une dimension religieuse, avérée ou implicite, en rapport avec la tradition.
Initiation
Tous les rites de re-naissance ou de résurrection, et les symboles qu’ils impliquent, indiquent que le novice a accédé à un autre mode d’existence, inaccessible à ceux qui n’ont pas affronté les épreuves initiatiques, qui n’ont pas connu la mort […] On ne peut pas modifier un état sans l’abolir au préalable ; en l’occurrence sans que l’enfant meure à l’enfance.
Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes
Les rites de passage permettent donc de passer d’un état à un autre, ce qui représente pour le novice une initiation. Ils peuvent être considérés comme des petites morts qu’il faut apprivoiser, et comportent traditionnellement trois étapes :
- rupture avec sa condition initiale, et retour à un état de nature indifférencié,
- passage par un état marginal de mise à l’épreuve et d’obéissance aux anciens,
- intégration dans un nouveau groupe dont l’initié assume l’identité.
Ils peuvent être collectifs et obligatoires pour tous les membres de la société (accession au statut d’adulte par la circoncision ou la communion…), sélectifs (accession à une société secrète, ordination…), ou bien personnels, liés à une vocation mystique ou à une vocation, pour ceux qui « sont destinés – qu’ils le veuillent ou non – à participer à une expérience religieuse plus intense que celle accessible au reste de la communauté. » C’est par exemple le cas des chamans, des chevaliers de la Table Ronde dans leur quête du Graal, ou encore d’Andrew dans Whiplash.
L’initiation détermine une transformation radicale sur les plans personnel et culturel, en même temps qu’elle garantit la cohésion d’un groupe autour d’un récit originel ou d’un mythe. La finalité peut en être individuelle (progresser, se perfectionner) ou bien altruiste (mettre les pouvoirs acquis au service de la communauté).
Photogramme de Goat d'Andrew Neel (2016) |
Les rites d’initiation qu’ont décrits explorateurs ou ethnologues témoignent de la permanence à travers le monde de certains scénarios qui impliquent la cruauté de certaines pratiques : violence du rejet de leurs mères par les novices, au point parfois de la fouler aux pieds, relégation pour de longues périodes, parfois des mois, au fond de la brousse, privation de nourriture, enfermement dans des lieux clos, mutilations, inhumation vivants, exposition à des scènes terrifiantes, subincision du pénis, torture qui peut parfois même aller jusqu’à provoquer la mort…
Livres
. Arnold VAN GENNEP, Les Rites de passage, Picard, 1909
.
Mircea ELIADE, Initiation, rites, sociétés secrètes, Gallimard, 1994
.
Claude RIVIÈRE, Les Rites profanes, PUF, 1995
FILMS
. Stanley KUBRICK, Full metal Jacket, 1987
.
Darren ARONOFSKY, Black Swan, 2011
.
Alain CORNEAU, Tous les matins du monde, 1991
.
Clint EASTWOOD, Million dollar Baby, 2004
.
Gérard CORBIAU, Le Maître de musique, 1988