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ivresses, le retour de dionysos : les énergies psychiques

Dans le cadre de la Fête de la Science, avec le soutien de la Région des Pays de la Loire et la participation de l’IPSA.

du mardi 9 au mardi 16 octobre 2012

mardi 9 octobre, 20h : Film documentaire Rites, rythmes et transe (52 min), de Martin Meissonier et Jean-Jacques Flori, présenté par Philippe Grosbois
Film diffusé en 1993 sur la chaîne ARTE, dans le cadre de l'émission Mégamix
Alors qu’en cette fin de millénaire, on parle beaucoup de spiritualité et d’irrationnel, nous avons voulu réfléchir d’une autre façon aux musiques que nous aimons. Les concerts de trash, de hard, de rock, de variétés grandissent en volume, en effets lumineux pour nous emmener toujours plus loin en remplissant le rôle émotionnel des cérémonies de jadis. Plus encore, les rave-parties, avec leurs mystères, leurs drogues, leurs light-shows, poussent vers cette soif d’absolu. Ces nouveaux rituels que nous pratiquons sans le savoir ne sont-ils pas l’exutoire de quelque chose de beaucoup plus ancien ? L’appel à la transe, refoulé dans l’inconscient, est toujours présent. Une émotion particulière, ou un événement grave suffit à la faire resurgir spontanément. Serait-ce le drame de notre société d’avoir nié ce besoin et empêché ses manifestations.

IPSA, Amphithéâtre Bonadio Université Catholique de l'Ouest (entrée 50 rue Michelet)   
Gratuit

mercredi 10 octobre, 20h : Film
Au-delà du réel (USA, 102 min.) de Ken Russell, avec présentation et débat en présence de Philippe Grosbois

IPSA, Amphithéâtre Bonadio
Gratuit

jeudi 11 octobre, 18h30 : Conférence
Les états modifiés de conscience par Philippe Grosbois, maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie, anthropologue de la santé, Institut de Psychologie et Sociologie Appliquées (Université Catholique de l'Ouest)

De l'intérêt et des dangers de l'utilisation des hallucinogènes aux applications thérapeutiques (rêve éveillé, hypnose, imagerie mentale) : Cette conférence s’inscrit dans le prolongement des projections du documentaire Rites, rythmes et transe et du film de Ken Russell Au-delà du réel. En effet, le dénominateur commun entre les rites magico-religieux traditionnels, les recherches en laboratoire sur les effets de l’isolement sensoriel et l’utilisation psychothérapeutique des hallucinogènes réside dans l’état modifié de conscience induit chez les participants, les sujets des expériences ou les patients. Nous verrons qu’il y a une continuité anthropologique entre les rites initiatiques des sociétés traditionnelles et certaines psychothérapies contemporaines comme l’hypnose ou l’utilisation de diverses formes d’imagerie mentale comme le rêve éveillé.
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit

mardi 16 octobre, 20h15 : Film
Vol au-dessus d'un nid de coucou (USA, 133 min.), de Milos Forman, avec présentation et débat en présence de Dominique Robert, médecin psychiatre, chef de service au CESAME

Cinéma Les 400 Coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 7,60 €, réduit 6 €, carnets 5,15 € ou 4,55€
groupes sur réservation auprès des 400 Coups 3,80 € le matin (du mercredi 10 au mardi 16 octobre)

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Commentaires

Textes de Philippe Parrain

« Au-dessus » et « au-delà » : les titres des deux films qui nous occupent ici nous invitent à nous projeter dans une autre dimension. Et dans les deux cas, il s’agit d’une plongée vers les tréfonds de la conscience : les souffrances qui se tapissent au creux du nid de coucou d’une part, les angoisses liées à la quête des origines d’autre part. L’enjeu, dans les deux cas, semble être de libérer, de ranimer les forces vives de l’individu et de la société ; celles-là mêmes que, dans l’antiquité, déchaînait le bouillant Dionysos. Une société bien rangée, une pensée pragmatique ou bien dogmatique, des comportements conformes, assortis de psychotropes en cas de besoin, apportent-ils toutes les réponses ? Le dieu de tous les excès, le maître du désordre n’a-t-il plus de rôle à jouer ? Que ce soit pour réconforter ou bien pour engendrer le chaos…

Randle McMurphy (Jack Nicholson)

Vol au-dessus d’un nid de coucou
Pour Milos Forman qui a été marqué par son enfance en Tchécoslovaquie, sous un régime communiste, le grand conflit est celui qui oppose l’individu à l’institution. Ses personnages se définissent comme des marginaux. Le réalisateur les observe d’un regard bienveillant et attentif, comme celui de ce Chef indien qui prétend être sourd-muet et reste impassible, mais qui enregistre tout avant de briser ses chaînes. Tel McMurphy escaladant le grillage de l’asile, il s’attache, de Taking off à Amadeus, et de Hair à Larry Flynt à opposer un besoin vital d’évasion au manque d’ambition, à la pression des convenances et au conformisme. Et ce rêve de liberté trouve tout naturellement son expression dans de stimulants moments d’ivresse, car l’auteur de Au feu les pompiers est également un peintre de la fête.

Tourné en décors réels dans un hôpital psychiatrique de Salem en Oregon, Vol au-dessus d’un nid de coucou a fait appel à la participation – outre celle du directeur qui tient son propre rôle – de quelques véritables malades mentaux dont on dit que l’état s’en serait trouvé amélioré.

Emily hallucinée

Au-delà du réel
Le titre français peut être trompeur. En fait ce film a été vaguement inspiré de l’épisode Plus fort que l'homme (Expanding Human) de la série TV Au-delà du réel (The Outer Limits).

Réalisateur visionnaire, Ken Russell, le « Fellini du Nord », se caractérise par son sens de la démesure, son style baroque à la limite du bon goût, son esthétique délirante et son discours subversif. Sa vision est définitivement subjective, fantasmée et hallucinatoire.

Il a abordé différents genres, avec une prédilection pour les biopics (films biographiques de personnages célèbres) où l’authenticité des faits compte moins que l’expression des aspirations et désirs de ses personnages. Il a par ailleurs réalisé des films historiques, musicaux, fantastiques ou de science-fiction…

Le point de vue adopté dans Au-delà du réel propose un glissement entre le constat scientifique et l’exubérance des visions, entre la « réalité » et la subjectivité tourmentée d’Eddie (ou bien, à la fin, celle d’Emily), posant la question : qu’est-ce qui est vrai, objectivement parlant ?

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thèmes mytho-légendaires des films

L'infirmière Ratched et ses acolytes

Il semble bien que le convivial dieu de la vigne et du vin fut à l’origine, dans la préhistoire, une divinité terrible, ivre de violence. C’est ce dieu qui semble invoqué dans Au-delà du réel, avec une régression vers des temps chaotiques : l’irruption brutale de l’humanité primitive au sein de l’espace rationaliste des laboratoires de recherche. C’est au contraire, dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, le cadre hospitalier qui s’avère terrible, agressif, mais sur une base rationnelle, loin de toute ivresse communicative ; les malades y sont catalogués de « fous », mais ce sont en fait des aliénés qui renoncent à la vie. Et c’est en y semant le désordre, en brisant les chaînes que « Dionysos » s’y manifeste ; il apporte avec lui la vraie folie, celle de la liberté reconquise ; il révèle des rapports plus chaleureux et rétablit le lien humain entre les protagonistes. Mais l’enjeu reste, dans les deux cas, le même : le développement des capacités mentales de l’individu grâce à la libération de forces qui ont été bridées par un certain conformisme social et intellectuel. Dans les deux films, c’est sur le personnage principal – respectivement Eddie ou McMurphy – que repose l’accomplissement de cette mission ; ils interviennent au nom du groupe comme des intermédiaires entre la réalité quotidienne et l’au-delà de la conscience, ils assurent le passage du profane au sacré, au même titre pourrait-on dire qu’un prêtre ou un chaman.

L’avenir de l’homme

Nous avons peut-être démontré l’existence d’une force totalement neuve.
Eddie dans Au-delà du réel

Le fantasme de l’invention, de la fabrication d’un homme nouveau - théoriquement doté de facultés supérieures, mais le plus souvent régressif - n’est pas récent. Nous l’avons déjà analysé avec Frankenstein. Il y avait auparavant la tradition du golem, cet homme artificiel façonné par le rabbin Loew ; la robotique poursuit ce même projet dont le grand modèle reste, dans les différentes traditions, la création du premier homme. Mais dans tous ces cas l’expérience s’avère décevante : l’être soi-disant parfait se rebelle et révèle une nature sauvage, incontrôlable. Adam lui-même, qui pourtant avait été créé semblable à Dieu, se retourne contre son créateur. Seuls les dieux – et aujourd’hui certains héros de cinéma – bénéficient d’une science supérieure qui leur permet d’appréhender des réalités inaccessibles au commun des mortels. On peut y ajouter tous les magiciens, fées, devins et prophètes, à commencer par l’enchanteur Merlin, ainsi que, dans un autre registre, les loups-garous et autres vampires.

Eddie défie la recherche officielle, il dit non à tout leur fatras de fadaises et à leur jeu social grotesque ; ce qu’il veut c’est démultiplier les pouvoirs de l’Homme, à commencer par les siens propres, en ouvrant l’accès à de nouveaux niveaux de conscience. Mais, tout comme Gilgamesh aspirant à l’immortalité, Prométhée volant le feu divin ou Faust concluant un pacte avec le Diable, il se trouve emporté par la démesure de son projet ; il joue à l’apprenti sorcier et finit par s’y brûler les ailes.

McMurphy, quant à lui, revendique sa propre folie qui, pour lui comme pour Eddie, est simplement un autre niveau de conscience. Il refuse au nom de la communauté le conditionnement de l’esprit auquel sont soumis ses camarades, cantonnés dans leur statut d’internés. Ceux-ci sont en effet au début prostrés, inertes, endormis, certains d’entre eux ligotés ; assujettis par la prise de médicaments et bercés par la musique d’ambiance : tout un rituel très « orthodoxe » dont tous les gestes sont mesurés, conventionnels et auquel répondra à la fin celui de la fête dionysiaque.

Le réveil des énergies

Eh bien, Monsieur McMurphy, vous nous demandez de modifier un emploi du temps minutieusement établi...
Mildred Ratched, dans Vol au-dessus d’un nid de coucou
Le défi de McMurphy

Le générique de Vol au-dessus d’un nid de coucou montre une paire de phares émergeant de la nuit : McMurphy surgit d’un paysage de marais et de montagnes, autrement dit de nulle part ; et bientôt, démenotté, il part d’un formidable éclat de rire libérateur. Tel Dionysos, il vient bouleverser l’ordre établi ; il s’instaure comme le maître du jeu, mène la danse et les accouplements, et entreprend de redonner vie à ses compagnons. Marginal, il incarne le bouffon, celui qui, dans bien des sociétés, détient la liberté de franchir les limites, de briser les jougs, de réactiver les forces vives. Comme le note B. Hell : Fort de cette appartenance constante au monde de l’invisible, le bouffon fait et dit ce qui lui plaît. Il n’en sera pas moins, comme Eddie, finalement sacrifié.

Eddie dans le caisson d'isolation sensorielle

Ce dernier commence aussi par émerger du chaos, du vide. Plongé dans un océan cosmique réduit à la taille d’un caisson de laboratoire, il est confiné dans une boule en forme d’œuf, avec un bruit de bulles pouvant évoquer une respiration animale. Et il faut que son collègue Arthur frappe trois coups, comme au théâtre, pour marquer son entrée en scène, tel un deus ex machina. Et c’est bien comme un dieu qu’il apparaît ensuite en contrejour dans la lumière de la porte, alors que tous les joyeux convives l’espèrent comme le messie : Le voilà !

Les Grecs processionnaient, en l'honneur de Dionysos, des phallus géants. Le paysage mexicain en propose aussi à Eddie avant qu'il pénètre dans la grotte vaginale de son initiation.

Dans les deux films il est question de libération, de défoulement en même temps que de régression, du réveil des instincts primitifs, ne serait-ce que, pour les pensionnaires de l’asile, en renouant avec leurs désirs, leurs pulsions d’avant la névrose. Eddie, lui, retourne aux fondamentaux, à la recherche du soi originel : la première âme, la matière non créée. Et, pour cela, il retrouve, avec le magma bouillonnant de la préparation des champignons par les Indiens, le chaos primordial. L’énergie phénoménale qui est libérée peut alors, comme celle d’une fission nucléaire, tout réduire à néant. Mais la transe, aussi intense soit-elle et potentiellement destructrice, reste, comme celle du chaman, activement recherchée et contrôlée.

Ces resourcements constituent, pour ceux qui les vivent, de véritables révélations. Ils représentent une sortie du néant, une naissance à soi-même dans la douleur : l’ultime moment de terreur qui est le début de la vie.

La fête rituelle

C’est à faire la fête que McMurphy ne cesse de convier les pensionnaires de l’asile : joueurs de basket, spectateurs d’un match virtuel de baseball, embarqués dans la « nef des fous » ou livrés à la (petite) orgie qui conclut leur initiation, c’est collectivement qu’ils se libèrent et se révèlent à eux-mêmes. Leur ivresse est nécessairement communicative.

Par contre, même s’il prétend agir au nom de la science et de l’humanité, l’expérience que vit Eddie dans son caisson est individuelle. Et pourtant le moment clef de son itinéraire – sa participation à la cérémonie indienne sur le sommet symbolique de la montagne - se doit d’être communautaire et ritualisé. Il y a transmission et, même si le trajet est solitaire, il débouche sur une tentative de socialisation lorsqu’Emily, qui se déclare envoûtée, possédée par lui, doit elle aussi plonger dans le tourbillon infernal afin de pouvoir le rejoindre et le ramener à la réalité.

McMurphy arrose ses camarades

Et la fête culmine, comme à la fin du film Un singe en hiver, en un formidable feu d’artifice, un véritable jaillissement dionysiaque. Les hallucinations qui concluent la quête d’Eddie en constituent le bouquet visionnaire. Elles prennent une dimension cosmique. Tandis que c’est en les arrosant copieusement qu’avant de les emmener en bateau, McMurphy célèbre le dieu qui faisait jaillir de terre des sources d'eau, de vin et de lait. La fête finale fait sauter tous les verrous et tabous au sein de l’asile, et c’est au réveil de la force brute que l’on assiste lorsque le Chef se met en mouvement et libère les eaux de la fontaine devenue puissant jet d’eau.

Eddie en proie aux hallucinations

Mais il n’est pas de fête dionysiaque sans sacrifice ni victime, sans quelqu’un qui se sacrifie pour la communauté. Eddie le sait bien dont le comportement est celui d’un flagellant et qui revit la Crucifixion même lorsqu’il fait l’amour. Il s’offre lui-même, corps et âme, pour le progrès de l’humanité. Ce qui ne l’empêche pas, telle une ménade célébrant en état de transe Dionysos, de déchiqueter sa propre femme sous l’espèce d’un iguane et de dépecer et manger crue une brebis.

Telle est également l’attitude de McMurphy lorsque, hors de lui, il se jette sur Ratched et l’attaque sauvagement, libérant une tension trop longtemps maintenue, moment qui n’est pas sans évoquer dans le mythe dionysien la furie des ménades se jetant sur le roi incrédule Penthée. Mais, comme Eddie, c’est McMurphy qui est la véritable victime : le dieu qui s’offre en sacrifice ; il souffre le martyre et est annihilé pour le salut des autres patients, et surtout du Chef qui s’en trouve libéré et fortifié, non sans avoir parachevé l’œuvre sacrificielle. Mais le supplicié n’est pas vraiment mort. Il reste présent après sa disparition dans la mémoire de ses fidèles ; ceux-ci à la fin veulent croire, contre toute évidence, au mythe : McMurphy est parti... Il a assommé deux gardes et il s’est évadé.

Emily et Eddie après l'orage

Après l’effervescence dionysiaque, les deux films proposent un retour au calme : Eddie peut enfin, par-delà les épreuves, retrouver Emily et sa famille et bénéficier d’une vie pacifiée. Tandis que l’asile, une fois la révolte matée, retrouve la sérénité de ses petits rites quotidiens. Il n’y en a pas moins, chez les patients, un réveil des consciences qui les tire de leur torpeur nocturne lorsque le Chef quittant ce monde (une « ascension » ?) leur arrache un formidable rire libérateur.

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Les errances de l’esprit

Les plus grands bienfaits nous viennent de la folie, à condition que cette folie nous soit accordée par don divin.
Platon, Phèdre

L’homme n’est pas seulement corps ; il est aussi esprit, et sans doute âme. Et ce qui l’anime, ce ne sont pas uniquement les instincts, les sentiments et la raison ; il convient certainement d’y ajouter un brin de folie : quelque chose d’irrationnel, dénué de tout esprit de rentabilité ; quelque chose de futile, d’inutile, voire de nuisible et destructeur. On reconnaît bien là la signature du dieu de tous les délires, Dionysos.

La soif d’irrationnel

Le siècle des lumières et le positivisme sont loin d’avoir définitivement établi le règne de la Raison. On décèle tout au long de l’histoire la résurgence de manifestations aberrantes, le recours à des pratiques marginales relevant de la fantaisie ou de la folie. Les périodes de crise sont particulièrement concernées. Notre société notamment est témoin de ce redoutable retour du Sauvage à l’intérieur de la sphère domestique que signale Bertrand Hell.

Cela revient à dire qu’il faut sortir des sentiers battus, renoncer aux repères convenus d’un monde balisé, repousser les limites de la conscience ordinaire, en un mot délirer. Seul celui dont le regard ne s’arrête pas aux simples apparences et qui prend des risques peut prétendre s’ouvrir à une réalité autre et même « voir Dieu en face ».

La Tour de Babel de Pieter Bruegel

Ce privilège d’humanité « augmentée » réside dans le rêve, la fantaisie, la contemplation, la folie douce ou furieuse, ou quelque forme d’ivresse, voulue ou subie. Il appartient aux poètes, aux mystiques, aux insensés et à ceux qui gardent leur âme d’enfants. Reste à savoir si ceux-là sont élus ou bien maudits par les dieux, puisque que Dieu dans le monothéisme se sert de la folie pour punir ses créatures et qu’en Grèce, le plus souvent, elle était un châtiment adressé aux hommes en proie à la démesure. La foi apportée aux délires sacrés de la pythie de Delphes ou de la sibylle de Cumes ne fait pas oublier l’incrédulité et l’accusation de folie dont était l’objet Cassandre lorsqu’elle voyait avec précision les catastrophes imminentes.

Big Fish de Tim Burton

Quoi qu’il en soit, de nouveaux champs de conscience deviennent ainsi accessibles. Cela va des attraits du merveilleux à la force de l’illusion cosmique, la maya hindoue qui est à la fois voile d'ignorance et force de connaissance : le monde sensible, tel que nous le percevons, ne serait qu’apparence dissimulant, ou bien manifestant la réalité divine. A une échelle plus modeste, les fées et les magiciens sont capables de créer des mondes enchantés et trompeurs qui se substituent à notre banale réalité. Tels sont le pays des merveilles d’Alice ou le château endormi de la Belle au bois dormant, les univers fantastiques du Magicien d’Oz ou de L’Histoire sans fin… La fée Morgane conçoit le Val sans Retour aux multiples sortilèges pour y retenir ses amants infidèles. Et les récits de science-fiction nous projettent dans des mondes parallèles qui révèlent les dimensions cachées de notre univers.

Fou sur une maison
de La Ferté-Bernard

Dans certaines sociétés, l’inversion ne concerne pas uniquement l’environnement, mais aussi les individus. Quelques-uns d’entre eux se définissent comme des « contraires », qui travestissent la réalité et imposent l’évidence du mensonge. Tel le personnage de Petit Cheval dans Little big Man, ils choisissent de tout vivre à l’envers : s’habiller en femmes s’ils sont des hommes, se couvrir lorsqu’il fait chaud et se dévêtir lorsqu’il fait froid, se laver avec du sable et se sécher avec de l'eau, pleurer quand ils sont heureux et rire quand ils sont tristes... Les dieux que l’on appelle des décepteurs (tricksters en anglais) leur répondent sur le plan mythique. Bouffons, rusés, trompeurs, aptes à se métamorphoser, foncièrement amoraux, ce sont des personnages ambigus, imprévisibles, capables du meilleur comme du pire : apporter aux hommes les arts, les techniques et la médecine, et leur jouer en même temps des tours pendables en les assujettissant à la mort... Loki, dans la mythologie nordique, figure parmi eux, tout comme Dionysos en Grèce. Tous deux s’immiscèrent parmi les grands dieux (les Ases pour l’un, les Olympiens pour l’autre), et tous deux s’imposèrent comme d’indispensables éléments perturbateurs. Selon la formule de Roger Bastide, ils viennent introduire le désordre dans l’ordre pour l’empêcher de se fermer. Cette même fonction fut assurée par les fous de cour qui relativisaient le pouvoir du roi, ou, au niveau populaire, par les idiots du village, et elle est perpétuée sur le plan festif par toutes les manifestations carnavalesques : la nécessité ressentie, dans le cadre d’une société qui s’organise, de ménager une porte de sortie vers l’irrationnel, d’échapper à la normalité.

Quant aux fous à proprement parler et à leurs visions délirantes, ils ne manquent pas dans la mythologie : Lancelot, condamné à ne plus revoir Guenièvre, et Yvain, coupable d’avoir négligé sa dame, perdent la raison et s'enfuient dans la forêt où ils vivent comme des bêtes sauvages. Attis, frappé de folie par Cybèle qui le désire, s'enfuit sur le mont Didyme où il s'émascule. Ajax, furieux de ne pas se voir attribuer les armes d’Achille, égorge tout un troupeau de moutons en croyant immoler les Grecs. Héraclès, devenu fou, tue ses enfants qu’il confond avec d’autres, et leur mère… Et leur modèle à tous, encore une fois, Dionysos, égaré par la jalousie d’Héra, perd la tête et se met à errer de par le monde.

L’art et la littérature ont amplement célébré ces héros qui, portés par leurs visions, s’ensauvagent. Ils ont dépeint ces univers en marge. Mais c’est peut-être le cinéma qui, sous le regard d’artistes inspirés, est le plus apte à visualiser, à concrétiser de telles réinterprétations du monde.

La sortie du chemin

Ces états « autres » ne sont pas toujours imposés aux hommes. Ils peuvent aussi être désirés, recherchés, provoqués, ne serait-ce que par les fidèles qui souhaitent participer à la nature de leurs dieux. Les états modifiés de conscience font dans ce cas l’objet de rituels. Sans parler des Bacchantes ensauvagées par Dionysos, les Galles - les prêtres de Cybèle - célébraient Attis par des danses frénétiques, jusqu’au délire, et pratiquaient des rituels d'auto-castration. Les Soufis de même parviennent à l’union avec Dieu en scandant obstinément le nom d’Allah et en dansant sans relâche jusqu’à la transe. Partout dans le monde les célébrations religieuses sont exacerbées par une musique répétitive et l’usage d’encens ou de substances aromatiques ; rituels codifiés, invocations psalmodiées, sacrifices sanglants, marches sur le feu, processions de flagellants, mutilations… entendent donner accès à la conscience divine.

Quoi qu’il en soit, de nouveaux champs de conscience deviennent ainsi accessibles. Cela va des attraits du merveilleux à la force de l’illusion cosmique, la maya hindoue qui est à la fois voile d'ignorance et force de connaissance : le monde sensible, tel que nous le percevons, ne serait qu’apparence dissimulant, ou bien manifestant la réalité divine. A une échelle plus modeste, les fées et les magiciens sont capables de créer des mondes enchantés et trompeurs qui se substituent à notre banale réalité. Tels sont le pays des merveilles d’Alice ou le château endormi de la Belle au bois dormant, les univers fantastiques du Magicien d’Oz ou de L’Histoire sans fin… La fée Morgane conçoit le Val sans Retour aux multiples sortilèges pour y retenir ses amants infidèles. Et les récits de science-fiction nous projettent dans des mondes parallèles qui révèlent les dimensions cachées de notre univers.

Ce privilège d’humanité « augmentée » réside dans le rêve, la fantaisie, la contemplation, la folie douce ou furieuse, ou quelque forme d’ivresse, voulue ou subie. Il appartient aux poètes, aux mystiques, aux insensés et à ceux qui gardent leur âme d’enfants. Reste à savoir si ceux-là sont élus ou bien maudits par les dieux, puisque que Dieu dans le monothéisme se sert de la folie pour punir ses créatures et qu’en Grèce, le plus souvent, elle était un châtiment adressé aux hommes en proie à la démesure. La foi apportée aux délires sacrés de la pythie de Delphes ou de la sibylle de Cumes ne fait pas oublier l’incrédulité et l’accusation de folie dont était l’objet Cassandre lorsqu’elle voyait avec précision les catastrophes imminentes.

Le "cri" d'Eddie dans Au-delà du réel

Nombreux sont les modificateurs de conscience qui permettent de « sortir de soi-même », autrement dit d’entrer en « extase ». On peut citer la création artistique et la méditation, la musique et le rythme, le jeûne et bien sûr l’absorption de certaines substances. Tels sont par exemple le philtre d’Iseult, capable de rendre ivre d’amour, les fleurs de pavot avec lesquelles Hypnos pouvait endormir les dieux comme les hommes, ou les onguents qui permettaient aux sorcières de s’envoler. Les puissants délires dans lesquels étaient entraînés les consultants dans les sombres profondeurs de l’antre de Trophonios à Delphes combinaient apparemment les effets de l’isolation sensorielle et de substances opiacées. La drogue constitue certainement aujourd’hui le moyen le plus commode et le plus répandu pour atteindre des états modifiés de conscience.

Reste à définir dans quelle mesure on a affaire là à des expériences individuelles ou collectives, sachant que l’ivresse dionysiaque se doit d’être communicative. Et peut-on parler d’une fuite de la réalité ou d’une expansion de la conscience ? Y a-t-il asservissement ou exaltation, conditionnement psychique ou libération ?

Les soirées techno, rave parties ou matches de foot font partie de ces célébrations qui semblent perpétuer ou réactiver les grands rassemblements traditionnels. Ces moments festifs, associés au bruit, aux effets de lumière, à l’alcool et à certaines drogues, permettent également d’entrer dans un état second, de se couper du reste du monde et de partager un moment l’illusion d’être ensemble, de communier avec les autres. Ne dit-on pas que le LSD aurait une fonction religieuse ? Mais ne s’agit-il pas plutôt de démonisme, d’une actualisation du dionysisme dans sa dimension subversive ?

La voie du chaman

Le chamanisme (ou un certain « chamanisme ») devient à la mode dans nos sociétés occidentales. On a en effet tendance à considérer que cette religion ne serait pas propre aux Bouriates de Sibérie. Elle serait universelle et aurait été présente dès les temps préhistoriques ; beaucoup d’éléments semble la rapprocher, dans la Grèce ancienne, du culte de Dionysos, le grand « Maître du désordre ». L’étymologie du mot « chaman » renverrait aux idées de « danser, bondir, remuer, s'agiter », ce qui rentre bien dans les attributions de ce dieu.

Plus qu’une religion, le chamanisme est une conduite, une technique pour appréhender le monde dans toutes ses dimensions. Que ce soit au bruit du tambour ou en faisant appel à des hallucinogènes, en provoquant des extases contrôlées et en revêtant éventuellement la forme et l'apparence d'animaux, il invite au « voyage » de l’âme au pays des esprits, dans la surnature, vers des espaces dont l'accès est habituellement interdit aux hommes. Mais s’agit-il de participation à la nature divine ou de possession par le Diable ou les esprits ? Sommes-nous du côté du Bien ou du Mal ? Les esprits invoqués, avec lesquels il faut négocier, peuvent, comme le dit B. Hell, se montrer amoraux, cupides, assoiffés de plaisir et de débauche, brutaux ; en même temps ils symbolisent le principe dynamique de la vie, ils incarnent l’énergie vitale, la force brute. Le chamanisme ignore ces frontières, comme sans doute la sorcellerie ou, pourquoi pas, ces rassemblements de jeunes qui remplacent les plantes psychotropes et le recours au tambour du chaman par le LSD ou l’ecstasy, et la pulsion rythmique des basses.

Le chaman, contrairement au commun des mortels, a appris à gérer son extase. Il a la capacité de monter et descendre à son gré au travers des différents niveaux de réalité, depuis le Ciel (expériences de vol magique et d'ascension) jusqu’aux profondeurs de l’Enfer. Il y rencontre les entités des mondes supérieurs et inférieurs et en revient gratifié de clairvoyance, conseils, remèdes et pouvoirs « magiques ». Ce qui lui permet de donner sens aux événements et d’agir sur eux.

Dionysos, lui aussi, ne cesse de voyager. Etrange étranger, il vient des enfers et accède à l’Olympe, au ciel. Lui aussi s’adonne à l’ivresse, à la transe et aux excès. On pourrait le considérer comme un « grand chaman », un guide pour effectuer le voyage à travers les états de conscience.

Scène de transe
dans le film
Les Fils de l'eau de Jean Rouch

La pratique du morcellement du corps également est commune au dieu et au chaman. Au-delà des blessures ou mutilations qui accompagnent souvent la possession, celui-ci quitte son enveloppe charnelle et connaît une mort rituelle suivie d'une résurrection. Mircea Eliade en fait cette description : Les esprits lui coupent la tête qu'ils mettent de côté (car le candidat doit assister de ses propres yeux à sa mise en pièces) et le taillent en menus morceaux qui sont ensuite distribués aux esprits des diverses maladies. C'est à cette condition seulement que le futur chaman gagnera le pouvoir de guérir. Et la vision se poursuit par celle de la cuisson de sla chair qui est donnée à consommer aux esprits : Ces souffrances physiques correspondent à la situation de celui qui est « mangé » par le démon-fauve, est dépecé dans la gueule du monstre initiatique, est digéré dans son ventre.

N’oublions pas que Dionysos lui aussi fut dépecé et mangé par les Titans et qu’il connut plusieurs morts et résurrections. Et aussi que les Bacchantes, ses fidèles en transe, enthousiasmées (autrement dit « habitées par le dieu ») se jetaient sur leurs victimes, végétales, animales ou humaines, afin de les démembrer et de se repaître de leur chair crue.

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biblio-filmographie

Livres

. Maria DARAKI, Dionysos et la déesse terre, Flammarion, 1994
. Henri JEANMAIRE, Dionysos : histoire du culte de Bacchus, Payot, 1970
. Bertrand HELL, Possession et chamanisme - Les maîtres du désordre, Flammarion, 1999
. Philippe GROSBOIS, L'utilisation psychothérapique de l'image mentale onirique, ANRT, 2008
. Georges LAPASSADE, La Transe, PUF, 1990
. Georges LAPASSADE, Les Rites de possession, Anthropos, 1997
. Carlos CASTANEDA, L'Herbe du diable et la petite fumée, Christian Bourgois, 1984
. Des plantes psychotropes, Imago, 2010
. Claude MEYERS, Mythologies, histoires, actualités des drogues, L'Harmattan, 2007
. Peter T. FURST, La chair des dieux. L'usage rituel des psychédéliques, Seuil, 1974
. Michaël MARTIN, Le matin des Hommes-Dieux : Étude sur le chamanisme grec, sur Internet : http://bcs.fltr.ucl.ac.be/fe/08/chamans

flms

. Samuel FULLER, Shock Corridor, 1963
. David LYNCH, Eraserhead, 1977 Werner
. Werner HERZOG, Aguirre, la colère de Dieu, 1972
. Terry GILLIAM, Las Vegas parano, 1990
. Michael APTED, Cœur de Tonnerre, 1992
. Gaspar NOÉ, Enter the void, 2009
. Night SHYAMALAN, Le sixième Sens, 1999
. Dominique CABRERA, La folle Embellie, 2003
. Nicolas RAY, Derrière le miroir, 1956
. Darren ARONOFSKY, Requiem for a Dream, 2000
. Paddy BREATHNACH, Shrooms, 2006
. Stanley KUBRICK, Shining, 1980
. Roman POLANSKI, Répulsion, 1965
. Vincent WARD, Au-delà de nos rêves, 1998
. Joel SCHUMACHER, L'expérience interdite, 1990
. Neil BURGER, Limitless, 2011

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Programme 2012-13

vol au-dessus d'un nid de coucou

USA - 1975 - 133 minutes couleurs
Entreprise de désaliénation

Réalisation : Milos Forman
Scénario : Bo Goldman, Lawrence Hauben, d'après le roman de Ken Kesey
Image : Haskell Wexler
Musique : Jack Nitzsche, Ed Bogas
Interprètes : Jack Nicholson (Randle McMurphy), Louise Fletcher (Mildred Ratched), Danny DeVito (Martini), Will Sampson (« Chef »), William Redfield (Harding)

SUJET
Randle McMurphy, prisonnier de droit commun, se débrouille pour purger sa peine en se faisant interner dans un asile psychiatrique. Il sympathise avec les patients et ne peut supporter les brimades de l'infirmière-chef. Il se rebelle et révolutionne tout ce petit monde. Il entraîne ses compagnons, dont l’état s’améliore peu à peu, dans une folle virée en bateau. Décidé à s'évader, il fait venir filles et alcool dans l'asile et anime une soirée d'adieu qui dégénère en petite orgie...


au-delà du réel

USA - 1980 - 102 minutes couleurs
Fantastique psych(édél)ique

Réalisation : Ken Russell
Scénario : Paddy Chayefsky
Image
: Jordan Cronenweth
Effets spéciaux : Bran Ferren
Musique
: John Corigliano
Interprètes : William Hurt (Eddie Jessup), Blair Brown (Emily Jessup), Bob Balaban (Arthur Rosenberg), Charles Haid (Mason), Drew Barrymore (Margaret)

SUJET
Un chercheur étudie en laboratoire les effets de l'isolation sensorielle et découvre certains hallucinogènes dans une ethnie d'Amérique du Sud. Des fantasmes commencent à le harceler, tout en le coupant de la réalité. Peu à peu il explore les couches primitives de la conscience et accède, jusqu’au vertige, aux fondements de l'humanité et de l’univers.