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ivresses, le retour de dionysos : une sainte folie

du mardi 4 au jeudi 6 décembre 2012

mardi 4 décembre, 20h15 : Film
La Parole donnée (USA, 97 min.) de Anselmo Duarte, avec présentation et débat en présence de Georges Bertin

Cinéma 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 7,60 €, réduit 6 €, carnets 5,15 € ou 4,55 €

mercredi 5 décembre, 20h : Film documentaire
Dozulé, scénario d'une apparition (57 min.) de Patrick Manain et Georges Bertin, avec présentation et débat en présence des auteurs

Chaque 28 mars, des foules ferventes se rassemblent autour d'une croix blanche sur la Haute Butte de Dozulé, en Normandie. C'est ce jour qu'en 1972 Madeleine Aumont, une mère de famille de 48 ans, aurait vu une croix glorieuse se dresser dans le ciel. Elle sera l'objet d'une cinquantaine d'apparitions.
Certains n'ont pas manqué de cultiver ce terreau de piété, de souffrances et d'espoirs. La bonne foi de la voyante est dépassée par les initiatives d'associations ou de sectes qui se développent en cherchant à s'approprier le message des apparitions qui exige l'érection d'une croix de 738 mètres de haut. Le film rend compte des processus psychosociologiques en jeu dans ces manifestations et dans leur exploitation. Le scénario des apparitions s'inspire largement de l'éducation et du vécu des voyants et s'imbrique dans l'histoire religieuse, mythique et symbolique du lieu. Elles sont, à leur tour, à la source de croyances et de récupérations idéologiques, politiques ou simplement commerciales.

IPSA (UCO), Amphithéâtre Bonadio, entrée 50 rue Michelet

Gratuit

jeudi 6 décembre, 18h30 : Conférence
Religion populaire, religion instituée, par Georges Bertin, chercheur en sociologie, socio-anthropologue, docteur en sciences de l'éducation, directeur des recherches en sciences sociales au CNAM Pays-de-la-Loire, membre du GRECO CRI, groupement de recherches coordonné des centres de recherche sur l'Imaginaire

De 1993 à 1998, nous avons dirigé, à l’UCO, une enquête sur les phénomènes d’apparitions dans l’Ouest de la France. Elle a été publiée chez Desclée de Brouwer en 1998 (Apparitions, Disparitions), puis chez Arsis en 2010 (Présence de l’Invisible). Il s’agissait de cerner les conditions d’émergence et de réalisation de ces phénomènes de nos jours. Ce type de manifestations reprennent partout force et vigueur. Ces conduites collectives interrogent les relations qu’entretiennent les religions institutionnellement constituées avec les religions populaires enracinées dans les traditions locales où émergent de nouvelles formes de religiosité sollicitant la « mentalité magique ». Ainsi, nous nous efforçons de penser l’interaction produite par les imaginaires relevant de diverses formes de religiosité, qui participent d’une sociologie du sacré.
Institut Municipal, place Saint-Éloi, Angers

Gratuit

samedi 8 décembre, 16h30 : Atelier
Initiation à la danse Forró (Brésil), et démonstration de Kizomba et de Semba par Flash Latino

Gym Center, 8 place du Ralliement, Angers

10 € - Inscription obligatoire : 02 41 86 70 80, cinelegende@yahoo.fr

Avec la participation de l'IPSA (Institut de Psychologie et Sociologie Appliquées) de l'Université Catholique de l'Ouest.

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Commentaires

Textes de Philippe Parrain
Tout permet de prédire […] la réapparition graduelle de l’esprit dionysiaque dans notre monde contemporain.
Frédéric Nietzsche

Il n’est guère de civilisations qui ne fassent coexister une culture rationaliste avec des élans de ferveur spontanée. Déjà dans la Grèce antique le délire dionysiaque s’opposait à l’ordre philosophique et politique qui se mettait en place. L’homme et la société aspirent à disposer de certitudes rassurantes qui explicitent le monde et la vie. Le progrès intellectuel et technologique semble vouloir le garantir. Mais en même temps se fait sentir un irrépressible besoin d’échapper aux contraintes, d’outrepasser les limites. A la rigueur du dogme ou du cartésianisme répond la recherche d’une union intime avec la divinité, dans l’exubérance et l’enthousiasme, qui justifie l’inévitable résurgence des anciennes croyances et pratiques dévotionnelles.

La Parole donnée

Ce film, réalisé par un acteur et réalisateur populaire au Brésil, a été consacré en 1962 par une palme d’or au festival de Cannes, attribuée par François Truffaut, volant la vedette à Bresson, Antonioni, Buñuel, Fellini et Visconti  !

Bien que de facture classique, il révèle le cinéma brésilien au moment où le cinema novo, sous l'influence du néo-réalisme italien et de la nouvelle vague française, va s’imposer  : c’est l’année suivante que seront révélés Nelson Pereira dos Santos (Vidas secas), Glauber Rocha (Le Dieu noir et le diable blond) et Ruy Guerra (Os Fuzis). Même s’il est adapté d’une pièce de théâtre, ce film aussi s’inscrit tout en la transcendant dans la réalité locale. Au travers de ce que l’on pourrait considérer comme une comédie à la Feydeau reposant sur un effet d’accumulation, il ouvre sur une critique de l’intolérance religieuse et politique.

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thèmes mytho-légendaires du film

Le vœu à la déesse

Les esprits sont là et il s’agit de composer avec eux.
Bertrand Hell, Possession et chamanisme

D’emblée le film nous plonge dans la chaude ambiance d’un rite candomblé, avant d’isoler le héros en prière devant une statuette de sainte. Le report de la dévotion populaire vers des saints qui relèvent souvent plus de la légende que de l’orthodoxie est un phénomène que l’on connaît bien. La Parole donnée va plus loin en témoignant de la confusion que l’on observe, au Brésil et dans bien d’autres pays, entre ces saints et certaines divinités païennes.

Le candomblé et ste Barbe dans La Parole donnée

Le candomblé est une religion syncrétique qui amalgame diverses traditions  : les dieux africains importés par les esclaves, les esprits autochtones indiens, le catholicisme, le spiritisme… Il s’est largement développé au Brésil, où il compte plusieurs millions d’adeptes provenant de toutes les couches sociales et plus d'une dizaine de milliers de lieux de culte. Essentiellement naturaliste, elle ne propose pas de mystique en tant que telle, pas d’interrogation sur les mystères de la vie ; elle reste pragmatique, proche des hommes qui y trouvent des réponses aux besoins immédiats de leur vie quotidienne.

Tout naturellement, les esprits qui y sont invoqués non seulement voisinent avec les figures dévotionnelles de la chrétienté, mais aussi se substituent à elles. C’est ainsi que Yansan, la déesse guerrière des vents, des tempêtes et du feu, celle que prie Zé, représente ste Barbe que l’on prie chez nous afin de se protéger de la foudre et des explosions  : ayant refusé le mariage que voulait lui imposer son père païen et ayant décidé de se consacrer entièrement à Dieu, celle-ci fut martyrisée par le feu et fut décapitée par son propre père qui, de ce fait, fut foudroyé par le ciel. Yansan, elle, danse, et ce sont ses jupes tournoyantes qui déclenchent les tornades. La première préserve de la mort subite, tandis que la seconde favorise le passage de la vie dans la mort.

A noter que l’action du film se situe un 4 décembre, jour de la Sainte-Barbe, et que cela correspond plus ou moins aux premières fêtes de l’année dyonisiaque  : les Dionysies aux champs.

L’ombre de Dionysos

Ceux que le dieu emplit de sa présence constituent un groupe informel, le thiase, où se mêlent hommes et femmes, esclaves et citoyens : une communauté sans bornes et sans coupures exclusives.
Georges Balandier, Le Désordre

La fête, annoncée dès l’ouverture du film, se développe peu à peu et, de nocturne, éclate au grand jour et prend de l’ampleur jusqu’à tout submerger. Tel Penthée dans son arbre qui, dans la tragédie Les Bacchantes d’Euripide, se laisse emporter, jusqu'à la pire extrémité, par la folie dionysiaque, le curé lui-même, du haut de son clocher, est malgré lui gagné par la liesse populaire et participe au délire collectif en frappant furieusement les cloches. On assiste là à un rassemblement spontané  : quelles que soient les motivations de chacun, tous convergent vers cette «  méga fête  », convoqués par un bouche-à-oreille finalement aussi efficace qu’aujourd’hui l’Internet.

La fête sur les marches de l'église Santa Barbara, dans La Parole donnée

Et cette fête, à l’instar du carnaval, s’affirme comme perturbatrice vis-à-vis de l’ordre social. Sur les marches, ce sont avant tout les réprouvés que l’on retrouve  : ces femmes macumba qui se voient interdites d’entrée à l’église. A Athènes également, c’était les petites gens, ceux qui se sentaient exclus du culte officiel, qui célébraient Dionysos. Le pauvre paysan, apparemment bien naïf, se joint un moment à la procession, mais lui aussi ne pourra pas entrer. Tout comme le Christ dans les Portement de croix de Bosch ou de Bruegel, il est au centre de toute l’effervescence mais il reste isolé, ignoré par la foule déchaînée ; c’est malgré tout lui qui, par sa révolte, est à l’origine de tout le ramdam et qui attise la ferveur collective, de la même façon que le dieu des ivresses, par sa présence, «  enthousiasmait  » les Bacchantes.

La fête tumultueuse, excessive, «  orgiaque  » aurait-on dit dans la Grèce antique, et néanmoins foncièrement religieuse, se sublime à la fin en célébration cultuelle. Il y faut une victime sacrificielle, et ce sera bien sûr l’incarnation de Dionysos, du dieu qui s’oppose au Dieu institué et aux forces de l’ordre social. Peut-on espérer qu’à l’instar de Jésus, son modèle, et de tous ces dieux qui sont morts et ressuscités (Attis, Adonis, Osiris… ou encore le phénix), il reviendra à la vie  ? Le film ne le dit pas, mais le fait qu'il soit accueilli auprès de ste Barbe célèbre sa victoire.

Comble d’ironie, ou changement de perspective  : c’est le personnage du curé qui est interprété par un acteur prénommé «  Dionisio  » (Denis), tandis que le nom même de Zé (José) pourrait évoquer celui de Jésus, ou encore celui de Zeus  ! Les mythologues n’ont pas manqué d’étudier le lien existant (la transmission) entre le dieu grec Dionysos et st Denis.

Un chemin de croix

Parallèlement à la fête dionysiaque, et demeurant dans l’ombre de l’église, invisible pour le spectateur mais constituant la priorité absolue pour le curé, se déroule le sacrifice de la messe. Celui-ci n’est-il pas superficiel par rapport à ce qui se passe à l’extérieur, à ce que vit Zé ?

Comme dans le Nazarin de Buñuel, le Christ n’est pas reconnu par les bien-pensants, et la procession passe auprès de lui sans lui prêter la moindre attention alors que, portant sa croix et les yeux fixés sur la statue de ste Barbe, il monte au Golgotha, ces marches maintes fois gravies  : supplice qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer celui de Sisyphe, condamné à éternellement rouler au haut d’une colline une pierre qui redescend à chaque fois qu’il est sur le point d’atteindre le sommet. Mais c’est de la Passion qu’il est évidemment question dans le film ; et, même en désordre, transposés et ouvent détournés, ce sont bien les faits et les personnages du mythe christique que l’on reconnaît ici  :

          

- dès le générique, et parallèlement au portement de croix, des signes évoquent la vie de Jésus  : successivement le passage d’un pont symbolisant la venue de l’autre monde, l’hommage des bergers/gauchos, la sécheresse du sol évoquant le séjour au désert, le passage d’un fleuve/Jourdain, l’arrivée parmi les hommes et les foules qui commencent à le suivre… jusqu’à l’entrée à Bahia/Jérusalem, le regard sournois de Beau Gosse/Judas et l’arrivée au pied de l’escalier/Golgotha,

     - le Diable joue un rôle majeur dans ce drame et se voit maintes fois invoqué ou dénoncé dans les dialogues,

      - Beau Gosse, le tentateur séduit Rosa/ Ève pour pouvoir atteindre l’homme et introduit le péché originel, ce qui nécessitera le rachat par la mort du Christ ; il est également Judas, celui qui appelle la police,

      - le curé/Caïphe dénonce la culpabilité de Zé,
      - les deux pouvoirs, la force publique (Pilate) et l’ordre religieux (le Sanhédrin réuni sous nos yeux), condamnent Zé,

      - Tels autrefois les marchands du Temple, le tenancier du café et la rédaction du journal récupèrent à leur profit le drame sacré qui se joue,

     - les médias prétendent que Zé (un non-violent, un homme calme) prêche la révolution de la même façon que Jésus était soupçonné de vouloir renverser le pouvoir romain,

    

- Rosa incarne Marie, la mère pleine de douleur qui se tenait près de la croix  : fidèle jusqu’au bout, quoiqu’elle soit amenée à chuter, preuve de sa nature très humaine,

      - la prostituée représente Marie-Madeleine, même s’il lui en manque la ferveur,

      - le curé qui, au début, accompagne Zé en lui faisant raconter son histoire, assume pour un temps le rôle de Simon de Cyrène,

      - Zé est accablé par la douleur et le doute, comme Jésus à Gethsémani,

     - il n’en résiste pas moins à toutes les tentations, rejette les avertissements que chacun lui donne et choisit de boire le calice jusqu'à la lie,

      - le corps de Zé que découvrent les femmes montant l’escalier, est montré en position de pietà,

      - Zé, par sa mort, donne accès au lieu saint à tous ceux qui n’y étaient pas acceptés, de même que Jésus, après sa mort, descendit aux Enfers pour en libérer tous ceux qui, ayant vécu avant lui, n’avaient pu bénéficier de la Bonne Nouvelle et être sauvés,

      - et enfin le poète et le journaliste, ceux qui racontent des histoires, idéalisent le héros comme le firent les évangélistes.

Finalement l’enjeu de ce drame est de faire entrer l’âne dans le giron de l’Église  : un humble animal, réputé lubrique et méprisé. Mais n’avait-il pas sa place au Moyen Âge dans les cathédrales lorsque l’on célébrait, dans un pur esprit carnavalesque, les (dionysiaques) fêtes de l’âne ? Et n’est-il pas aussi l’humble compagnon de st Nicolas (fêté le 6 décembre, deux jours après ste Barbe) en Alsace, et surtout celui de Jésus, depuis la crèche de Bethléem et la fuite en Égypte jusqu’à son entrée à Jérusalem ?

Ce chemin de croix en tout cas se présente inévitablement comme un parcours initiatique au cœur d’une jungle où tout est faux, ou du moins faussé : de la richesse africaine il ne reste que superstition et folklore, et de la vérité de l’Évangile que préceptes figés.

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Les excès de la ferveur religieuse

L’ivresse, l’érotisme, la musique et la danse extatique constituent des moyens faciles pour secouer l’empire du mental, du « rationnel », pour sortir de soi-même et dépasser les barrières de la volonté consciente, […] entrer en contact direct avec la nature secrète des choses, avec l’invisible, avec le monde mystérieux des esprits et des dieux.
Alain Daniélou, Shiva et Dionysos

Les états modifiés de conscience dont parlait récemment Cinélégende, avec entre autres les hallucinogènes, peuvent proposer une ouverture vers le mysticisme ou la ferveur exaltante. Certains chercheurs ne voient-ils pas dans l’usage des drogues l’origine des religions ? Les mages, les chamans avaient volontiers recours à de telles substances pour établir le lien avec les esprits ou la divinité. La consommation du vin dans le cadre du rituel juif ou du sacrifice de la messe, sans induire d’ivresse à proprement parler, en est sans doute un vestige. Le culte de Dionysos, dieu du vin et de tous les excès, en représente certainement une forme primitive.

Le dieu d’avant les dieux

Cet être impur, destructeur des rites et des barrières sociales, qui enseigne les textes sacrés aux hommes de basse naissance. Comme un dément, il erre dans d’horribles cimetières entouré de fantômes et d’esprits malins. Il est nu, les cheveux en désordre. Il rit, il pleure…
Alain Daniélou, Shiva et Dionysos

Le dieu Cernunnos sur le Chaudron deGundestrup
Musée National du Danemark)
Ce dieu a précédé, en Grèce, les grands dieux olympiens, de même qu’en Inde Shiva fut antérieur aux autres dieux hindous. Alain Daniélou met en évidence le conflit qui oppose deux niveaux religieux et qui explique l’ostracisme que subiront de tous temps ceux qui revendiquent une religion « naturelle » et respectent la création dans son ensemble indissociable (incluant végétation, animaux, hommes et dieux), aux dépens de la sauvegarde de l’ordre social et de la vertu. C’est ainsi que le sage Bhrigu, qui préside au sacrifice, lance son invective : Tous ceux qui pratiquent les rites de Shiva et le suivent ne sont que des hérétiques qui s’opposent à la vraie foi. Ils ont renoncé à la pureté rituelle. Ils vivent dans l’erreur. Ils portent leurs cheveux emmêlés des colliers d’ossements et s’enduisent de cendre. Ils pratiquent les rites d’initiation de Shiva dans lesquels les liqueurs intoxicantes sont considérées comme des boissons sacrées…

C’est ainsi que, malgré la complexité de chacun des dieux, Apollon aurait instauré la clarté et l'ordre face à la démesure et à l'enthousiasme dionysiaques, tout comme le protecteur Vishnou se serait imposé face au tumultueux destructeur Shiva. Mais dans les deux cas, les nouveaux cultes n’ont pas exclu les anciens : ils se sont établis côte à côte, l’un apparaissant comme un indispensable complément à l’autre.

Le menhir de Locmajan, près de Plouguerneau (Finistère)
Quant à la religion première, elle pourrait bien être, selon Mircea Eliade, celle de nos ancêtres bâtisseurs de mégalithes, et il pourrait s’avérer fructueux de décrypter leur pensée à la lumière des textes grecs et du shivaïsme toujours vivant : entre autres les cultes du dieu-taureau et du phallus, lequel était processionné dans les fêtes dionysiaques et qui est toujours vénéré en Inde sous la forme du linga. Le caractère phallique des menhirs est évident, et certaines coutumes ont longtemps perpétué ce type de dévotion : à Rouen, à la St-Romain, les filles se promenaient en ville avec au cou des « gargans », des biscuits en forme d'hommes grotesques en érection, dans l’espoir de trouver un mari qui serait bon amant.

Étymologiquement la religion est ce qui « relie ». Notre société le comprend souvent comme ce qui rassemble les hommes dans une même foi : l’Église, eklesia, « l'assemblée du peuple », l'Oumma, la communauté des croyants chez les musulmans, et tout simplement le commandement Aimez-vous les uns les autres. Les religions primitives y voient plutôt ce qui rattache l’homme à la divinité, en passant par le déconditionnement de l’être : celui-ci retourne pour un moment à sa nature la plus profonde et la plus refoulée, qui est en fait sa nature véritable encore proche du divin (A. Daniélou).

Cette irruption du sauvage au sein d’un monde ordonné marque l’opposition entre civilisation et archaïsme, culture et nature. Les anciens dieux, les esprits, les mauvais génies habitent les zones retirées, non domestiquées : la forêt, la steppe, la montagne…, les lieux du wild dont Cinélégende parlait récemment à propos de l’Amérique. Tel Dionysos, ils surgissent dans la cité et dans la vie domestique ; tout en apportant leurs bienfaits, ils y sèment le désordre, voire la mort. En fait ces anciens cultes expriment des besoins profonds de la personnalité et de l’inconscient qui ne sont pas pour pourtant anarchiques : ils se voient circonscrits, canalisés au travers de traditions, de règles, de rites codifiés, et ils sont placés sous la guidance éclairée du prêtre ou du chaman. C’est ainsi que ces forces potentiellement hostiles peuvent devenir propices. C’est ainsi également que, par la transe, on peut atteindre l’illumination. Comme le dit Mircea Eliade, on trouve toujours, au centre du rituel dionysiaque, une expérience extatique plus ou moins violente qui est la preuve de la « divinisation » de l’adepte.

L’ivresse spirituelle

Qu’elle boive autant qu’elle le désire et s’enivre bien, en buvant de tous ces vins qui sont dans les caves de Dieu. Qu’elle jouisse de ces joies ; qu’elle s’émerveille de ces grandeurs ; qu’elle ne craigne point de perdre la vie, à force de boire beaucoup plus que sa faible nature ne le lui permet ; qu’elle meure dans ce paradis de délices.
Ste Thérèse d’Avila, Pensées sur l’amour de Dieu

On parvient à l’amour divin par l’amour charnel.
St Bernard

Le Bernin, L'Extase de ste Thérèse d'Avila (église Santa Maria della Vittoria, Rome)
Le Grechetto, St Bernard adorant le Christ en croix (église San Martino, Gènes)
Tels les impétueux adorateurs de Dionysos, les grands mystiques aspirent à l’union directe avec Dieu. Telle est leur priorité. Il n’est pas question pour eux de se soumettre à un ordre établi, fût-ce au formalisme de la religion officielle. Ils se retirent volontiers dans les espaces sauvages, le wild, et vivent dans l’exaltation d’une expérience religieuse absolue qui transcende toute croyance particulière : une sage et sainte folie, selon les mots de ste Thérèse d’Avila.

L’ivresse propose ici, comme dans Au-delà du réel, un état modifié de conscience. Le mystique s’affranchit des contraintes et limites du corps et de la société. Il dédaigne les pratiques apotropaïques, purement utilitaires, que la religion propose pour accompagner la vie au quotidien afin d’obtenir des grâces ou de se protéger des dangers qui menacent l’individu. Il s’agit de sortir de soi pour communier avec l’objet de sa dévotion en une contemplation qui, en ce cas, et contrairement aux ivresses collectives, reste fondamentalement individuelle : parvenir à une compréhension totale et immédiate du monde ; atteindre la béatitude, ce qui n’exclut pas de grandes douleurs, un déchirement intime qui n’est pas étranger au démembrement que les Titans firent subir à Dionysos et qu’a perpétué le rite sacrificiel par lacération.

Il est difficile de déterminer dans quelle mesure l’extase mystique est subie ou provoquée. Les apparitions postulent l’initiative d’une puissance supérieure, tandis que le chaman dispose de techniques qui lui permettent d’accéder à l’extase. Mais dans tous les cas, celle-ci implique avant tout, notamment par l’ascèse et la méditation, une certaine disponibilité spirituelle.

Le retour à la raison ?

Quand les temples, les idoles, les bois sacrés (…) sont détournés de leur première destination et mis au service du vrai Dieu, leur cas est celui des hommes qui se détournent du sacrilège et de l’impiété, pour se convertir à la vraie religion.
St Augustin de Cantorbéry (fin IVe siècle)

St Jean de la Croix est une figure majeure parmi ces grands mystiques. Il veut bouleverser l’ordre des institutions et connaît pour cela la prison. C’est alors qu’il fait l’expérience de la Nuit obscure qu'il développera tout au long de sa vie. Il y témoigne du chemin des âmes vers Dieu mais finit par être mis au ban de sa communauté. Ce qui ne l’empêchera pas d’être rapidement sanctifié et de devenir un modèle pour la chrétienté.

Le martyre de ste Blandine, en maîtresse des animaux, image pieuse
On reconnaît là le glissement perpétuel entre les élans spontanés de la spiritualité « sauvage » et l’institution policée d’une religion : Dionysos sacrifié par les Titans, divinités telluriques primordiales, instaure des pratiques cultuelles ; Apollon et les Olympiens prônent face au bouillant Dionysos l’harmonie grecque ; Jésus défie le pouvoir et apporte le glaive mais, par sa mort sacrificielle, accorde la paix au monde ; les premiers martyrs s’opposent aux autorités et à leur tour font don de leur vie afin de faire triompher la chrétienté ; en même temps les derniers païens sont persécutés et crucifiés, à leur tour, par la toute jeune Église ; puis les hérésiarques et les sorcières se regimbent contre l’ordre établi et sont impitoyablement réprimés par la justice ecclésiastique… Jusqu’à ce que la Révolution vienne tout bouleverser pour établir la discipline républicaine, en attendant que les anarchistes et les mouvements contestataires renouent avec l’esprit de l’insoumission dionysiaque.

Régulièrement la pensée rebelle engendre un nouvel ordre, le sauvage se civilise et le persécuté devient à son tour persécuteur. Les conformismes successifs font peser le même soupçon de dionysisme (banquets orgiaques, sacrifices d’enfants, anthropophagie…) sur ceux qui veulent croire différemment : la secte chrétienne, les hérétiques, les sorcières… Mais le passé ne s’efface pas pour autant, il sédimente et ne cesse d’affleurer. L’avènement du christianisme n’a pas fait disparaître les fêtes que réclamait le peuple : la religion vécue comme un moment de réjouissance collective et de sociabilité en compagnie du divin. R. MacMullen rapporte à ce sujet la persistance de la fête des Saturnales, dont on limitait seulement les aspects trop visiblement liés à l’ancienne religion : On n’invoquait aucune divinité particulière, mais les consuls se rendaient naturellement au Capitole avec leurs bœufs sacrificiels, ou bien, dès le VIe siècle, dans les églises. […] Le premier soir des calendes, on ne dormait pas, on se joignait aux danses, aux chants, aux plaisanteries, aux beuveries, et on s’asseyait avec ses voisins autour de tables de banquet dressées dans les rues et sur les places… Ces festivités ont d’ailleurs survécu avec les fêtes des Fous et le Carnaval. De même le nom des jours de la semaine et des mois sont restés dédiés aux divinités romaines : mardi et mars pour le dieu Mars, mercredi pour Mercure, vendredi pour Vénus, tandis que jeudi est un certain temps resté chômé en l’honneur de Jupiter.

Certes nombre de temples et lieux saints, arbres et pierres sacrées ont été ruinés et leur destruction hautement revendiquée. Un fanatisme qui révèle une autre sorte d’ivresse et qui semble toujours d’actualité ! Mais il est faux de prétendre que le paganisme ait été éradiqué au VIIIe siècle : certaines églises ont été édifiées sur les fondations des anciens sanctuaires (Notre-Dame de Paris a remplacé un temple dédié à Jupiter), des fontaines et menhirs sacrés ont été christianisés, et les légendes hagiographiques se sont substituées aux mythes païens. Dans les faits, les deux religions ont continué de coexister, de se mêler l’une à l’autre.

Les nouveaux dieux

H. Jeanmaire déchiffre ainsi un rite relatif à la naissance de Dionysos : à un moment correspondant au tournant des saisons, les femmes recherchaient dans la nuit un petit être divin qui venait de naître, lequel reposait dans le berceau primitif qu’est une corbeille à vanner. La quête étaient interrompue par l’intervention d’un personnage menaçant, ce qui fait que l’enfant se [réfugiait] chez ces femmes divines que sont les Nymphes et les Néréides. Scénario typique de la naissance d’un héros, que l’on retrouve dans nombre de mythologies, à commencer par la crèche de Noël, la menace d’Hérode et la fuite en Égypte.

Le message originel de Jésus avait, on l’a vu, plus d’un point commun avec celui de Dionysos : fils du dieu suprême et d’une mortelle, il accomplit des miracles identiques, à commencer par la transformation de l’eau en vin ; il est sans épouse mais associé à une Déesse-Mère vierge, entouré de fidèles issus du peuple, accueillant les prostituées, les humbles, les persécutés, et bien entendu sacrifié et ressuscité, dont on mange la chair et boit le sang... Selon A. Daniélou, la rigueur du dogme ne saurait faire oublier la tradition polythéiste : Il n’existe pratiquement aucun sanctuaire qui soit dédié à « Dieu ». Tous sont sous l’égide de la Vierge Marie ou d’innombrables divinités appelées des saints.

Saint Georges délivrant la princesse de l'emprise du dragon, Cathédrale d'Angoulème
Et ces saints redonnent vie aux divinités antiques : st Bacchus ou Bach, associé à Angers à st Serge, était vénéré dans les vignobles sur la montagne parisienne Ste-Geneviève, vraisemblablement sur le site d’un ancien temple du dieu. Les mythologues voient volontiers en st Denis (Dionysius) le successeur de Dionysos, même si ce dernier, avec son pied de bouc, peut aussi avoir servi de modèle pour le Diable. On a retrouvé à Langon, dans une chapelle Ste-Agathe initialement dédiée à st Venier, une fresque montrant Vénus. La Vierge, à Éphèse a pris la place d’Artémis, de même qu’à Éleusis une ste Demetra assurait, telle Déméter, la fertilité des champs. Des stes Minerva et Venera ont été inventées à Rome pour remplacer Minerve et Vénus. Et toutes les légendes de saints qui maîtrisent des dragons s’inspirent directement de celles de héros qui, tel Persée, ont accompli le même exploit, tandis que st Michel, assimilé à Apollon, se substitue, en tant que peseur des âmes des morts, à Anubis.

Daniélou poursuit en annonçant le retour de Dionysos : De nos jours les conditions semblent favorables pour un retour vers les conceptions traditionnelles du Shivaïsme ou du dyonysisme… Un instinct de survie dans un monde menacé se manifeste sous des formes velléitaires telles que l’écologie, la réhabilitation de la sexualité, certaines pratiques de Yoga, la recherche d’états extatiques par les drogues.

Résurgences

Chassez le naturel, il revient au galop. (Chassez la religion naturelle, elle revient…)

La Sorcellerie à travers les âges de Benjamin Christensen (1922)
Sans cesse réinterprétées, les religions subsistent en profondeur, ce que M. Daraki qualifie de passé intérieur. On observe dans toutes les civilisations et cultures, alors qu’elles parlent de progrès et de rationalité, le réveil d’anciennes croyances que l’on pourrait croire définitivement éradiquées. La sorcellerie et les hérésies perpétuaient un sentiment religieux naturel face à la rigueur du christianisme canonique et, quoi que l’on en pense, le Veau d’or est toujours debout : le satanisme redevient à la mode et les fous de Dieu n’ont pas fini de se faire entendre. Les médias les plus respectables eux-mêmes célèbrent plus volontiers la subversion dans les œuvres de création que le respect des convenances et des formes instituées.

La magie et la religion ont toujours entretenu d’étroits rapports. Loin de s’exclure elles déploient entre elles tout un spectre de croyances. Le culte des saints, les pratiques dévotionnelles, les apparitions, les phénomènes populaires parareligieux et autres statues qui pleurent semblent davantage relever de l’ancien paganisme que d’une stricte orthodoxie.

Mais comment aujourd’hui renouer avec la religion première, sinon au prix de conflits et de frustrations engendrant une folie semblable à celle que le dieu infligeait à ceux qui ne voulaient pas répondre à son appel, et qui les menait à leur autodestruction ? Le recours à certaines pratiques, comme le sacrifice humain, est assurément anachronique, et il semble difficilement envisageable de les réhabiliter. Pourtant, comme le note A. Daniélou, elles reflètent certaines tendances de l’être humain, certains aspects de la nature du monde qu’il est imprudent d’ignorer. Cela nous exposerait à certaines dérives et débordements. L’actualité (génocides, attentats, faits divers sanglants…) est là pour nous rappeler à l’ordre : ce que l’on veut nier risque fort de resurgir sous des formes perverses.

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biblio-filmographie

Livres

. Alain DANIÉLOU, Shiva et Dionysos, Fayard, 1979
Maria DARAKI, Dionysos et la déesse terre, Flammarion, 1994
. Henri JEANMAIRE, Dionysos : histoire du culte de Bacchus, Payot, 1970
. Ramsay MACMULLEN, Christianisme et paganisme du IVe au VIIIe siècle, Perrin, 2011
. Sous la direction de Georges BERTIN, Présence de l’invisible, Arsis, 2010
. Roger BASTIDE, Le Sacré sauvage, Payot, 1975
. James FRAZER, Le Rameau d’or – Espits des blés et des bois, Robert Laffont, 1983
. Mircea ELIADE, Histoire des croyances et des idées religieuses tome 1, Payot, 2007
. La Prière – Les Hymnes d’Orphée, Nil éd., 1995
. Pierre SAINTYVES, Les Saints successeurs des dieux, Nourry, 1907
. Roger BASTIDE, Le Sacré sauvage, Payot, 1975

Films

. Richard BROOKS, Elmer Gantry, le charlatan, 1960
. John HUSTON, Le Malin, 1979
. Ken RUSSELL, Les Diables, 1971
. Alain CAVALIER, Thérèse, 1986
. Carl Th. DREYER, La Passion de Jeanne d’Arc, 1927
. Luis BUÑUEL, Viridiana, 1961
. Satyajit RAY, La Déesse, 1960
. Bruno DUMONT, Hors Satan, 2011
. Jessica HAUSNER, Lourdes, 2009
. Katell QUILLEVÉRÉ, Un poison violent, 2010
. René WHEELER, Vers l’extase, 1959
. Carlos SORIN, Le Chemin de San Diego, 2006
. Robin HARDY, The wicker Man, 1973
. Stanley KUBRICK, Eyes wide shut, 1999
. PIER PAOLO PASOLINI, Salo ou les 120 journées de Sodome, 2002

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Programme 2012-13

la parole donnée

Brésil - 1962 - 97 minutes
noir et blanc
Chemin de croix animiste

Réalisation : Anselmo Duarte
Scénario : Anselmo Duarte, d'après Dias Gomes
Image : H.E. Fowle
Musique : Gabriel Migliori
Interprètes : Leonardo Vilar (Zé), Gloria Menezes (Rosa), Dionisio Azevedo (le père Olavo), Geraldo Del Rey(Bonitao)

SUJET
Zé est un pauvre paysan de la campagne brésilienne. Lorsque son âne tombe malade, il fait le vœu de porter une lourde croix jusqu'à l'église de Santa-Barbara dans la grande ville, Salvador da Bahia. Mais son vœu, contracté en fait auprès de la déesse païenne Yansan, ne reçoit pas l'assentiment du curé qui lui interdit la porte de l'église. Son aventure met tout le quartier en émoi, galvanisant les fidèles catholiques et candomblés, la presse à sensation, les forces de police...