manipulations : libertés sous contrainte
Du 19 au 28 février 2024
lundi 19 février, 20h : Film
Shutter Island (USA, 137 min.) de Martin Scorsese, avec présentation et débat en
présence de Louis Mathieu, président de Cinéma Parlant, et Pierre Streliski, psychiatre et psychanalyste, membre de l'École de la Cause Freudienne
Cinéma Les 400 coups, 12, rue Claveau, Angers
Tarifs habituels aux 400 Coups : 8,60 €, réduit 6,90
€, carnets 5,70 € ou 5 €, moins de 26 ans 6 €, moins de 14 ans 4,50 € - tarif
groupe, les matins également, sur réservation (02 41 88 70 95) : 4,20
€
mercredi 21 octobre, 18h30 : Film documentaire et débat
12 jours de Raymond Depardon
2017).
Avant 12 jours, les
personnes hospitalisées en psychiatrie sans leur consentement sont présentées en
audience, d'un côté un juge, de l'autre un patient, entre eux naît un dialogue
sur le sens du mot liberté et de la vie.
Le film montre une série d'entretiens
qui questionnent le droit de la personne face à l'institution psychiatrique.
Autant de cas différents, du burn-out à la schizophrénie. Autant de patients,
hospitalisés contre leur gré.
AvecPhilippe Hulin, délégué régional de l'UNAFAM (Union Nationale de Familles et Amis de Personnes Malades et/ou Handicapées psychiques) et membre de la Commission Départementale des soins psychiatrique (CDSP) de la Sarthe
Justice et psychiatrie, la vie des personnes se limite-t-elle à leur seule maladie ?
Espace Welcome (CCAS d'Angers), 4 rue Maurice
Sailland, Angers
Gratuit
mercredi
28 février, 18h30 : Conférence
"Faites-moi confiance" : la manipulation en question(s) ?, par Geoffrey Ratouis,
historien
Si pour les grecs anciens, la manipulation, à la fois sagesse et ruse, apparaissait sous les traits de la déesse Métis, inspirant les héros et terrassant les cités, manœuvres, manigances, impostures et autres tartufferies ont depuis pris une connotation bien plus négative. De la marquise de Merteuil aux pervers narcissiques, du conditionnement psychique à l'embrigadement des masses, de la propagande totalitaire aux algorithmes des réseaux sociaux, sommes-nous tous les victimes des manipulateurs ou juste conditionnés à les craindre ?
Grand Théâtre
(Institut Municipal), place du Ralliement, Angers
Gratuit
Commentaires
Textes de Philippe Parrain
Le sportif qui se dope, ou le faussaire en art trompent un public qui leur est a priori favorable. Dans son évocation des multiples façons de tricher avec autrui et avec la vie, Cinélégende consacre cette nouvelle manifestation à des agissements plus sournois, plus troubles qui s'exercent à l'insu de leurs victimes.
Les manipulations mentales ou psychiques, sont à l'œuvre dans bien des domaines. Elles permettent de contrôler ou influencer la pensée, les choix, les actions d'une personne en faussant sa perception de la réalité afin d'établir des rapports de domination. Les sectes et les techniques de lavage de cerveau en font une arme redoutable, mais elles sont tout aussi actives à travers la publicité, la propagande et toutes les formes de harcèlement moral.
Le cas extrême est celui où le sujet se confond, par auto-persuasion, avec le manipulateur et où il se complait dans son aliénation et se retrouve dans l'incapacité d'y échapper. Le héros de Shutter Island reste confiné en lui-même, comme il l'est dans l'île qui le retient prisonnier…
Shutter Island
Né à New York, Martin Scorsese passe son enfance dans le quartier de Little Italy où les caïds imposent leur loi. Sujet à un asthme sévère, il se tient d'abord en observation par rapport aux trafics des gangsters au bas de chez lui, mais il en arrive à les fréquenter et à s'y faire des relations. Le spectacle de la violence au quotidien le fascine. Il a par ailleurs été fortement marqué par la foi catholique de la communauté italienne et a même envisagé un temps de devenir prêtre. C'est sur ces bases, entre penchant pour la déchéance et appel de la rédemption, que le futur auteur de Taxi Driver et de La dernière Tentation du Christ s'est façonné une personnalité tourmentée, empreinte d'un lourd sentiment de culpabilité, lequel marquera toute sa vie et toute son œuvre.
Ses héros sont des êtres déchirés, en proie à de fortes crises individuelles qui s'expriment souvent par la violence : le vétéran de Taxi Driver, oppressé par la faune new-yorkaise, entreprend de nettoyer la ville de ses déchets. Le boxeur de Raging Bull, emporté par ses pulsions, tombe dans la déchéance. L'affrontement sans merci que se livrent les Infiltrés leur fait perdre tous leurs repères et identités… Les films de Scorsese sont jonchés de mémorables débordements de violence. Celle de Shutter Island, quoique déterminante, reste en quelque sorte hors champ ; elle se trouve intériorisée dans le personnage de Teddy Daniels qui en est d'autant plus ébranlé.
Présentée comme un polar, la trame du film se complexifie, à l'image de la personnalité de son héros. À tel point que chaque scène comporte plusieurs niveaux d'interprétation qui varient selon le point de vue. Scorsese joue des mises en abymes et déploie pour son spectateur diverses hypothèses comme pour mieux le manipuler, lui aussi. Faut-il croire ce qui nous est montré ? Il semble improbable que l'histoire de Teddy soit fausse dans la mesure où elle est rendue crédible par tous ceux qui l'entourent. Ce serait presque une nécessité de revoir le film après en avoir découvert le dénouement où l'on comprend qu'on a été mené en bateau depuis les premières minutes. Quant à le divulgacher ? Il faut sans doute accepter de se laisser entraîner dans un récit labyrinthique.
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thèmes mytho-légendaires du film
Passage dans l'autre monde
Par ces lieux pleins de terreur, par ce chaos immense, par ce vaste et silencieux royaume, Eurydice !… Qu'elle vive ! c'est la seule faveur que je demande.
Ovide, Les Métamorphoses, livre X
L'ouverture du film fait émerger d'une plage d'un blanc laiteux, de l'inexistence, d'un état d'inconscience, un bateau progressant dans la brume. Ces premières images suggèrent une perte de repères, une façon de s'enfoncer dans l'inconnu. Un véritable vaisseau fantôme, ou bien le Bag Noz, le "bateau de nuit" des Bretons qui achemine les âmes des morts vers l'autre rive. À bord un passager est en proie à la nausée, angoissé par les masses d'eau alentour. Il vomit et - image récurrente chez Scorsese - il interroge le miroir pour tenter de s'y reconnaître.
Le film file la métaphore. La météo est embrumée ; elle deviendra tempétueuse, puis orageuse, avant de s'apaiser à la fin. Elle résonne avec l'état d'esprit de Teddy, au même titre que le sublime et terrifiant isolement de l'île, ou que les souterrains gorgés d'eau. L'environnement est perpétuellement miscible avec l'intimité du personnage, de même que les frontières entre conscient et inconscient se dissipent.
Lorsque son collègue lui demande s'il était marié, Teddy répond simplement : "I was", "j'étais", comme si c'était sa propre existence qui était en jeu. Il ne serait plus qu'une ombre, un fantôme en quête d'une femme merveilleuse qui est morte et dont l'image sublimée remonte à sa conscience. Nouvel Orphée, c'est en quête de son Eurydice qu'accompagné par son "collègue" Chuck qui tient le rôle du nautonier Charon, il s'est engagé dans cette périlleuse traversée : une plongée jusqu'aux tréfonds des Enfers dans l'espoir insensé de pouvoir la retrouver et lui redonner vie, ou à tout le moins de tenter de se retrouver lui-même.
Tandis que l'on annonce une tempête, l'île vers laquelle ils se dirigent apparaît, sombre, oppressante, analogue à L'Ile des morts d'Arnold Böcklin. Lieu de réclusion pour les fous criminels, elle est entourée de murs et de barbelés, il n'y a qu'une seule porte, d'entrée et de sortie. Et, tels Cerbère, des hommes en armes sont là pour les accueillir et les surveiller. La pénétration du camp est soulignée par des travellings au terme desquels les grilles s'ouvrent pour les laisser passer avant de se clore à nouveau derrière eux : ce n'est pas un lieu d'où l'on revient, comme on le lui répétera par la suite : "Vous ne sortirez jamais d'ici." Il se retrouve emmuré en lui-même et dans le flot de ses délires comme le sont les prisonniers de cet hôpital dans la massive enceinte du fort.
Cette descente aux Enfers évoque un autre épisode mythologique : celui de la déesse sumérienne Inanna qui, pour y accéder, doit se dépouiller de sa couronne, de ses perles, de son sceptre et de tous ses vêtements ; elle meurt et son cadavre nu est mis à pendre sur un clou. Teddy et Chuck sont eux aussi contraints à se défaire de leurs armes puis, après avoir essuyé la tempête, de leurs vêtements.
Plus tard, la psychiatre s'enquiert de savoir s'il a pris de l'aspirine, mangé à la cantine, bu du café… Le garde leur procure des cigarettes en remplacement des leurs qui ont pris l'eau. On sait pourtant qu'il faut se garder de consommer la nourriture des morts (ou de fumer leur tabac), si l'on veut avoir une chance de revenir parmi les vivants. Perséphone, en Grèce, aurait pu être libérée si elle n'avait rien mangé lors de sa captivité dans les Enfers, mais elle eut le tort d'y consommer, consciemment ou non, un pépin de grenade.
L'eau qui suinte sur le lit, et partout dans le bâtiment C, confirme que nous nous trouvons dans un espace souterrain. On est bien au royaume des morts, ce que souligne les flashes de camps de concentration ou les gravures représentant les supplices infernaux qui étaient autrefois imposés en ces lieux où finalement chacun recherche ses morts. Et les agressions dont Teddy est victime dans les boyaux du bâtiment ne sont pas sans évoquer celles auxquelles les diables soumettent les damnés dans l'iconographie médiévale.
Imprégnation
Au premier coup d'œil que je jetai sur le bâtiment, un sentiment d'insupportable tristesse pénétra mon âme.
Edgar Allan Poe, La Chute de la maison Usher
Non seulement le marshal Teddy Daniels se retrouve piégé, confiné dans cette île pénitentiaire, non seulement il en supporte les manifestations d'agressivité, mais il fusionne également avec elle et finit par lui être consubstantiel. Son environnement le pénètre jusqu'aux os, à la façon des trombes d'eau de la tempête qui s'abattent sur lui. Il se trouve modelé par le décor, tout autant qu'inversement celui-ci, fantasmé, se moule sur ses états d'âme. Inéluctablement Teddy est gagné par la folie et le désarroi ambiants. La paranoïa saisit forcément celui qui est sain d'esprit lorsque son entourage est dément. La nature elle-même se dérègle tout autant que la société lorsque la panne du générateur libère soudain tous les patients / fous criminels de l'île.
Il semblerait que les îles soient des décors propices pour permettre au mal d'exercer son emprise. Il suffit de se référer à quelques classiques de l'histoire du cinéma. Sa majesté des mouches (Brook, 1965) montre l'ensauvagement d'un groupe d'enfants livrés à la nature primitive. L'Île du docteur Moreau (Kenton, 1932) abrite des expériences génétiques qui engendrent des êtres monstrueux, mi-humains, mi-animaux. Le chasseur des Chasses du comte Zaroff (Schoedsack et Pichel, 1932) devient le gibier d'une traque impitoyable. Le policier de The wicker Man (Hardy, 1974) est la victime désignée pour un spectaculaire sacrifice humain…
Même si leur agressivité semble plus diffuse, les psychiatres qui s'acharnent à vouloir guérir Teddy au prix d'on ne sait quelles manipulations peuvent paraître comme des personnages aussi inquiétants que le comte Zaroff ou que le docteur Moreau. La musique de Mahler, et l'accent germanique du Dr Naehring ne réveillent-ils pas chez Teddy le souvenir du tortionnaire nazi qu'il avait laissé agoniser ? Et ce rapprochement avec la deuxième guerre mondiale est renforcé lorsque Teddy menace ce supposé agent allemand d'en référer aux "hommes de Hoover", un nom qui évoque celui de J. Edgar Hoover qui s'était alors illustré en développant les douteuses techniques du contre-espionnage. En guise de tortures, la perspective d'électrochocs et de lobotomie transorbitale pèse sur les résidents de l'île pénitentiaire. Et la violence y est omniprésente. Comme le dit le garde, "elle est encore plus naturelle pour nous que le simple fait de respirer. Nous déclenchons des guerres. Nous faisons des sacrifices. Nous pillons, nous déchirons la chair de nos frères."
Les eaux troubles du psychisme
Où est l'ombre? Où est la lumière?
Henri-Georges Clouzot, Le Corbeau , 1943
Les infiltrations dans les bâtiments, la pluie réelle ou fantasmée en feuilles de papier, particules ou cendres, trahissent un esprit qui part en morceaux, une conscience qui se disperse. L'inquiétude larvée suscitée par l'eau ("Mon cœur, pourquoi tu es trempée ?"), l'omniprésence du feu, celle récurrente des allumettes ou le brasier de la voiture en flammes, nous entraînent dans une redoutable plongée dans le psychisme du héros. Et ce dernier interroge à ce sujet des expérimentations sur le cerveau, en référence cette fois-ci aux activités secrètes du House Un-American Activities Committee (HUAC) chargé de traquer les infiltrations du parti communiste. On perd au fil du récit tous nos repères, toutes nos certitudes : qu'est-ce qui est censé être vrai ?
Contrairement à la plupart des polars où les binômes d'enquêteurs reposent sur le contraste (homme/femme, Blanc/Noir, grand/petit…), dans ce film les silhouettes de Teddy et de Chuck, son co-équipier, son alter ego, ont tendance à se confondre, et le rôle de ce dernier consiste essentiellement à faire écho à celui de son "chef", lequel se trouve lui-même partagé entre deux identités : un cas évident de dédoublement de personnalité comme le démontre le Dr Cawley en jouant sur des anagrammes. D'ailleurs Chuck existe-t-il ? Contre toute apparence dans la continuité du récit, le psychiatre affirme : "Vous êtes venu seul."
L'image que nous soumet Scorsese n'a rien d'objectif. Nous sommes rivés à la subjectivité de Teddy, englués dans son intimité, emportés par la tempête qui se déchaîne dans son crâne. Une voie sans issue. Comme le constate Rachel Solando : "Des gens vous présentent comme fou, et toutes vos dénégations confirment leurs dires." Nous voilà livrés au "paradoxe du menteur" formulé par Épiménide : si un Crétois affirme que "tous les Crétois sont des menteurs", où est la vérité ? S'il dit vrai, ils sont tous menteurs et il ne faut pas le croire, pas davantage que s'il ment. Si les fous le plus souvent n'ont pas conscience de leur état de démence, que puis-je en conclure en ce qui me concerne ? Comment espérer garantir la mainmise sur soi-même ? Il s'agit là d'une composante importante des films ou romans noirs. L'altération de la mémoire renferme la conscience dans un monde clos sur lui-même, sans perspective d'avenir, où les personnages tentent vainement de se réapproprier le présent par la restructuration de leur passé. Le récit ébranle les frontières entre présent et passé, réalité et fiction.
Il y a, à la source de cet état de profond malaise, un traumatisme fortement entaché de culpabilité. On se rappelle de Scottie, le policier du Vertigo d'Hitchcock, qui, responsable de la mort d'un collègue, est incapable de retrouver son équilibre mental. Chez Scorsese, comme chez Fritz Lang, le sentiment de culpabilité est moins anecdotique, plus fondamental ; il est lié à la personnalité profonde des personnages même si, entre méfaits de guerre, alcoolisme, négligence envers Dolores, et mort violente de ses enfants et de sa femme, Teddy a bien des raisons d'être perturbé. En ce qui le concerne personnellement, le réalisateur confesse : "Si au plus profond de vous-même, vous êtes convaincu de votre indignité - comme je l'ai été et comme je le suis peut-être encore - que faire ? Vous êtes condamné, non ?" (Positif 241, avril 1981)
Prométhée, dont le foie ne cesse d'être dévoré par un aigle, ou Sisyphe, condamné à perpétuellement pousser une pierre au sommet d'une montagne, expient leur audace d'avoir défié le pouvoir divin. Œdipe, lui, doublement coupable d'avoir tué son père et épousé sa mère, est tout autant écrasé par le poids de ses fautes, même s'il n'a pas eu conscience de les commettre. Freud ne s'y est pas trompé : son histoire est une véritable plongée dans les ténèbres de l'inconscient. La morale chrétienne fait de même peser sur chacun d'entre nous les conséquences de la lointaine désobéissance d'Adam et Ève. On peut définir la culpabilité comme la sensation d'avoir commis une faute que, consciemment, on sait ne pas avoir commise.
Confusion
Je voulais faire comme un rêve, mais pas un rêve ordinaire, un rêve avec des gens que lui connaissait dans un autre cadre et avec des rôles différents.
Fritz Lang, à propos de La Femme au portrait
Alors qu'il se retrouve seul, refusant l'aide de son co-équipier (mais le rappelant quand même en vain lorsqu'il découvre le gouffre à ses pieds), Teddy s'engage dans la périlleuse descente à flanc de falaise, vers les profondeurs marines. L'apparition et le déferlement grouillant des rats dans la nuit tombante représentent alors l'image d'un subconscient tourmenté, ou des hallucinations provoquées par un delirium tremens chez cet alcoolique repenti. Il s'empresse alors de se réfugier dans la grotte où il retrouve Rachel Solando (la "vraie") qui accrédite certaines de ses appréhensions.
"T'es qu'un foutu rat dans un labyrinthe", lui avait dit Noyce, et la suite lui apprendra qu'il est de fait conditionné comme un rat soumis à des expériences. Comme dans le film Dédales que Cinélégende avait présenté en 2009, le labyrinthe se trouve ici intériorisé. Il est quête de soi et suit les méandres de la conscience de Teddy, et le minotaure qu'il traque, Andrew Laeddis, n'est autre que lui-même. Et si son Ariane, Dolorès, sa femme tant déplorée, revient à plusieurs reprises pour le conseiller, lui fournir des clefs, elle fait partie du labyrinthe, elle se confond avec lui.
Teddy s'embourbe dans un interminable cauchemar éveillé tout comme le héros du Eraserhead de David Lynch. Il s'accuse d'actes qu'il a peut-être commis mais, s'il parvient à reconnaître et assumer en partie sa responsabilité dans la barbare exécution des misérables garde-chiourmes allemands, il échoue à conjurer l'événement traumatisant qui le ronge.
Comment vivre avec ses souvenirs ? Comment leur échapper en les refoulant, ou encore les démasquer lorsque ce sont de faux souvenirs ? Juste quelques indices qu'il peine à interpréter : un message crypté, des alignements de pierres, une fiche d'admission qui s'envole, ou de curieux anagrammes… Et comment retrouver le sens de la réalité lorsque l'on se heurte à une tenace volonté d'occulter le passé, son propre passé ?
Teddy passe de l'assurance au désarroi en passant par le doute, de l'autodestruction à la recherche de la rédemption, laquelle représente le thème scorsesien par excellence. Mais le chemin est long, trop long sans doute pour lui permettre de retrouver une quelconque sérénité. Il s'engage dans une longue et périlleuse quête introspective dans les dédales du souvenir.
L'enquête
Quelqu'un a disparu.
Slogan figurant sur l'affiche de Shutter Island
Tous les récits, depuis les films policiers jusqu'aux contes de grand'mère, en passant par l'Odyssée ou la quête du Graal, présentent une recherche, une interrogation sur la réalité des gens et des choses. Il y a une énigme, une aberration, quelque chose de bizarre, d'inattendu, une entorse à l'ordre des choses qu'il faut comprendre et réparer. C'est là que le héros s'engage dans une enquête qui bien souvent devient une enquête sur lui-même.
Le suspense dans Shutter Island est intériorisé. Il s'agit comme toujours de démasquer le coupable, mais la part diabolique relève de la psychologie sans que l'on puisse déterminer le rôle de chacun. Si l'on se réfère à un distinguo cher aux cinéphiles, nous ne sommes plus chez Hitchcock où le méchant est clairement identifié, mais chez Fritz Lang où le mal se diffuse entre tous les personnages. Ici pas une ligne claire vers la résolution de l'énigme, mais une culpabilité partagée, un enfermement, une sombre plongée dans l'angoisse. L'objet de l'investigation reste ici fluctuant. Il ne se limite pas à la recherche d'une fugitive dont ni le retour inopiné, ni la découverte de celle qui est présentée comme la "vraie" évadée n'apporte de réponse. C'est aussi Chuck qui disparaît mystérieusement à son tour et qu'il faut délivrer, avant qu'il ne soit question de la présence d'un monstre… Sait-on finalement qui est ce quelqu'un que l'on cherche dans le noir de la nuit, à l'aide d'une grosse allumette qui brille plus fort qu'un phare et qui brûle les doigts ?
Une odeur d'incendie pèse tout au long du film. On y craque beaucoup d'allumettes, on y fume beaucoup de cigarettes. Teddy s'en fait allumer une dès le début lorsqu'il évoque la mort de sa femme : "La fumée l'a tuée, pas les flammes." Laeddis, le pyromane ou du moins son simulacre, lui en allume une autre par la suite en occupant en rêve le fauteuil du Dr Naehring. Et c'est en utilisant comme mèche la cravate que lui avait offerte Dolores, son fil d'Ariane, tout ce qui lui restait d'elle, que Teddy veut mettre un terme à cet infernal cauchemar en incendiant la voiture du Dr Cawley dont l'explosion pourrait effacer à jamais le souvenir de Dolores et de sa fille.
Après sa descente nocturne dans le gouffre qui dominait le phare en contrebas, il avait réussi à remonter jusqu'à la grotte où Rachel lui avait dévoilé une partie des secrets. Au bout de la nuit, il avait gravi l'escarpement à la force des bras, mouvement amplifié par celui de la caméra au-dessus de lui. Désormais il n'hésite plus à se jeter à l'eau et à rejoindre le phare, filmé cette fois-ci en contre-plongée. La longue montée de l'escalier en colimaçon, qui n'est pas sans rappeler celle de Vertigo, et l'exploration des pièces à chaque étage se présentent comme une tentative de reprendre ses marques et d'accéder aux arcanes de la conscience, pour ainsi dire une reconquête de lui-même.
Tricher avec soi-même
Je ne peux pas m'en empêcher. Je ne contrôle pas ce mal qui est en moi.
L'assassin Hans Besckert, dans M le Maudit de Fritz Lang
Il se sait coupable, mais ne sait pas où situer sa culpabilité : l'extermination des Allemands, la mort de Dolores, ou le simple fait de l'avoir délaissée, ce qui, comme Jason vis-à-vis de Médée, a entraîné le meurtre de leurs enfants. Il lui faudrait déjà connaître son nom, l'identité de ses interlocuteurs, sa place dans son environnement et la véracité d'évènements qui ont peut-être eu lieu.
Œdipe aussi était à la recherche de lui-même. Comme dans toute enquête policière, il y avait crime et la nécessité de trouver l'assassin. Le fin mot de l'énigme ("l'homme") n'avait pas suffi à Œdipe à le mettre sur la piste, pas plus que l'allusion au "67ème" ne permet à Teddy de s'y identifier. La révélation de son vrai nom et de son véritable récit de vie est nécessairement brutale. Le héros grec se crevait les yeux et s'exilait loin de tout. Teddy, lui, va subir une lobotomie transorbitale et il restera isolé, oublié de tous, sur Shutter Island, littéralement "l'île de l'obturateur", de ce volet qui, au cinéma, se referme entre deux images, et qui, ici, se referme derrière ces âmes en peine enchaînées qu'on avait vus, au début, le regarder passer, renvoyant ce centre pénitentiaire à une subtile inexistence, une sorte de purgatoire.
Le jugement final affirme la culpabilité de Teddy/Andrew. Bénéficiera-t-il d'un sursis et retour provisoire à la vie, comme les héros d'Une question de vie ou de mort de Powell et Pressburger ou du Liliom de Fritz Lang ? Aura-t-il droit à une rédemption ? Mais la réalité entrevue est insupportable, et il ne peut que se soumettre : "Qu'est-ce qui serait pire ? Vivre en tant que monstre, ou mourir en homme bien ?"
Teddy s'entretient avec Chuck de la prochaine étape de leur enquête. L'histoire pourrait recommencer. Mais il se lève, rejoint ceux qui ont le pouvoir de le conditionner à leur guise, et il avance escorté par un petit groupe sous la direction de Naehring. La musique scande leurs pas vers l'inexorable conclusion : le phare et la lobotomie. La séquence en rappelle d'autres dans l'histoire du cinéma, et le montage reproduit notamment celui des plans introductifs de L'invraisemblable Vérité de Lang, où le condamné se dirige dignement vers l'exécution capitale, le rôle du prêtre étant ici tenu par le psy.
Qui trompe qui ?
Ils l'ont bourré d'hallucinogènes, et ils l'ont regardé sombrer dans la folie et se battre contre les dragons venus le dévorer.
Denis Lehane, Shutter Island
Plus tôt, dans le phare, pensant dénouer l'intrigue, Teddy s'arme, prêt à affronter la vérité. Mais le revolver qu'il tient s'avère n'être qu'un jouet et lui-même qu'un cobaye, un zombie dénué de conscience entre les mains des psychiatres qui, tel l'œil qui poursuivait Caïn, l'observent à chaque instant. Tout ce qu'on lui fait vivre n'est en fait, à son insu, qu'un jeu de rôles. Comme le lui suggérait Rachel Solando (et ce qu'en fait il appréhendait), "ils créent des fantômes pour aller faire ce qu'un homme sain d'esprit ne ferait jamais." Rachel lui affirme alors qu'il n'a aucun ami sur l'île où tout le monde se ligue pour le berner. Il n'a pourtant pas besoin de subir les manipulations complotistes du personnel hospitalo-carcéral. Il se prend au jeu et se persuade lui-même de sa propre usurpation d'identité.
La tromperie est un thème mythologique courant. Il n'est que de voir toutes les astuces développées par Zeus pour séduire les mortelles. Mais la possession peut prendre d'autres dimensions : les Ménades se livraient, sous l'emprise de Dionysos, à des comportements frénétiques pouvant aller jusqu'à déchirer et dépecer des taureaux vivants, voire, pour la bacchante Agavé, à démembrer son propre fils. Et Laeddis, puisqu'il faut l'appeler par son nom, était déjà soumis à la folie et à la violence qui gagnent le monde puisqu'apparemment ses troubles datent de la découverte des camps de concentration qui préfigurent l'hôpital où il a échoué, Après tout, Naehring ne serait-il pas vraiment un ancien nazi ?
L'art de tromper le spectateur
Je faisais de la direction de spectateurs, exactement comme si je jouais de l'orgue.
Alfred Hitchcock, in François Truffaut, Le cinéma selon Hitchcock
Le grand manipulateur reste bien sûr le réalisateur. Hitchcock avait osé mentir au spectateur lorsque, dans Le Grand Alibi, il avait montré en flash-back une action qui n'avait jamais eu lieu. Scorsese va ici beaucoup plus loin. Il brouille toutes les pistes : tout est bien montré à l'écran mais, étant donné que tout le film est vu à travers la subjectivité du personnage, il est toujours impossible de faire la part entre ce qui vrai, ce qui est fantasmé ou ce qui relève du rêve ou du souvenir. On ne pourrait parler là de l'objectivité de l'image cinématographique. Il ne peut plus être question de croyance spontanée à ce qui est visible : "Je l'ai vu, de mes yeux vu…".
Tout d'abord qui est qui ? Qui est cette Rachel Solando qui a disparu ? Etait-elle vraiment une éminente psychiatre ou aurait-elle tué des enfants qu'elle n'avait pas et que Teddy aurait dû sauver ? Est-ce que l'anagramme en fait, en dépit de l'apparence physique, un double de Dolorès Chanal ? Existe-t-elle au moins ?
Et de quoi ce dangereux fou criminel est-il coupable en fin de compte ? Simplement d'avoir tué, malgré l'amour qu'il lui portait, la meurtrière de ses enfants ? Qu'en est-il de sa relation avec Noyce et de cette monstrueuse violence dont on l'accuse ? Le flash-back final semble vouloir tout nous expliquer, mais on nous cache certainement encore quelque chose…
Le spectateur est chargé de reconstituer les évènements à travers une mosaïque visuelle et narrative aussi confuse que l'est la conscience du personnage principal. Il doit réassembler lui-même la suite des évènements, tout en réévaluant sans cesse son point de vue.
Et si Martin Scorsese, en virtuose de la mise en scène et du montage, excelle à jouer du spectateur, il prend surtout son pied pour le tromper et pour se jouer de lui.
Livres
. Dennis LEHANE, Shutter Island, Payot et
Rivages, 2006
. Régis DUBOIS, Martin Scorsese, l'infiltré : une
biographie, Nouveau Monde éditions, 2019.
Nicolas SCHALLER, Alexis
TROSSET, Martin Scorsese, Dark Star, 2004
FILMS
. Raymond DEPARDON, San Clemente, 1982
.
Samuel FULLER, Shock Corridor, 1963
. Christopher NOLAN,
Memento, 2000