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ivresses, le retour de dionysos : fêtes, danse et transe

du mardi 12 au samedi 16 février 2013

mardi 12 février, 20h15 : Film
Vengo (France, Espagne, 90 min.) de Tony Gatlif, avec présentation et débat en présence d'André Charbonneau, compositeur-guitariste, spécialisé dans le flamenco

Cinéma 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 7,60 €, réduit 6 €, carnets 5,15 € ou 4,55 €

Cette projection sera précédée d'une soirée tapas (18h30-20h) et d'une démonstration de danse flamenca par les élèves de l'association Guadalquivir, sous la direction de Martine Charbonneau
La Bodega, 48 rue Parcheminerie
Prix des consommations

- Réservation : 02 4148 95 50

mercredi 13 février, 20h : Films documentaires
Kheraï (26 min.) et Pourquoi dansez-vous ? (53 min.), avec présentation et débat en présence des auteurs

Pourquoi dansez-vous ? ou Danser avec Dionysos de Laurent Desprez
Depuis la préhistoire, les hommes n’ont cessé de danser. Aujourd’hui la techno et le hip-hop révèlent un engouement renouvelé pour la danse en tant que loisir régénérateur pratiqué à tous les âges dans toutes les couches de la société. Pourquoi, comment la danse a-t-elle acquis cette fonction se déclinant en de multiples expressions, allant de la plus traditionnelle à la plus effrénée, débouchant parfois sur la transe, ivresse dionysiaque extrême ? Quelle en est l’origine ? Une psychanalyste théoricienne de la danse, France Schott-Billmann s’est penchée sur le phénomène. C’est avec elle que ce documentaire se propose d’appréhender ce besoin profond qui habite tout être humain depuis qu’il a cessé d’être bercé dans les bras de sa mère. Quand vient le temps de la séparation, le petit d’homme recherche ce balancement, figure basique qui se diversifiera ensuite en variantes exécutées non plus seul mais en groupe, la danse - donnée invariable - appelant la présence de « l’autre ».
Exceptionnelle la démarche de France Schott-Billmann qui ne se contente pas d’enseigner et de publier, elle est aussi une praticienne animant chaque semaine à Gentilly aux portes de Paris une séance de « danse-thérapie » ou « expression primitive », technique qu’elle a apprise d’un danseur haïtien. Le film nous fait découvrir cette pratique à laquelle s’adonnent surtout des femmes qui en apprécient le pouvoir libérateur qui par moments frôle la transe.
Régénérateur mais différemment, certaines danses traditionnelles bretonnes – où joue pleinement l’effet de groupe - permettent de rompre avec la dureté des travaux agricoles. On les découvre avec l’ethnologue Jean-Michel Guilcher. Quant à sa fille, Naïk Raviart, c’est vers la « contredanse », venue de l’Angleterre au 17è siècle, qu’elle s’est dirigée, donnant des stages dans toute la France. Techno et hip-hop sont abordées ici comme des expressions où chacun se libère pour soi-même mais encore une fois avec la présence nécessaire des autres. Professionnelle de la danse, la chorégraphe Catherine Diverres, élève du maître japonais Kazuo Oono, témoigne de ce que, pour le danseur, la recherche d’intériorité peut être tout autant source d’énergie que le pulsionnel tourné vers l’extérieur.
Enfin Diane, jeune professeur de danse à Rennes, explique comment, alors qu’elle est atteinte d’une sclérose en plaques, sa passion lui a redonné goût à la vie. Vertu thérapeutique de la danse, réconciliant le corps, si méprisé en Occident, et l’esprit. Je ne pourrais croire qu’à un dieu qui saurait danser, disait Nietzsche. Les Grecs, en « inventant » Dionysos, le dieu de l’ivresse extatique mais aussi du théâtre et de la danse, avaient singulièrement éclairé la voie...
Kheraï de Philippe Parrain
Rattachés au groupe sino-tibétain, les Bodos se sont établis très tôt dans la vallée du Brahmapoutre, où ils sont entrés en contact avec d'autres groupes ethniques, notamment avec les Aryens. Ils leur ont emprunté autant qu'ils les ont influencés. Une tradition proprement bodo s'est cependant transmise jusqu'à aujourd'hui.
Le film rend compte d'un des moments les plus importants de la culture bodo : la célébration du sacrifice annuel adressé au début du printemps au dieu suprême Bathau et à tous les dieux et esprits pour le succès des cultures. Dufférents éléments - danse de possession, sacrifice d'animaux, danse des jeunes femmes du village, musique au rythme envoûtant... - se conjuguent pour faire de ce cérémonial un ensemble harmonieux et parfait, ouvrant directement sur le sacré.

IPSA (UCO), Amphithéâtre Bonadio, entrée 50 rue Michelet

Gratuit

jeudi 14 février, 18h30 : Conférence
Danses apolliniennes et transes dionysiaques dans l'imaginaire universel, par Yvonne de Siké

Si l’on croit aux mythes grecs, les Muses, les divinités ou les esprits firent un don suprême aux hommes : la capacité de participer par leurs sensations aux rythmes et aux mélodies de la nature qui les entoure. Le souffle du vent, le rythme des vagues, les mouvements des épis, le vol des oiseaux… ont inspiré les expressions religieuses et les mouvements de leurs corps, pour en faire des danses, tantôt harmonieuses à l’instar des mouvements des astres, tantôt bondissantes et extatiques qui résonnent avec leur joie violente et provoquent la catharsis, encore de nos jours, pour les adeptes de la fête et du carnaval…
Institut Municipal, place Saint-Éloi, Angers

Gratuit

samedi 16 février, 14h30 : Initiation à la danse flamenca, par Martine Charbonneau
Née du duo Guadalquivir d’André et Martine Charbonneau, l’association Guadalquivir organise des cours de danse Flamenco y Sevillanas à Angers et à Avrillé depuis plusieurs années. Des élèves de tout âge et de tous les horizons partagent cette passion du flamenco.
Salle de la Salette - Rond-Point des Droits de l'homme - AVRILLE (Accès par le parking de l'école St-Exupéry, descendre à pied le long de l'école)

15 € - Réservation : 02 41 34 59 43

Avec la participation de l'IPSA (Institut de Psychologie et Sociologie Appliquées) de l'Université Catholique de l'Ouest, et de l'association Guadalquivir.

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Commentaires

Textes de Philippe Parrain
La première danse apparaît clairement dans le ballet des constellations et dans les mouvements imbriqués des planètes et des étoiles et leurs rapports dans une harmonie ordonnée.
Lucien (IIe siècle)

Il est d’usage de faire remonter les origines de la danse aux parades nuptiales ou aux jeux d’intimidation des animaux. Les premières manifestations de la danse ont sans doute aussi consisté à imiter le comportement animal : les peintures préhistoriques en témoignent, et le chaman continue de s’incorporer dans les esprits animaux. Mais en plus la danse doit être ritualisée : elle obéit à certains codes et remplit une fonction sociale. Et, traditionnelle ou moderne, elle induit chez celui qui l’exécute un sentiment corporel de plénitude – une forme d’état modifié de conscience – qui confine avec l’extase, religieuse ou hypnotique.

Vengo

Vengo, c’est d’abord cela : un cri, un chant, un hymne à la vie, à l’amour, au deuil, au pacte du sang. Un hymne à la Méditerranée. C’est ainsi que Tony Gatlif, le chantre de l’âme gitane, définit son film. Dans Latcho Drom il nous contait la longue errance musicale du peuple rom, depuis le Rajasthan indien jusqu’au sud de l’Espagne. Dans Exils, il accompagne, à travers l’Andalousie, des enfants d’exilés en un pèlerinage vers leurs racines algéroises ; le film se termine sur une intense scène de transe, qui semble vouloir prolonger la longue séquence qui ouvre Vengo, en attente de l’emprise de la danse, de l’extase.

Dans ce film-ci nous nous trouvons au cœur du monde gitan, et le flamenco y est porté à incandescence : faisant écho à la musique arabe, il accompagne la montée dramatique de cette histoire digne d'une tragédie antique. Le battement des mains scande fiévreusement l’action à la façon d’un battement de cœur, et le chant s’élève des profondeurs des entrailles et jaillit pour clamer les espoirs et les blessures d’un peuple épris de liberté et toujours prêt au sacrifice.

Ce qui pourrait apparaître comme une suite de superbes numéros chantés et dansés s’insère en fait dans une véritable dramaturgie porteuse de sens et riche en implications mythologiques.

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thèmes mytho-légendaires du film

Si l’homme est un perpétuel funambule entre l’éphémère et l’éternel, le flamenco est une façon d’être et d’exister, el flamenco es una manera de ser y estar.
Karine Gonzalez, danseuse dans le film
Vengo

Vengo = « je viens »

Vengo n’est pas un film de voyage, d’errance  ; ces Gitans se sont établis en Andalousie, ils ne vont pas plus loin, ils se sont sédentarisés. Et pourtant il s’ouvre sur l’image de la traversée vers une île magique, et il se clôt sur une longue route vers une destination inconnue. Il s’agit évidemment d’un film de passage. Ce qu’annonce explicitement le titre en reprenant, comme par hasard, le premier mot de Dionysos dans Les Bacchantes d’Euripide : hèkô, « je viens ». Caco est espéré quelque part et il annonce son arrivée. Et ce quelque part ne peut être que l’au-delà, l’autre monde  : par derrière cette plaque funéraire contre laquelle il ne cesse de se buter, derrière le mur des niches du columbarium, auprès de sa défunte fille Pepa.

On ne le voit pas traverser le détroit de Gibraltar comme le faisaient les héros d’Exils, si ce n’est par procuration, puisque son frère s’est lui aussi exilé de la vie en se réfugiant au Maroc ; et de fait ce sera Caco qui sera sacrifié à sa place. L’autre rive de la mer représente l’autre côté de la vie  : un lieu sacré matérialisé par une chapelle tout au haut d’une colline vers laquelle se dirigent religieusement en début de film ces « touristes » : des non-initiés en quête de quelque chose, qui viennent pour découvrir, par-delà le flamenco, les modulations de la musique arabe et l’envoûtement de la danse soufi (laquelle deviendra transe collective dans la séquence finale d’Exils).

La danse soufie dans Vengo et, en vignette,
l’amulette de la danseuse
C’est alors que surgit, selon les mots de Pascal Duplessis, cette merveilleuse femme blanche qui danse en tournant [et qui] réapparaît sous forme d'une amulette avant de reprendre vie sous nos yeux et dans le rêve de Caco : une « dame blanche » provenant de l’autre monde, qui vient s’immiscer dans le nôtre ; certainement un double de Pepa qui demande à être rejointe dans sa danse tourbillonnante. La prémonition également de l’issue fatale de la tragédie. Par delà l’ardeur andalouse, la musique et la danse soufies suggèrent ici le passage dans cet au-delà vers lequel Caco, dans son sommeil éthylique, est entraîné par la figurine. À noter que cette amulette, pendue au bout d’une ficelle, se balance comme les effigies féminines en terre cuite que l’on attachait aux branches d’arbres en l’honneur de Dionysos et qui commémoraient la mort par pendaison d’Érigonè, la fille d’Icarios.

Une ivresse à partager

Une fête si grandiose que tout le monde en parlera !
Caco

Orestes Villasan Rodriguez (Diego) dans Vengo
Caco s’abîme dans l’ivresse de la douleur, dans l’ivresse du deuil, et, tant qu’il demeure sur cette terre, il lui faut l’endurer, ou plutôt s’étourdir. Il est accompagné pour cela par son neveu Diego qui, poursuivant l’ivresse du désir, le convie à la fête perpétuelle, une fête à la fois joyeuse et funèbre. Ce guide semble tout désigné pour jouer le rôle de passeur : contrefait, bègue, boiteux, il se trouve en porte-à-faux entre les deux mondes, un pied par ici, l’autre dans l’au-delà ; Dionysos, dieu par son père et homme par sa mère, était lui aussi réputé boiteux, de même que Charon qui assurait la traversée des âmes vers les Enfers. Handicapé bon vivant, résolument amoureux d’une morte, il se trouve par ailleurs dans une position ambigüe dans le cadre de cette société virile qui valorise la force physique et qui pourtant le vénère et attentivement le protège. Enfin Diego, autrement dit « Jacques », est aussi celui qui mène le pèlerin le long de la Voie Lactée, par-delà les étoiles, jusqu’à Compostelle.

Scène de danse dans Vengo
Et pour Diego, l’« innocent », la voie du sacrifice est nécessairement festive. Le début du film met en place tout un dispositif spectaculaire qui s’avère en même temps rituel, conviant le public à une sorte de cérémonial religieux. Peu à peu la musique se fait envoûtante et implique progressivement les spectateurs, comme nous-mêmes dans la salle de cinéma. De même plus tard, le pouvoir de la musique subjugue les militaires qui rejoignent les uns après les autres la table des Gitans et se mettent à partager leur ferveur. Par contre, toutes enflammées et participatives qu’elles soient, musique et danse demeurent en représentation : respectueuses de certaines règles, appréciées des connaisseurs, elles ne sont pas l’expression d’un défoulement incontrôlé mais restent soumises à un code rituel.

Une danse de mort

Sans constituer le moins du monde une religion, [la musique] représente le seul vrai lien entre les morts et les vivants, elle porte la joie, la douleur, la mélancolie et l'amour sur les sommets de l'émotion.
Tony Gatlif

Une des femmes « ménades » de la fin de Vengo
La fête – musique, chant, danse, vi – a de toute évidence dans Vengo une fonction initiatique. On ne peut s’empêcher de comparer la fougue des danseuses à la folie rituelle des bacchantes, et ce sont bien les femmes qui, telles les ménades du culte de Dionysos, toutes prêtes à dépecer les victimes, lancent le signal du dénouement. Le chant, particulièrement celui qui accompagne l’ultime fête, à l’heure du sacrifice, est vécu comme un vrai déchirement ; il arrache l’âme, et pour ainsi dire lacère le corps : il ne faut pas oublier que la fête traditionnelle, et notamment la fête dionysiaque, n’est pas une simple occasion de réjouissances. C’est un appel au retour temporaire parmi nous des âmes des morts, celle de Pepa en l’occurrence, toujours présente à travers le film même si finalement on ne sait rien d’elle ni des circonstances de sa mort ; et en fait, sans doute moins un appel au retour de son âme que l’aspiration de Paco à aller la rejoindre.

Il faut ajouter que vengo signifie bien « je viens », mais qu’il a aussi un autre sens : «je venge » ; je venge celui qui a été tué (dans quelles circonstances, à nouveau ? On ne le saura pas) : les cycles d’une vengeance « épidémique », qui se répercute sans fin, une véritable puissance de contagion de la même façon que Dionysos est un dieu qui « se répand » ; et encore : je me venge de la mort, en même temps que j’expie cette injustice qui a enlevé ma fille…

Il faut donc considérer la mort comme une fête. Une fête tragique, de même que le flamenco est une musique éminemment tragique. Caco boit jusqu’à en être ivre mort ; souvent les fougueuses séquences de danse se concluent brutalement en plein mouvement, en retrouvant Caco face à la plaque mortuaire dédiée à Pepa; et c’est dans un cadre festif que se manifeste la menace de mort.

Bobote (Antonio) face à Antonio Canale (Caco)
dans Vengo
La fête a nécessairement une fin. C’est ce que comprend le garde du corps (« garde du corps », aux deux sens du terme : protection rapprochée et veillée funèbre, à la fois ange gardien et ange de la mort) : sorte de double de Caco, il le regarde longuement, les yeux embués de larmes, tandis que la caméra glisse autour d’eux pour souligner l’effet de miroir.

L’ultime voyage


Je suis de nulle part, Je n’ai pas de paysage, Je n’ai pas de patrie…
La chanson de Pepa

Les femmes effaçant les inscriptions hostiles
La fin est écrite. Ces trois femmes habillées de noir qui, telles les Parques ou les sorcières de Macbeth, brassent dans un chaudron la teinture blanche de l'oubli (Pascal Duplessis), n’y peuvent rien : ce qui doit arriver va arriver.

Déjà à demi mort pour sa communauté (il se défait de la boîte de nuit qui lui conférait sa raison sociale), Caco se réfugie dans la fête, l’ivresse et le sommeil, autant de façons de renoncer à la vie. Il s’attarde dans la chapelle attenante au cimetière, et va régulièrement se blottir auprès de l’image de la Vierge, la divine Mère : comme Pepa, une femme vivant dans cet autre monde qu’il aspire à rejoindre. Dans la séquence finale pourtant il ne s’y arrête pas et se remet en marche, passe de l’autre côté, franchit le pas et se dirige vers l’inévitable terme du chemin, tandis que la cloche sonne ce qui pourrait être le glas.

La « danse » finale de Vengo
Il « danse » une dernière fois lorsque, blessé à la fin du film, il quitte la fête : une danse chaotique, solitaire et silencieuse, au milieu de la lande, véritablement une danse de mort. Un jeune – celui que l’on a vu au début prendre soin des tombes au cimetière - s’attarde à le regarder s’éloigner : le cycle infernal des vengeances va-t-il être rompu ? Tandis qu’une autre cérémonie, le baptême de l’enfant, proclame l’espoir d’un renouveau.

Le bruit des machines qui scande la fin du film s’impose avec brutalité. Il perpétue pourtant, en le dénaturant, le rythme du claquement des mains du flamenco : une musique mécanique, inexorable, tragique. La fin d’une histoire, la fin d’un homme, la fin d’un temps peut-être aussi, et en même temps une remise en route, au sens propre du terme. De même que Cocteau, dans Orphée, montrait ses messagers de la mort chevauchant des motos, Tony Gatlif ici suggère le passage dans l’au-delà par un long travelling en voiture. Car la mort n’est pas un événement, mais un lieu où l’on se rend, où l’on va pouvoir enfin demeurer avec ceux que l’on a aimés : Je viens…

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sacralité de la fete

La fête rappelle le chaos originel.
Michel Maffesoli, L’Ombre de Dionysos

Masque de « naturel » de la fête des Silvesterkläuse, à Appenzell (Suisse)
Il ne faut pas croire que les fêtes soient forcément des moments de réjouissance ni de détente ; marches sur le feu, flagellations publiques, deuils rituels…, elles peuvent être tristes et douloureuses, et elles sont toujours exigeantes. Mettant en scène des morts (initiatiques) et des résurrections, ou bien remontant aux temps des « hommes sauvages », elles échappent à l’écoulement du temps profane, imposent des ruptures dans le cours de la vie quotidienne et donnent accès à une autre temporalité : celle des origines mythiques qu’elles ravivent à intervalles réguliers. Par elles les gestes des dieux et des grands ancêtres sont réactualisés en un éternel présent ; par un retour symbolique aux origines, le cosmos à chaque fois est recréé, à chaque fois l’homme redevient cet homme primordial qui s’arrache à la bestialité en accédant au sacré.

Le monde ordonné

Les fêtes sont les marqueurs de la vie communautaire. Soulignant les grands retours cycliques, elles fixent le calendrier, posent les repères qui structurent l’année, encadrent le temps. C’est en se basant sur elles que la société s’organise, et ce sont elles qui garantissent fertilité et prospérité. Toute fête rassemble un ensemble d’individus qui, en un même mouvement, se réunissent en un même lieu pour célébrer un même événement. Un consensus, écrit ou tacite, établit précisément I’organisation des cérémonies qui se sont vues en quelque sorte théâtralisées en faisant le plus souvent appel à la musique et à la danse, ou du moins à une gestuelle parfaitement codifiée. Ainsi, par delà les rites, c’est le carnaval qui a donné naissance à la commedia dell’ arte et ainsi à notre théâtre, de même que la fête dionysiaque avait engendré la tragédie et la comédie grecques. Lieux, décors, costumes, objets, gestes fixent I'imaginaire et favorisent la cohésion du groupe. Au-delà d’une nécessaire hiérarchie des rôles qui garantit le respect de son déroulement, la fête gomme les fractures sociales : tous, unis dans une même communauté religieuse, sociale, nationale ou familiale, participent à égalité au rituel, sans qu’il n’y ait ni acteurs ni spectateurs.

Les fêtes jalonnent l’année liturgique comme elles ponctuent les changements de saison, cristallisent la mémoire des faits marquants pour la société et, avec les rites de passage, pontuent le parcours d’une vie. Mais ces cadres rassurants sont-ils suffisants pour rendre compte de la complexité du monde et pour canaliser d’inévitables pulsions ? Répondent-ils notamment au scandale de la mort ? Il semble bien que la finalité de la fête soit souvent aussi, non de garantir l’ordre et la stabilité, mais d’être irrévencieuse, de répandre le désordre…

Charivari, le grand chambardement

La fête est un désordre organisé qui renforce l’ordre. […] La fête est un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d'un interdit. Sigmund Freud, Totem et tabou

Pieter Bruegel l'Ancien,
Le Combat de Carnaval et de Carême
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La fête en effet a son revers : le carnaval contrebalance le carême à venir, la noce paillarde succède à la cérémonie nuptiale, le ramdam de la nuit musulmane compense la rigueur du ramadan, le bal populaire du 14 Juillet s’oppose à la sévérité du défilé militaire, et le bon saint Nicolas tempère le Père Fouettard…

Mais ces moments de liesse ne supposent pas que l’on fasse n’importe quoi, n’importe quand, ni n’importe où. On reste sur le plan du rituel et cela n’implique en rien l’anarchie, ni la revendication d’un nouvel ordre : aux incendies de voitures répond la tradition des feux de la St-Jean ou du bûcher du bonhomme Carnaval. Le respect de la coutume canalise et, loin de l’entraver, stimule la spontanéité de l’élan, de la ferveur, de l’émotion…

Charivari, dans le Roman de Fauvel (XIVe siècle)
Dionysos incarne, selon Nietszche, les forces de la nature, les instincts, le débordement et l’ivresse, tandis qu’Apollon représente la sensibilité, la mesure, l’ordre et la sagesse. Les festivités de la période hivernale – lorsque le premier prend la place du second, et au moment où, dit-on, les morts reviennent parmi nous – bousculent allègrement l’ordre établi : ce sont Halloween et les fêtes des Fous, la fête de l’Âne et bien sûr le Carnaval sous toutes ses formes ; tous prônent l’irrationnel, l’éphémère, l’inversion, le travestissement.

Ce sont autant d’occasions pour se retrouver ensemble, manger tout son saoul et boire à outrance, même et surtout si l’on se trouve dans une période de disette : ripailles et gaspillage semblent vouloir conjurer l’incertitude du lendemain. C’est également un temps de partage, de mixité entre classes sociales et de liberté sexuelle. L’irruption, dans le vacarme et l’effervescence, de Dionysos Bromios, « le rugissant » impliquait une frénésie de destruction, libérait la violence et pouvait même entraîner la mort. Dans toutes les civilisations, et aujourd’hui encore, les célébrations festives – religieuses, sportives, musicales…  - ne sont pas sans comporter des risques. Mais c’est en tant que « rite extatique », et non pas que vulgaire dévergondage, qu’il faut comprendre l’« orgie » dionysiaque.

Il s’avère toutefois difficile de faire la part entre défoulement et manifestations ritualisées : les possédées de Loudun agissaient en référence à un imaginaire institué, les free parties sont d’une certaine façon parfaitement codifiées, le satanisme répond à un rituel aussi convenu que celui de l’orthodoxie, et la grande fête de mai 68 a vite édicté ses propres dogmes. Soumise à une certaine discipline, la fête se doit de conforter l’équilibre de la société, et pour cela de se conclure : raccompagner Dionysos, ou les âmes des morts vers l’au-delà, brûler le bonhomme Carnaval et jeter ses cendres dans l’eau… Elle est obligatoirement orientée vers l’apaisement.

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Shiva Nataraja

La danse des dieux

Je ne pourrais croire qu’en un dieu qui saurait danser.
Friedrich Nietzsche

La danse -  celle qui vous entraîne dans son tourbillon - ne va pas sans la fête (ni la fête sans la danse). De même que les fêtes fixent des repères et structurent le temps long, celui de l’année ou de la vie, la danse structure le temps du vécu immédiat en l’inscrivant dans l’espace.

Le dieu qui danse

Et toi, le plus honoré parmi les bienheureux, Dionysos le danseur !
Hymne orphique (in La Prière – Les Hymnes d’Orphée)

La danse, pour l’hindouisme, détermine les rythmes cosmiques : c’est Shiva Nataraja, « roi de la danse », qui périodiquement crée et anéantit les mondes ; il pulvérise l’illusion et l’ignorance et ainsi engendre un moi nouveau. Mais, si c’est lui qui se manifeste au travers de la danse sacrée, ce sont avant tout les tendres amours du dieu Krishna et les élans dévotionnels de l’âme que celle-ci célèbre. Dionysos quant à lui, lorsqu’il fait danser ses fidèles, bouscule les certitudes et l’équilibre social, en même temps qu’il manifeste l’unité paradoxale de la vie et de la mort (M. Eliade). Pour Michel Maffesoli aussi la danse se présente comme un écho à de profondes pulsions cosmiques en même temps qu’elle conditionne la structuration sociale.

Le rôle de celle-ci est essentiel. C’est grâce à elle que le panthéon grec se serait établi, puisque ce sont les Courètes qui, dansant en s’accompagnant du bruit de leur lance contre des boucliers, couvrirent les cris du bébé Zeus afin de le soustraire à la vigilance de son père Cronos qui était résolu à tuer tous ses enfants. Partout à travers le monde, la danse identifie et conforte les communautés. Le haka soude la nation maorie, comme le bal du 14 juillet célèbre la République. Et, en Italie du sud, la tarentelle est une danse effrénée dans laquelle on est entraîné à la suite d’une piqure d’araignée mythique, et à laquelle tout le village participe afin de lutter contre ses effets mortels.

Tout autant que la fête donc, la danse assure la cohésion du groupe ; mais, comme le note E. R. Dodds, son pouvoir reste un pouvoir dangereux. Comme dans les autres formes d’abandon de soi, il est plus facile de commencer que de s’arrêter. Les contes le disent bien, où l’on voit les korrigans entraîner dans leur ronde nocturne les passants attardés, à moins que ce ne soit le Diable qui soumette danseurs et danseuses au rythme ensorcelant de son violon... L’emprise de la danse se répand comme une épidémie, et il est tout aussi difficile de l’éteindre qu’un feu d’incendie. On raconte par exemple qu’en 1374 quelques possédés entrèrent dans la ville de Liège en dansant au nom de saint Jean et qu’alors de nombreuses personnes, apparemment saines de corps et d’esprit, furent subitement possédées par les démons et se joignirent aux danseurs.

Pieter Bruegel l'Ancien, Le Pèlerinage des épileptiques à Molenbeek
C’est ainsi que la danse devient transe. Selon G. Rouget, celle-ci a une fonction thérapeutique ; elle manifeste moins un mal-être qu’elle ne permet au contraire de recouvrer son équilibre : La possession est essentiellement un processus de réinsertion de l’individu dans un ensemble qui l’englobe et, corollairement, le rôle de la musique et de la danse est de réconcilier l’individu déchiré avec lui-même. La danse de Saint-Guy, ou de Saint-Jean, telle qu’elle sévissait au Moyen Âge, accompagnée par des musiciens, aurait permis d’atténuer le stress accumulé chez certains sujets exposés à un impérieux besoin d’expression émotionnelle et motrice.

La possession donc ne serait pas tant provoquée que calmée par la musique ou par la danse qui l’accompagne. C’est ainsi que Platon, (Lois, 790-1) décèle dans la danse bacchique un grand bienfait : Lorsque les mères souhaitent endormir leurs enfants qui ont un sommeil difficile, ce n’est pas du repos, mais au contraire du mouvement qu’elles leur donnent, en les balançant sans cesse dans leurs bras ; et au lieu de silence, c’est une mélopée. Disons que, au sens plein du mot, elles enchantent leurs enfants à l’instar des bacchants frénétiques, en employant le mouvement qui unit la danse et le chant. […] Le mouvement ainsi imprimé de l’extérieur domine le mouvement interne, un mouvement de frayeur dans un cas, de frénésie dans l’autre, et l’ayant dominé il fait apparaître le calme et la tranquillité dans l’âme en apaisant le pénible battement qui affectait le cœur de chacun.

Vers la divinité

Le Créateur danse le monde, et, par analogie, la danse des hommes peut être envisagée comme un rite, comme un des moyens par lesquels nous allons pouvoir remonter vers l’origine des choses, nous rapprocher du divin, nous unir à lui.
Alain Daniélou

Photogramme des Maîtres Fous de Jean Rouch
Selon Henri Jeanmaire, le dionysisme prétendait, non pas réaliser le bonheur dans l’impassibilité, mais la joie dans l’agitation corporelle. Ce n’est pas à la contemplation de l’ordre divin, c’est aux élans frénétiques qui précédaient et préparaient l’union intime avec le dieu, à l’abandon total à sa toute-puissance et à l’anéantissement de la raison devant cette puissance, qu’il demandait la voie du salut. Dans la danse de possession, la divinité s’empare du corps et de l’esprit des participants. Ces derniers sont plongés dans un état second, pour ainsi dire hypnotique, et pour eux la danse transpose et amplifie l’action physiologique de la musique.

A l’inverse, c’est à son initiative, en frappant sur son tambour, que le chaman convoque les esprits et amorce son « voyage » spirituel. L’âme en quête de la divinité fait volontiers appel à la musique et à la danse. Toute cérémonie religieuse n’est-elle pas en fait une mise en scène qui les met, directement ou indirectement, en œuvre ? Dans ce cas les participants agissent au lieu de subir. A la frénésie dionysiaque qui exprime le caractère terrible et redoutable du dieu, se substitue une danse de ferveur qui en fait l’éloge et que l’on peut qualifier d’« apollinienne ». Il ne s’agit pas pour autant de l’extase dont il a été question à propos d’une « sainte folie » et qui implique silence et immobilité, mais de la transe qui met le corps en mouvement. C’est ainsi par exemple que l’esprit divin anime les fidèles exaltés dans certaines églises ou les danseuses sacrées de l’Inde, les derviches tourneurs ou David accompagnant l’Arche d’alliance…

Avec tambours et flûtes

David et tout Israël dansaient devant Dieu de toute leur force, en chantant, et en jouant des harpes, des luths, des tambourins, des cymbales et des trompettes.
Bible, 1 Chroniques XIII 8

Bacchanale, vase de Simon Hurtrelle (1673)
Une partie de campagne de Jean Renoir
La danse peut s’accommoder de toutes sortes d’instruments, mais il semble que ce soit la flûte, dont les tout premiers homo sapiens jouaient déjà, qui soit plus particulièrement attachée au culte de Dionysos, de même que la lyre l’est à celui d’Apollon : l’aulos, la flûte double – en fait une sorte de clarinette, dotée d’une hanche - ou bien le syrinx, la flûte de Pan. Syrinx était une nymphe qui, poursuivie par Pan, obtint d’être métamorphosée en roseaux ; dépité de ne pouvoir la posséder, le dieu soupira et son souffle à travers les roseaux produisit un son léger, une sorte de plainte ; séduit par la douceur de cette mélodie, il les attacha ensemble et s’en servit pour évoquer le souvenir de la nymphe désirée. C’est par ailleurs Athéna qui inventa l'aulos afin d’évoquer le son d’une lamentation funèbre ; mais l'instrument déformait ses traits lorsqu’elle en jouait et elle l’abandonna ; c’est alors que le satyre Marsyas le récupéra pour son malheur, puisqu’il fut écorché vif pour avoir osé défier Apollon et sa lyre. Tel est l’instrument qui incarne le mieux l’exubérance de la ferveur dionysiaque. Comme le note Maria Daraki, au son de la flûte, rien n’est plus gai qu’une invasion des morts.

La flûte oblique (ney) est également l’instrument des derviches mevlevis : chaque pèlerin de Dieu est une flûte que le souffle divin fait chanter, et de fait l’une des premières choses créées par Allah aurait été un roseau. Ce sont encore les flûtes, ou les fifres, qui, appuyés par les tambours, animent les carnavals : c’est à leur son qu’à Dunkerque, comme à Binche ou à Bâle, les carnavaleux se mettent en marche, tandis que ce sont les trompettes qui déclenchent les chahuts…

La flûte a, au cinéma, inspiré Jean Renoir (Boudu sauvé des eaux, Une partie de campagne ou La grande Illusion) comme, par dérivation, les clarinettes et autres instruments à vent restent dans les films de Kusturica, avec les percussions, des instruments foncièrement dionysiaques ; ce qui n’empêche pas bien sûr les cordes – violons tziganes ou guitares andalouses - de se joindre au délire musical.

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biblio-filmographie

Livres

. Yvonne de SIKE, Fêtes et croyances populaires en Europe, Bordas, 1994
. Henri JEANMAIRE, Dionysos : histoire du culte de Bacchus, Payot, 1970
. Maria DARAKI, Dionysos et la déesse terre, Flammarion, 1994
. Alain DANIELOU, Shiva et Dionysos, 1979
. Claude GAIGNEBET, Le Carnaval : essais de mythologie populaire, Payot, 1974
. Gilbert ROUGET(1980), La musique et la transe, 1990
. Ananda COOMARASWAMY, La Danse de Çiva, L’Harmattan, 2000
. Pierre GORDON, Les Fêtes à travers les âges, Arma Artis, 1983
. Jacques HEERS, Fêtes des fous et carnavals Fayard, 1983
. Daniel FABRE, Carnaval ou la fête à l’envers, Gallimard, 1992
. Michel BOURLET, L’Orgie sur la montagne, 1983
. Pascal DUPLESSIS, Vengo, 2000
. Croyances, fêtes et superstitions, Sciences et avenir, hors série janvier 2013
. France SCHOTT-BILLMANN, Le Besoin de danser, Odile Jacob, 2001
. France SCHOTT-BILLMANN, Possession, danse et thérapie, Sand, 1985

Films

. Jean ROUCH, Les Maîtres fous, 1955
. Blake EDWARDS, La Party, 1969
. Jean RENOIR, French Cancan, 1955
. Jean RENOIR, La Règle du jeu, 1939
. Thomas VINCENT, Karnaval, 1998
. Emir KUSTURICA, La Vie est un miracle, 2002
. Emir KUSTURICA, Chat noir, chat blanc, 1998
. Michael POWELL, Emeric PRESSBURGER, Les Chaussons rouges, 1948
. Sidney POLLACK, On achève bien les chevaux, 1969
. Robert ALTMAN, Nashville, 1975
. Stanley KUBRICK, Docteur Folamour, 1964
. Carlos SAURA, Tango, 1998
. Jean-Daniel POLLET, L’Acrobate, 1976
. Tony GATLIF, Latcho Drom, 1993
. Tony GATLIF, Exils, 2003
. Michael WADLEIGH, Woodstock, 1970
. Milos FORMAN, Au feu les pompiers !, 1967
. Marcel CAMUS, Orfeu negro, 1959
. Nima NOURIZADEH, Projet X, 2012
. John BRAHM, Hangover Square, 1945

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Programme 2012-13

vengo

France, Espagne- 2000 - 90 minutes
couleurs
tragédie andalouse

Réalisation : Anselmo Duarte
Scénario : Anselmo Duarte, d'après Dias Gomes
Image : H.E. Fowle
Musique : Gabriel Migliori
Interprètes : Leonardo Vilar (Zé), Gloria Menezes (Rosa), Dionisio Azevedo (le père Olavo), Geraldo Del Rey(Bonitao)

SUJET
L’Andalousie : Caco, traumatisé par la mort accidentelle de sa fille, noie son chagrin dans l’alcool, accompagné de son jeune neveu, Diego, handicapé physique, qui ne rêve que de fêtes, de femmes et de flamenco. Mais le père de celui-ci a tué un membre de la famille des Caravaca et doit se cacher au Maroc. Leur passion commune pour la musique et la danse est incapable de réconcilier les deux familles et, en l’absence du coupable, il faudra bien que quelqu’un s’acquitte du paiement du sang.