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le mythe américain : le rêve américain

du lundi 6 au dimanche 19 février 2012

lundi 6 février, 18h : Film
L'Ombre d'un doute
d'Alfred Hitchcock avec présentation et débat par Françoise Barbé-Petit, maître de conférences à l'université de Paris VI, auteur de travaux consacrés à la littérature et au cinéma d'un point de vue philosophique.

Maison des Sciences Humaines, 5bis bd Lavoisier (Belle Beille), Angers    (voir le plan)
Gratuit

mardi 7 février, 20h15 : Film
Watchmen - Les Gardiens (USA, 163 min.) de Zack Snyder, avec présentation et débat en présence de Lauric Guillaud.

Cinéma 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 7,50 €, réduit 5,90 €, carnets 5,10 € ou 4,50 €

jeudi 9 février, 18h30 : Conférence
Le rêve américain – Héros et super héros, par Lauric Guillaud, professeur au département d'anglais de l'Université d'Angers, auteur de livres sur la littérature et l'imaginaire américains, directeur du CERLI (Centre d'Etudes et de Recherches sur les Littératures de l'Imaginaire)

Les héros sont des êtres d’exception, désignés par le Destin. Ils se caractérisent par leurs exploits qui leur assurent gloire et pouvoir. Les récits mythiques les mettent en scène, et, même s’il leur arrive d’être « fatigués », c’est sur eux que repose la dramaturgie de bien des films. L’Amérique tout particulièrement célèbre le self-made man et lui consacre des success-stories qui voudraient nous faire croire que chacun de nous peut se voir désigné et obtenir son « quart d’heure de célébrité ». Tandis que les super-héros, engendrés par les temps de crise, se sont aujourd’hui imposés dans l’inconscient collectif.
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers

Gratuit

vendredi 10 février, 10h : conférence en anglais
The Modern Hero : from Heracles to Superman / Le Héros moderne : de Héraclès à Superman, par Wendy Cutler
, docteur en langues, civilisations et littératures étrangères.
L’une des définitions les plus récentes du mot héros en fait le personnage principal d’une œuvre, qu’elle soit littéraire, théâtrale, cinématographique ou autre. Néanmoins, ce qui caractérise un véritable héros sont ses « qualités exceptionnelles », à tel point qu’aujourd’hui nous assistons à la suprématie des super-héros sur nos écrans de cinéma. En effet, le super-héros est à la mode dans le cinéma américain : l’émergence des films adaptant des comics édités par Marvel ou DC Comics en est la preuve. Ces justiciers incarnent-ils un nouveau modèle, au même titre que les héros antiques ? En revenant sur les différentes caractéristiques du héros classique, nous tenterons de cibler qui sont les nouveaux héros modernes qui envahissent nos écrans.
Bibliothèque Anglophone, 60 rue Boisnet, Angers

Gratuit

vendredi 10, et du lundi 13 au vendredi 17 février : 12h30 - 18h30 -
samedis 11 et 12 février - dimanches 12 et 19 février : 14h30-18h30
Exposition photos Something like USA - Voyage aux Etats Unis de la France
d'Antonin Faurel et Jean Herpin
Voir http://somethinglikeusa.online.fr
La Tour Saint-Aubion, rue des Lices, Angers

Gratuit

Avec la participation du CRILA (Centre de Recherche Interdisciplinaire en Langue Anglaise) de l'Université d'Angers.

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Commentaires

Textes de Philippe Parrain

Le rêve américain postule que tout individu peut, par son travail, son courage et sa détermination, réussir dans la vie. Plus modestement, Andy Warhol promettait à chacun son quart d'heure de célébrité. Un rêve qui a nourri bien des ambitions, engendré bien des espoirs et suscité bien des désillusions. Là réside sans doute le secret des grands films américains dont les héros, incarnés par des stars, prennent des dimensions mythiques. Et, tant qu’à faire, on aimerait bien devenir soi-même un héros, un modèle admiré, vénéré et craint : le meilleur, le plus juste, le plus fort, le plus audacieux, le plus riche, voire le plus intelligent...

Le super-héros (Daniel/Le Hibou) dans Watchmen
et le héros familial (oncle Charlie) dans L'Ombre d'un doute

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Thèmes mytho-légendaires des films

Entre exploits improbables de personnages de BD et fascination très intime pour un proche parent, Cinélégende fait le grand écart. Mais l’aura dégagée par ceux que l’on considère comme des « héros » s’impose de façon aussi trouble à travers ces deux films.

Un monde en perdition

L’arrivée des « super-héros » aura pour but d’exorciser la montée des périls.
Lauric Guillaud
Le Comédien dans Watchmen

Le film Watchmen s’ouvre sur un état des lieux catastrophique de la situation mondiale, au bord de la déflagration nucléaire, dans une Amérique asphyxiée, dépendante d’un Nixon cinq fois réélu. L’insécurité règne, et Rorschach résume la situation : Les rues sont des caniveaux géants, et les caniveaux sont pleins de sang. Maintenant le monde entier est au bord du gouffre ; il regarde l’enfer à ses pieds. Le verdict d’oncle Charlie n’est guère plus joyeux : Le monde n’est qu’une porcherie. Derrière la façade des maisons, c’est le fumier. Le monde est pourri !

Le comic original déroule parallèlement à l’action principale le funèbre récit des Contes du vaisseau noir : cette BD fictive raconte la navigation d'un marin qui, voulant avertir sa ville de l'arrivée du Vaisseau Noir, se construit un radeau de fortune avec le corps de ses camarades morts lors d’un naufrage. Elle évoque en filigrane les bateaux fantômes de la légende ou bien le bag noz de l’Ankou, abominables porteurs de mort et augures de l’Apocalypse.

Comme dans la mythologie des polars nocturnes, et à l’exemple des Sodome, Gomorrhe ou Ys, menacées par le châtiment céleste, la ville, emblématique, s’impose dans ces films en tant que second personnage : un New-York fantasmé, titanesque et tentaculaire, à l’image des Gotham City et autres Metropolis ; ou bien, dans L’Ombre d’un doute, la petite ville de Santa Rosa, apparemment paisible mais dissimulant bien des bassesses, commérages et petits crimes en famille ou entre amis.

La théorie du complot au plus haut niveau, auquel les héros de Watchmen sont confrontés, n’est qu’une actualisation de la notion de « destin » telle que la concevaient les Grecs : une force aveugle et déterminante à laquelle même les dieux étaient soumis. Et, comme par hasard, l’action se situe autour du 1er novembre, de Halloween, dans l’attente de l’heure fatidique de minuit, lorsque - la BD le précise - toutes choses mortes ressuscitent… que les démons parcourent librement la nuit.

Des hommes de l’ombre

La télévision […] a offert comme modèle d’homme exceptionnel l’homme de tous les jours, celui auquel n’importe qui peut s’identifier. Le petit-bourgeois actuel ne rêve plus d’impossibles vengeances contre un monde ennemi […] : il rêve d’une victoire aux jeux télévisés.
Umberto Eco, De Superman au surhomme

Les super-héros, et les héros de films en général, préfèrent souvent garder l’anonymat. Ils se dissimulent sous leurs masques et même si, costumés, ils ont acquis une certaine notoriété, c’est dans l’intimité d’une vie très ordinaire qu’ils vivent, comme par exemple Daniel dans Watchmen ou le journaliste timoré Clark Kent dans Superman. Leur origine aussi, comme celle de certains héros mythiques (Œdipe, Perceval, Moïse, Jeanne d’Arc…), reste en apparence modeste, même s’ils sont de lignée « royale ». Laurie, fille de Sally Jupiter et d’un père longtemps inconnu, était une enfant malheureuse. Rorschach de la même façon était rejeté par sa mère et malmené par les autres gamins.

Le roi Arthur dans Excalibur de John Boorman

Sans remonter à leur naissance, les super-héros à la retraite de Watchmen évoquent ces personnages – flics ou truands – qui, s’étant « rangés des voitures », ont choisi la tranquillité mais que les circonstances obligent à rejoindre le monde héroïque. Même Veidt, particulièrement favorisé par le destin, éprouve le besoin de tout abandonner afin de pouvoir repartir à zéro. Ces figures récurrentes de la mythologie cinématographique renouent avec les héros mythiques que le destin force à sortir de leur insignifiance : Ulysse, qui aurait voulu éviter de participer à la guerre de Troie, est projeté par Poséidon dans tout un cycle d’aventures, et Arthur, ignorant de son lignage, découvre son pouvoir en retirant l’épée du rocher. Souvent la révélation de leur valeur repose sur un traumatisme fondateur : l’accident dont a été victime oncle Charlie fait écho à l’irradiation à laquelle Jon a été exposé dans Watchmen.

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Des personnages exemplaires et tout puissants

Le superman existe, et il est américain… Dieu existe, et il est américain…
Watchmen

Watchmen, comme tous les films de super-héros, exhibe des personnages à la force démesurée, invincibles, dotés de pouvoirs extraordinaires, qui, à la manière des héros antiques, participent à la fois de l’humanité et de la divinité.

On reconnaît dans ces héros les trois fonctions mythiques définies par Georges Dumézil : Veidt représente la réussite sociale, le « producteur » ; le Comédien, et l’ensemble des héros ont un caractère guerrier ; et Jon, ressuscité, transfiguré, au corps glorieux, relève du sacré. Tel Shiva, le grand ascète de la mythologie hindoue, il va nu, il est bleu et porte un « troisième œil » ; comme lui, il se situe hors du temps, voit simultanément passé, présent et futur. Tout puissant, il dispose de la vie et de la mort, crée et anéantit les mondes. Mais il reste indifférent à tout (Alors que je ne bouge pas, je préfère l’immobilité qui règne ici. Je suis las de la Terre. De tous ces gens. Las d’être pris dans l’enchevêtrement de leurs vies). Oncle Charlie quant à lui est d’abord accueilli en héros, même si l’abondante fumée noire du train, de mauvais augure, suggère la catégorie dans laquelle on pourrait le classer. Il se place d’emblée au-dessus de toute considération morale. Et le film se clôt sur son apothéose qui pourrait être comparée au culte que les anciens Grecs rendaient à leurs héros.

Oncle Charlie dans L'Ombre d'un doute

C’est pourtant très banalement qu’il gagne sa part de célébrité, en figurant dans le journal (aux faits divers) ; toute la petite famille même se retrouve promue en tant que modèle et devient elle aussi exemplaire. Les Gardiens de leur côté interfèrent avec la réalité la plus triviale de la ville et de la politique. Comme le note la BD, les super-héros, naguère objets d’émerveillement fugitif, font maintenant partie de la vie de l’Amérique. Ce sont autant de dieux tombés sur terre, tandis que les héros de fiction se trouvent divinisés. On reconnaît là ce mélange de divinité et d’humanité qui caractérise toutes les mythologies, jusqu’au christia-nisme pour lequel Dieu s’est fait homme.

Mais tous ces personnages hors du commun se voient favorisés ou bien réprouvés par des instances supérieures - celles que les Grecs appelaient Moires - qui dictent le sort de chacun. Il peut désormais s’agir de dirigeants politiques, de pouvoirs économiques, de chercheurs scientifiques, ou simplement du hasard ou de la Providence. Les Gardiens sont prisonniers des rouages de l’Histoire mondiale, tandis qu’Hitchcock jubile en tendant un piège diabolique à ses personnages (cf notre livret n° 13). Il semblerait bien que ces surhommes soient, malgré leurs pouvoirs supérieurs, condamnés au malheur.

Des gardiens providentiels

Finir le boulot de la justice.
Watchmen

Quelque soient leurs personnalités et leurs méthodes, tous ces héros, comme leurs modèles mythiques, sont convaincus d’agir pour le bien ; ils n’ont qu’un mot à la bouche : Justice. Ils commencent par défendre la femme abusée et l’homme exploité, ils continuent en faisant la guerre pour sauver la nation (l’Amérique bien entendu) et finissent par courir au secours de la planète. Même oncle Charlie pense faire œuvre utile, ce que sa nièce énonce un peu légèrement : Un être merveilleux qui viendra nous sauver ! Les modèles mythologiques ne manquent pas de tueurs de dragons (Jason, Œdipe, Tristan, saint Georges), de protecteurs de cités (Thésée, le joueur de flûte de Hamelin, sainte Geneviève), de libérateurs (Moïse, David, Jeanne d’Arc), de voleurs du feu céleste (Prométhée), voire de sauveurs du monde et de l’humanité (les différents avatars de Vishnou, Noé). Jésus n’est-il pas lui-même le Sauveur ?

Les individus ordinaires et la société en général semblent ne pas pouvoir se passer de leurs interventions, qui, tout en apportant un secours, permettent d’oublier la médiocrité dans laquelle on baigne et de se projeter dans une dimension supérieure. L’ordre naturel en effet, et la simple légalité n’apportent pas toutes les consolations.

Laurie/Spectre soyeux dans Watchmen

Mais, se donnant pour mission de défendre un peuple, ils cèdent volontiers – en même temps que le spectateur – à la volonté de puissance et ils sont tentés de soumettre leurs protégés à leur suprématie, soi-disant pour leur bien. Ma puissance me tourne la tête. Je suis ivre de force et d’autorité, avouait déjà Arsène Lupin. Là réside l’ambiguïté par exemple du personnage de Veidt qui n’hésite pas à froidement sacrifier New-York pour la survie du monde. Emportés par leur ardeur, il leur arrive souvent de faillir à leur mission et, dans une sorte d’ivresse dionysiaque, à se laisser entraîner dans de coupables excès : le Comédien devient gratuitement violent à l’exemple d’Hercule qui n’hésitait pas à violer des femmes, détruire des cités, voire, dans un accès de folie, tuer ses propres enfants ; la comédie grecque en a fait un ivrogne, un glouton et un débauché, ce qui ne l’a pas empêché d’avoir été honoré dans l'ensemble du monde grec.

Tout à la quête de la perfection qu’ils soient, les héros sont en effet loin d’être des anges. A l’exemple des divinités de l’Olympe, ils ne sont pas infaillibles et peuvent même s’avérer être de parfaits salopards. Ils n’ignorent pas les frasques, les conflits et les injustices. Tel est traditionnellement le rôle du trickster : le dieu germanique Loki, farceur malfaisant et esprit du mal (le Diable, donc, celui qui rit de tout), se trouve en quelque sorte réincarné par le Comédien, pour lequel tout est une farce, de même qu’il l’est par le Joker de Batman. Pour oncle Charlie aussi, le monde entier est une blague.

Dans les deux films, le mal est à la fin vaincu, mais cette victoire repose sur un malentendu, un secret qu’il serait dangereux de révéler : le sauvetage du monde repose sur un mensonge, et l’assassin est présenté comme un modèle pour la ville de Santa Rosa. Ainsi est consacrée, malgré le happy end, la permanence du mal. Watchmen distille tout au long du récit des signes avant-coureurs de l’Apocalypse, dont Cinélégende se propose de reparler prochainement.

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Le rêve américain

Qu’est-il arrivé au rêve américain ?
Watchmen

De l’espérance sans bornes des immigrants à la ferveur des pionniers, et du succès affiché par les vedettes ou les businessmen à un simple quart d’heure de célébrité, l’homo americanus, talonné par l’esprit de conquête, a toujours été motivé par le besoin de réussite sociale et financière. Pour l’homme méritant, tout est possible.

Ce rêve, qui marque profondément toute la pensée américaine, peut pour beaucoup se limiter à l’espoir d’un confort petit bourgeois : chacun a droit au bonheur. Mais son projet est plus ambitieux : il vise à s’arracher à la masse anonyme, et à imposer son pouvoir sur les autres ; il répond en quelque sorte à un désir secret d’être dieu.

C’est ce qui transparaît dans le cinéma qui, s’ouvrant sur de grands espaces, est capable de grandir un simple visage aux dimensions d’un écran panoramique. Les différentes mythologies déjà magnifiaient les héros et nous faisaient participer à leurs exploits. Mythes, contes et légendes chantent la glorieuse destinée promise à des personnages apparemment très ordinaires et souvent même foncièrement défavorisés : tels sont Superman exilé de sa planète, Perceval élevé dans une totale ignorance, les souillons Cendrillon ou Peau d’Âne qui finissent pas épouser des fils de rois, l’humble bergère Jeanne qui va délivrer la France, ou tous ces saints évêques révérés qui, nous rapporte la légende dorée, sont élus alors qu’ils se jugent indignes d’un tel honneur (et, plus récemment et sur un autre registre, un certain Melville, soustrait à l’anonymat, dans Habemus papam)…

James Stewart dans Mr Smith au sénat

Hitchcock et Capra, notamment, ont l’art de choisir leurs héros dans la rue, parmi la foule des gens ordinaires : Mr Smith va siéger au Sénat, et la petite voleuse Marnie épouse le séduisant et richissime Mark Rutland. De même que le jackpot peut faire de vous un multi-milliardaire, le hasard peut sans raison apparente vous faire passer de l’autre côté de l’écran et vous désigner pour un fabuleux destin ; soudain votre insignifiante histoire va devenir modèle universel. Mais le jeu est truqué : si la caméra suit un quidam, c’est justement parce qu’elle sait qu’il ne s’agit pas là d’un quidam, mais d’un futur héros. Elle connaît l’avenir et fait fallacieusement miroiter la possibilité d’échapper à sa condition, quitte à profiter du droit au port d’armes qui permet à chacun de devenir au quotidien un potentiel super-héros.

Le rêve américain d’ascension sociale ne peut, par définition, concerner qu’un petit nombre d’individus, chanceux et privilégiés, qui sont élevés au rang de mythes édifiants et qui font la nique aux autres. Comme le note M.-C. Pauwels, tous les Américains ne peuvent pas accomplir leurs rêves, quels que soient leurs efforts. Mais le Rêve américain dissimule ces composantes structurelles sous le masque de l’individualisme triomphant, donnant ainsi aux gens des espoirs injustifiés et un sentiment d’échec immérité.

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Nous sommes tous des (super-)héros…

Derrière chaque personne ordinaire se cache peut-être un super-héros.
Slogan de l’émission TV Who wants to be a Superhero ?

Tous les films, romans, récits mettent inévitablement en scène des héros, lesquels ne sont pas nécessairement héroïques ; le mot peut tout juste désigner celui qui est porteur de la narration et qui en lui-même peut être parfaitement banal. Il n’empêche que, dans tous les cas, il est investi d’un caractère exceptionnel, que ce soit de par sa nature ou de par ce qu’il vit. Sinon pourquoi s’intéresser à lui et raconter son histoire ? Il doit aussi, dans une certaine mesure, nous ressembler, être ordinaire et vulnérable, en un mot avoir quelque faiblesse, son talon d’Achille. Comment pourrait-on sinon sympathiser et s’identifier à lui ?

Clark Kent/Superman dans Superman

Humain perfectionné, le héros est donc un personnage à deux faces : à l’image de Zorro, les super-héros ont une double vie, une double personnalité. Dès lors le scénario peut prendre deux voies opposées : ou bien « monsieur tout le monde » se trouve propulsé dans de prodigieuses aventures et devient, malgré lui, un héros ; ou bien le super-héros, revêtu de tous ses attributs et volant au secours de l’humanité, se révèle être dans l’intimité quelqu’un de très commun, un citoyen au-dessous de tout soupçon, potentiellement faillible : Superman est élevé dans une modeste famille de fermiers, à Smallville (« la petite ville »), et en plus il tombe bêtement amoureux ; Spiderman est un orphelin timide, plongé dans ses études et tête de turc de ses camarades, tandis que Daredevil est aveugle, ce qui ne l’empêche pas d’être clairvoyant et d’accomplir les exploits les plus extraordinaires.

Ils relèvent de ce qu’Otto Rank a décrit comme le « mythe de la naissance du héros » : leur anonymat dissimule une nature royale, divine, voire « kryptonienne », qui se révèle face à l’épreuve. Moïse, Persée, Œdipe, Remus et Romulus, Krishna ou Jésus ont eux aussi été des nouveau-nés vulnérables, à la merci des bêtes sauvages, blottis dans une crèche ou bien livrés dans une corbeille au fil des eaux, avant d’être reconnus, grâce à leurs « travaux » (tels ceux d’Hercule), dans toute leur gloire.

C’est ainsi que, mi hommes mi dieux (ou bien mi Dr Jekyll mi Mr Hyde), ils incarnent le rêve d’une humanité sublimée, dotée de tels pouvoirs que ses désirs les plus insensés deviendraient réalité. Tentation prométhéenne qui rejoint en quelque sorte le mythe de la fabrication de l’homme parfait, du golem ou de la créature de Frankenstein (cf nos livrets n° 3 et 12).

La vocation du héros

Les saintes visiteuses, dont la voix se faisait plus ardente et plus ferme à mesure que la jeune fille prenait une âme plus héroïque et plus sainte, lui révélèrent sa mission :
— Fille de Dieu, lui dirent-elles, il faut que tu quittes ton village et que tu ailles en France. […]
— Je suis une pauvre fille ne sachant ni chevaucher ni guerroyer […]
— Prends l’étendard de par le Roi du ciel, prends-le hardiment et Dieu t’aidera. […]
Jeanne brillait du désir des longues chevauchées et de ces batailles où les anges passent sur le front des guerriers.
Anatole France, Vie de Jeanne d’Arc

Le héros apparaît dans les moments de crise, de mise en danger de la société. N’oublions pas que c’est en 1938 et en 1939 que sont apparus Superman et Batman.

Les occasions de se distinguer et de faire valoir le bien ne manquent pas, que ce soit dans les westerns, les polars ou les films de guerre. Les personnages héroïques accomplissent des exploits prodigieux, dignes de ceux des chevaliers des romans médiévaux, des héros mythologiques ou des champions de catch, exploits qui sont transcendés par l’acquisition de « super pouvoirs ». Descendant des cieux (la galaxie ou le sommet des gratte-ciel), on pourrait les assimiler à des anges s’ils n’avaient pas des ailes de chauve-souris ou n’étaient pas tributaires d’un fil arachnéen. C’est ainsi qu’ils confortent la société et deviennent des symboles pour la nation : de même que le héros soviétique prône l’idéologie communiste, John Wayne incarne le patriotisme américain, Superman apparaît pour défendre la politique du New Deal, Captain America, revêtu du drapeau, lutte contre le nazisme, et les Gardiens de Watchmen évitent à la Terre l’anéantissement nucléaire.

Guy Williams dans Signé Zorro

Qu’il se nomme Zorro ou Spiderman, ou qu’il n’ait pas de nom comme les personnages de Clint Eastwood, le héros est un redresseur de torts, un justicier qui se charge, d’une manière qui peut-être politiquement discutable, de se substituer aux autorités légales. Tels étaient déjà Robin des Bois ou le Rodolphe des Mystères de Paris. De même qu’une ONG supplée un état défaillant ou que les réseaux sociaux ont un rôle militant, le héros pallie aux insuffisances de la justice, quitte à se mettre hors-la-loi et à employer les moyens expéditifs qu’autorisent les récits mythiques ou un cinéma américain qui repose sur la transgression.

Le héros en effet est facilement amené à enfreindre les codes de la vie sociale : amoral et cynique, il se situe par définition en marge de la société, de la normalité, au-dessus des lois, et il ne peut éviter les dégâts collatéraux. Sans parler de bavures, il lui faut, comme les antiques tueurs de dragon ou les policiers d’aujourd’hui, se mesurer avec ses ennemis, lesquels peuvent être aussi dotés de super pouvoirs, et participer de leur nature. Je rechercherai la justice, d’une façon ou d’une autre, affirme Daredevil avec la même foi que celle qui anime sur les bancs du sénat le Mr Smith de Capra. Et s’il n’obtient pas gain de cause au tribunal, ce sera par la force qu’il l’exigera. Mais lui-même peut douter de la justesse de son combat : il éprouve le besoin de se confesser et doit se rassurer en répétant : C’est pas moi, le méchant !

C’est dans l’enfance et dans le cadre familial qu’il faut rechercher la source de la vocation du héros (Otto Rank ne dit pas autre chose des personnages mythologiques). Il a souvent été un orphelin, un enfant abandonné, délaissé ou fragile. Et le spectateur, lecteur ou auditeur y trouve son compte : qui n’a jamais subi des brimades, des humiliations ? Et qui n’a a pas désiré se faire justice et confondre ceux qu’il n’ose en fait affronter ? C’est là qu’interviennent les héros mythiques et les super-héros : les X-Men, victimes de sévices, mutent, et Matthew, après avoir été harcelé par les gamins du quartier, acquiert les super pouvoirs de Daredevil. On s’identifie à eux, on revêt leur cape et leur masque et on combat en toute impunité les forces du mal. C’est d’autant plus vrai si l’on peut prendre l’initiative d’agir en leur nom et sous leur forme dans les jeux vidéo. Un simple quart d’heure de célébrité peut de la même façon constituer une revanche sur la banalité imposée par une vie ordinaire.

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Les dieux ne sont pas morts

L’impératif du héros surpasse la banalité du simple respect de la loi : il a lui une mission divine à accomplir.
Jean Ungaro, Américains héros de cinéma

Tels Hercule, les demi-dieux, les titans ou Gargantua, Superman fils du Ciel et les autres super-héros brillent par la force physique ; ils sont capables des exploits les plus prodigieux, déplacent des montagnes, font des bonds de plusieurs mètres, pulvérisent les murs et sont extra-lucides et pour ainsi dire invulnérables ; ils rejoignent par là les vertigineux héros de films de kung-fu. Avec leurs super pouvoirs, ils touchent à la divinité quand ils ne sont pas des mutants, tels les X Men, le Dr Manhattan de Watchmen ou les Quatre Fantastiques qu’une exposition à des rayons cosmiques a dotés de fabuleuses facultés.

Michael Douglas dans Batman de Tim Burton

Même s’ils ne sont pas toujours masqués, les super-héros sont désignés, avant tout exploit, par le costume, le masque et le nom : une façon de se distinguer du commun des mortels, de faciliter l’identification et aussi de se cacher. Tel l’acteur, masqué, du théâtre grec ou le danseur africain, le personnage héroïque doit rester anonyme, et c’est en revêtant le costume symbolique de son rôle qu’il peut susciter l’identification et la participation du public. Le porteur de masque est un initié dont l’identité doit rester inconnue. Il n’est qu’un support humain par lequel le divin devient accessible aux hommes. Watchmen, la BD, parle, elle, de mettre de pimpants déguisements de théâtre et d’exprimer la distinction entre le bien et le mal en termes simplets, puérils.

Traditionnellement le super-héros n’est pas marié, il est disponible comme peuvent l’être le saint ou le prêtre, investis d’une mission divine : avant la rencontre pour ainsi dire mystique d’Elektra, Daredevil dédaigne de répondre au message laissé par une « copine », et Superman perd ses pouvoirs dès qu’il choisit de s’unir avec une terrienne.

Emblème des studios soviétiques Mosfilm

M.-C. Pauwels note que les héros perpétuent le mythe de l’individualisme triomphant, la victoire du common man, l’homme du peuple, qui à lui seul se joue des obstacles, repousse les limites du possible et parvient à se dépasser. Tout homme est potentiellement un surhomme, il ne tient qu’à lui de sauver l’humanité, ou du moins la cité. Du coup il devient un être d’exception. Ce qui pose problème : les modèles héroïques, en déifiant l’homme du peuple, ne peuvent échapper au culte de la personnalité. L’expression « héros soviétique » est un oxymore : c’est au nom de la collectivité que le cinéma de propagande célèbre un individu ; pour le public populaire, cette figure perpétue en quelque sorte le culte des icones.

D’un film à l’autre, les super-héros semblent vouloir constituer une confrérie fermée, dans laquelle les liens peuvent être familiaux, amicaux ou hostiles, ce qui n’est pas sans évoquer le monde des dieux dans les différentes mythologies. Et leur terrain de jeu préféré est la mégapole, nouvel Olympe à l’image de New York, cette ville à laquelle les buildings donnent une dimension mythique et qui, à l’instar des villes légendaires, a été enfantée par des héros, comme il est dit dans Daredevil.

Les anti-héros

Mais le surhomme est-il homme, dieu ou monstre ? Les héros sont ambigus. A la suite de l’apologie du cambrioleur Arsène Lupin, c’est Fantômas qui, dès1913, célèbre le triomphe du crime. Avec le bouleversement des valeurs sociales et des mentalités, les héros de nos jours ont de plus en plus tendance à œuvrer du côté des forces obscures, faisant écho à une certaine fascination du public pour ce qui est satanique. De Mr Smith au sénat à Point limite zéro, on a vu le héros foncièrement démocrate de Capra faire place à la loi du plus fort dans les westerns ou les polars, avant de devenir un surhomme en rébellion contre la société ou de s’incarner dans des personnages de serial-killers.

Le public a tendance à préférer le Joker à Batman, tandis que Bonnie et Clyde, qui s’engagent dans une « balade sauvage » à l’issue nécessairement fatale, ont connu une large postérité nourrie par un sentiment de culpabilité lié à une volonté de puissance. Cela peut aller de l’arrogance nietzschéenne de certains héros hitchcockiens (La Corde) ou de l’auto-justice (Taxi Driver) à l’apologie de la violence avec des rôles de sadiques (Funny Games). La nature et les motivations du héros restent souvent ambiguës.

On trouve aussi, sur un autre registre, des héros totalement dépassés par les événements, comme celui d’OSS 117 : Rio ne répond plus. Et les stars elles-mêmes, qui incarnent nos ambitions et nos désirs, ne sont-elles pas aussi, à leur façon, de véritables héros, éventuellement objets de culte ?

Toute réflexion faite, et pour en revenir au quotidien, il faut bien peu de choses pour se sentir pousser des ailes de héros : une capuche ou une cagoule, une cravate et un attaché case ou bien une casquette vissée à l’envers, une moto pétaradante sur un plateau piétonnier ou une puissante voiture lancée à 200 à l’heure sur l’autoroute…

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biblio-filmographie

Livres


. Alan MOORE, Dave GIBBONS, Watchmen – Les Gardiens, Delcourt, 1998
. Alex NIKOLAVITCH, Mythe et super héros, Les Moutons Electriques, 2011
. Jean-Marc LAINE, Super héros. La puissance des masques,. Les Moutons Electriques, 2011
. Marie-Christine PAUWELS, Le Rêve américain, Hachette, 1997
. Yves CAZAUX, Le Rêve américain, de Champlain à Cavelier de La Salle, 1988
. Umberto ECO, De Superman au surhomme, LGF, 1993
. Du héros aux super héros – Mutations cinémato-graphiques, Presses Sorbonne Nouvelle, 2009
. Le Surhomme à l'écran, CinémAction Corlet, 2004. Martin WINCKLER, Le Rire de Zorro, Bayard, 2005
. Collectif, Héros d'Achille à Zidane, BNF, 2007
. Fernand Comte, Les Héros mythiques et l'homme de toujours, Seuil, 1993
. Jean UNGARO, Américains héros de cinéma, L'Harmattan, 2005
. Otto RANK, Le Mythe de la naissance du héros,  Payot, 2000
. Joseph CAMPBELL, Le Héros aux mille et un visages, Oxus, Paris, 2010
. Laureline AMANIEUX, Ce héros qui est en chacun de nous, Albin Michel, 2011

flms

On peut citer parmi la multitude des films qui parlent du rêve américain ou mettent en scène héros et super-héros :
. Mike SMITH, Daniel DELPURGATORIO, Watchmen - Les contes du Vaisseau Noir, 2009
. Tim BURTON, Batman, 1989
. Christopher NOLAN, The Dark Knight, Le Chevalier Noir, 2008
. M. Night SHYAMALAN, Incassable, 2000
. Chris COLUMBUS, Percy Jackson le voleur de foudre, 2010
. Ted KOTCHEFF, Rambo, 1982
. John G. AVILDSEN, Rocky, 1976
. Frank CAPRA, Mr Smith au sénat, 1939
. Elia KAZAN, Un homme dans la foule, 1957
. Elia KAZAN, America America, 1965
. Emanuele CRIALESE, Golden Door, 2007
. John FORD, Les Raisins de la colère, 1940. Michel GONDRY, The green Hornet, 2011
. Joël COEN, Le grand Saut, 1994
. Martin SCORSESE, Taxi Driver, 1976
. Alfred HITCHCOCK, La Mort aux trousses, 1959
. James GUNN, Super, 2010
. David FINCHER, The Social Network, 2010

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Programme 2011-12

Watchmen - Les Gardiens

USA - 2008 - 163 minutes couleurs
Aventures, film d'action

Réalisation : Zack Snyder
Scénario : David Hayter et Alex Tse, d'après la BD d'Alan Moore et Dave Gibbons
Image : Larry Fong
Musique : Tyler Bates
Interprètes : Jackie Earle Haley (Walter Kovacs / Rorschach), Patrick Wilson (Dan Dreiberg / Le Hibou), Malin Akerman (Laurie Juspeczyk / Le Spectre Soyeux)

SUJET
Une Amérique alternative, victorieuse au Vietnam et toujours présidée par Nixon en 1985 : les justiciers qui autrefois traquaient le mal ont été mis à la retraite forcée. Ils considèrent avec nostalgie et amusement leur « glorieux » passé de super-héros costumés. L’imminence d’un anéantissement nucléaire de l'humanité les contraint à reprendre du service. Un physicien, irradié, acquiert des pouvoirs extraordinaires et devient en lui-même une arme de dissuasion. Leur mission est de protéger. Mais qui veille sur ces gardiens ?

L'Ombre d'un doute

USA - 1943 - 108 minutes couleurs
Thriller familial

Réalisation : Alfred Hitchcock
Scénario : Thornton Wilder, Sally Benson et Alma Reville, d'après Gordon McDonell
Image : Joseph A. Valentine
Musique : Dimitri Tiomkin
Interprètes : Teresa Wright (Charlie), Joseph Cotton (Uncle Charlie), Mac Donald Carey (Jack Graham), Henry Travers (le père), Patricia Collinge : Emma Newton , Hume Cronyn (Herbie)

SUJET
L'oncle Charlie est-il ce héros dont rêve sa nièce ? Il se fait inviter chez sa soeur, dans une petite ville provinciale dont il devient vite la coqueluche. Mais la jeune fille ne tarde pas à nourrir des doutes...

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