Cinélégende

S'accomplir - à l'épreuve des autres

lundi 3 février, 20h : Film
Black Swan (USA, 103 min.) de Darren Aronofsky, avec présentation et débat en présence de Louis Mathieu, de l'association Cinéma Parlant, et d'Amélie Coster, directrice pédagogique de l’école du CNDC

Cinéma Les 400 coups, 2 rue Jeanne Moreau, Angers
Tarifs habituels aux 400 Coups : 8,90 €, réduit 7,30 €, carnets 6 € ou 5,20 €, moins de 26 ans 6,20 €, moins de 14 ans 4,70 € - tarif groupe, les matins  également, sur réservation (02 41 88 70 95) : 4,40 €

mercredi 5 février, 18h30 : Conférence
Qu'est-ce qu'elle a de plus que moi? Rivalité et jalousie par Anne Marchand, conteuse

David Kerrick Hand,Blanche-Neige et les sept nains
Rivalité, envie, jalousie existent sans doute depuis que les humains pensent… Pourquoi a-t-il cela et pas moi ? Pourquoi a-t-il été choisi, préféré, est-il plus beau, plus fort, possède-t-il davantage que moi, a-t-il plus de succès, de pouvoir ? " Mais qu'est-ce qu'elle a de plus que moi cette…" (comme cela fait du bien d'insulter, d'injurier sa rivale, de la tuer moralement et socialement faute de pouvoir ou d'oser l'éliminer physiquement !)
Mythes et contes, depuis les temps les plus anciens, du moins depuis qu'ils ont été écrits, sont pleins de cette jalousie. Pourquoi ? Le pouvoir, la richesse, la puissance ; des rejets familiaux pouvant mener à l'infanticide ou au fratricide ; des sentiments d'injustice dans le travail et le savoir-faire, la célébrité ; l'amour insupportable à partager…
Quels contes, mythes et légendes en parlent ? Beaucoup ! Cain et Abel, Jacob et Esaü, des contes persans, la célèbre Blanche-Neige, Arachné, Cendrillon, la Pomme de discorde, Ali Baba et les 40 Voleurs, Le Miroir et bien d'autres… Des contes de Maupassant tel Pierre et Jean.
Tout cela n'est-il que le miroir de nos frustrations ?

Hôtel Livois (Institut Municipal), 6 rue Emile Bordier, Angers
Gratuit - Libre participation aux frais 

mercredi 12 février, 18h30 : Conférence
L'ambition contre-attaque : l'ambition des uns commence-t-elle où finit celle des autres ?  par Geoffrey Ratouis, historien

Achille, Alexandre le Grand, Jules César, Gengis Khan, Napoléon, les grands conquérants ont toujours suscité admiration, fascination, effroi et épouvante. Qu'ils soient chefs de guerre, explorateurs, capitaines d'industries, scientifiques, sportifs, artistes ou génies, portés par une ambition sans limites, toutes et tous furent confrontés à cet inévitable adversaire contre lequel se brisèrent parfois leurs rêves de grandeur, de gloire et d'immortalité. Des récits mythologiques aux épopées contemporaines, légendes et histoires nous rappellent que la valeur d'un homme se mesure à la force et au nombre de ses antagonismes.
Hôtel Livois (Institut Municipal), 6 rue Emile Bordier, Angers
Gratuit;

Commentaires

Textes de Philippe Parrain

Construit en s'appuyant sur le thème d'un conte traditionnel immortalisé par le ballet de Tchaïkovski, Black Swan se présente comme un thriller psychologique, pour ainsi dire un film d'horreur reposant sur des figures chorégraphiques qui lui ménagent un coussin de plumes blanches, et noires.

Daren Aronofsky y met en scène avec brio les fantasmes et le cauchemar qui s'emparent de la danseuse, entremêlant ce qui est réel et ce qui ne l'est pas. Il renoue avec deux leitmotivs qui lui sont chers et sur lesquels reposait son film précédent, The Wrestler : le corps en souffrance et le combat intérieur. Une recherche effrénée de la perfection est également pour lui une obsession. Le héros de Pi, qui avait voulu fixer le soleil quand il avait 6 ans, aspire à décoder le chiffre divin, tandis que celui de The Fountain veut trouver l'immortalité.

La promotion du film proclame que Natalie Portman, qui va épouser le célèbre danseur Benjamin Millepied, son partenaire dans le film, danse elle-même la plupart des ballets, après s'être astreinte à un entrainement rigoureux. On a néanmoins fait appel à des doublures : Sarah Lane, soliste à l'American Ballet Theatre, ainsi que Kimberly Prosa à cause de sa ressemblance avec l'actrice. Natalie Portman obtiendra pour ce film l'Oscar de la meilleure actrice en 2010.

télécharger le livret au format PDF

thèmes mytho-légendaires du film

L'éclosion

De ce débris d'un corps immortel jaillit une blanche écume d'où naquit une jeune fille […] Bientôt, déesse ravissante de beauté, elle s'élança sur la rive, et le gazon fleurit sous ses pieds délicats. Les dieux et les hommes appellent cette divinité à la belle couronne Aphrodite, parce qu'elle fut nourrie de l'écume des mers.  
Hésiode, La Théogonie

Le film s'ouvre en douceur avec, en fin de générique, la montée du hautbois et de la harpe reposant sur les moelleux accords de l'orchestre. La ballerine, blanche et lumineuse figure sur fond noir, apparaît en plan large, immobile, émergeant de l'obscurité. Elle ouvre les bras, ses pieds se mettent en mouvement et dessinent des arabesques. Son corps se déploie puis se referme. La couleur affleure avec l'apparition en premier plan d'une silhouette sombre, inquiétante, le fantasme de l'homme qui lui tourne gracieusement autour sans oser la toucher, jusqu'à ce qu'il se transforme brutalement en un être agressif, cornu et emplumé, qui l'attaque et s'empare d'elle, avant qu'elle ne s'évade, délie ses bras en un geste enchanteur mimant un battement d'ailes et prenne, apaisée, son envol vers la lumière : un rêve de perfection, un élan vers le sublime.


Entre ceux qui veulent tout, et celui qui ne veut plus rien, deux parcours bien distincts qui sont destinés à se croiser de façon aléatoire autour d’un sac resté ouvert sur le sol, disponible et capable de cristalliser toutes les convoitises.

Il s'agit d'un rêve, un rêve merveilleux au creux du sommeil, in utero en quelque sorte, dont Nina émerge tout doucement, le sourire aux lèvres, dans l'attente d'un accomplissement. Alors, petite fille encore couvée par une mère bienveillante, elle se projette dans l'avenir, assouplit ses membres, stimule ses articulations, s'émerveille dans l'espoir de voir cette chimère prendre forme. Non sans l'ombre du mauvais sort jeté par le diabolique magicien Rothbart, ou celle de l'apparition suspecte d'une égratignure dans son dos….

L'épanouissement

Tout en dansant, elles chantaient à haute voix, variant leurs accords, s'enivrant de plaisir et transportées de joie aux caresses de Krichna, dont le chant remplit l'univers.  
Bhagavata Purana (trad. E. Burnouf)

Nina se rend d'un pas décidé à son entraînement, croisant d'abord, entrevue dans le métro, une alter ego, une éventuelle rivale, puis sur une affiche, celle qu'elle aspire à remplacer. Le travail s'amorce au niveau du sol par la préparation des pieds, l'assouplissement des semelles, les soins aux orteils, l'esquisse des premières pointes. Le mouvement de la caméra, qui remonte pour découvrir le corps des danseuses, trahit une évidente aspiration à s'élever.

C'est alors qu'apparaît en contreplongée le "dieu" - providence ou deus ex machina , ou bien le roi (Leroy) puisque c'est ainsi qu'il s'appelle - qui les observe de haut et daigne descendre vers les danseuses et danseurs qui sont, eux, montrés en plongée. Il rejoint ainsi ses créatures languissantes, pour ainsi dire en adoration, et se glisse parmi elles qui continuent de danser, afin d'exaucer, ou non, leurs vœux les plus ardents. Puis, développant un conte de prince et de cygnes susceptible de les faire rêver, il désigne les élues, paradoxalement celles qui ne sont pas touchées par la main divine.

Le Rasa Lila, peinture indienne

Dès lors l'image du rasa lila hindou se profile : les ébats des jeunes bouvières, les gopis, qui dansent en hommage et en compagnie du divin Krishna - incarnation du dieu Vishnou - qui, descendu par amour de sa demeure céleste, se joint à elles. Jouant de sa flûte, il les entraîne dans la danse et, non sans provoquer des jalousies, désigne ses préférées.

On dit que, sans négliger ses compagnes, c'est à Radha que Krishna accorde ses faveurs. Au New York City Ballet, c'est à Nina que Thomas semble accorder sa préférence. Pour elle, l'espoir grandit lorsque se brise brutalement la carrière de l'ancienne favorite. La jeune femme se laisse alors glisser dans la loge de celle-ci, pour ainsi dire dans son intimité, un peu de la même façon que, dans le ballet, Odile, le cygne noir, usurpera la place d'Odette, le cygne blanc, pour séduire le prince. Et, pour mieux s'imprégner de son identité, elle s'approprie le rouge à lèvres de l'étoile déclinante. Elle pourra désormais s'épanouir dans la danse et, déployant ses ailes, prendre son envol. C'est alors qu'entre en scène le cygne noir en la personne de Lily.

Un film en blanc et noir

Vous croyez que les gens sont tout bons ou tout mauvais. Vous croyez que le bien, c'est la lumière et que l'ombre c'est le mal. Mais où est l'ombre, où est la lumière ?  
Henri-Georges Clouzot, Le Corbeau

C'est vêtue de noir que Lily apparaît d'emblée, contrairement à Nina qui est toujours en blanc ou en couleurs claires. Le film a beau être en couleurs, c'est dans l'opposition manichéiste entre le blanc et le noir, le lumineux et le ténébreux qu'il est construit. Lily, la nouvelle venue s'oppose à celle qui, cygne blanc accompli, peine à incarner le cygne noir : une couleur qui s'impose pour elle comme une inquiétante menace lorsqu'elle s'enfonce dans l'obscurité d'un couloir et y croise une femme, elle aussi vêtue de noir, qui la dévisage. Comme dans le ballet de Tchaïkovski, les rôles sont clairement distribués. Ce qui n'empêche pas pour Lily de jouer un rôle ambigu, entre hostilité et cordialité, puisqu'elle incarne en quelque sorte le double de Nina, son côté obscur.

L'enjeu pour la ballerine est de fait, sur la pressante demande de Thomas, d'être à la fois - ou plutôt successivement - blanche et noire. Son parcours est de fait balisé par les génériques de début et de fin : forme blanche qui émerge d'un fond uniformément noir pour commencer, puis pour conclure un éblouissement de lumière et un fond d'image tout de blancheur.

Autre figure de l'ombre : la mère de Nina qui, même au début, alors qu'elle se montre encore douce et attentionnée, est toujours vêtue de noir. Au moment où Thomas vient d'évoquer pour la jeune femme la perspective d'une vie sexuelle et que celle-ci entrevoit la possibilité de couper le cordon ombilical et de se détacher de sa mère, cette dernière lui coupe les ongles et la blesse en un geste castrateur qui révèle d'emblée sa nature pernicieuse. Le plan est coupé sur le dernier coup de ciseau : " C'est fini ". C'est un personnage tourmenté qui en vient, par jalousie, à reprocher à sa fille son propre échec dans la vie, pour finalement se venger sur elle : Miroir, mon beau miroir…, n'est-ce pas moi qui aurais dû devenir une grande danseuse étoile… ?

Le culte de la perfection

Vous avez voulu être comme des dieux. 
Genèse, III, 14

Accessoire indispensable de la danse, le miroir est omniprésent dans le film : miroirs lisses ou en profondeur, simples ou multiples, en cascade ou kaléidoscopiques, amicaux ou agressifs, ils reflètent une perpétuelle quête d'identité. Dès le début du film, lorsqu'elle est dans le métro, les vitres renvoient une image d'elle très assombrie, préfigurant un avenir incertain. Toute volontaire qu'elle soit, ballerine blanche ou ballerine noire, où se situe la vraie Nina ? Indécision qui est soulignée par l'usage d'une caméra instable et tremblante.

" Je veux être parfaite ", dit-elle, mais il semble bien qu'il lui faille aller au-delà de la perfection. Il lui faut concrétiser son rêve, se confronter dès l'ouverture du film avec le prince qui, lui, est en noir, et qui l'agresse en devenant l'image du mal. Savoir "se lâcher" comme le lui demande Thomas. Et en même temps se consacrer toute entière à son art comme Vicky, l'héroïne du film Les Chaussons rouges, qui ne peut plus s'arrêter de danser lorsqu'elle revêt ses chaussons, jusqu'à mourir dès qu'elle aspire à suivre une autre voie. C'est également pour avoir eu une relation avec son chorégraphe et d'avoir donné naissance à Nina que sa mère avait dû renoncer à sa carrière de danseuse.

Descente aux enfers

J'avais dit : Vous êtes des dieux […] Cependant vous mourrez comme des hommes, Vous tomberez comme un prince quelconque.  
Psaumes, 82, 6-7

Lorsque Thomas apparaît et se pose la question du choix de sa prochaine tête d'affiche, les danseuses sont filmées en plongée, dans l'expectative, écrasées par le poids de la caméra. Tel Pygmalion, il les observe, apprécie la matière qu'il s'apprête à modeler et la pétrit selon ses désirs. Et la tension pour ses sujets engendre un climat délétère de rivalité.

Mais dès que Nina est choisie en tant que danseuse étoile et que s'ouvre, avec l'accomplissement subit de ses souhaits les plus profonds, la possibilité de réaliser son rêve, c'est aussi pour elle l'éveil des fantasmes. Elle va peu à peu vaciller et être emportée dans la folie. Qui voit-elle désormais dans le miroir ?

À force de poursuivre son ambitieux rêve d'excellence, elle se transforme physiquement : des ailes tentent de lui pousser dans le dos, ses pieds se palment, des bruits de battements d'ailes s'immiscent dans la musique. Elle perd pied, devient agressive, soupçonneuse, tandis que des désirs secrets relevant de l'instinct se font jour et que la violence contre elle-même va jusqu'à l'automutilation. On assiste là, comme dans les autres films d'Aronofsky, à une passion irrépressible, une forme d'aliénation qui confine à la perte pour un drogué de son libre arbitre.

Comme le lui dit Thomas : " Ta seule ennemie c'est toi-même. " Avec le message : " Seul l'amour peut rompre le sortilège. " Mais le pourra-t-elle ?

Le cygne noir

Le vrai travail sera ta métamorphose en ton double maléfique. 
Thomas à Nina

Le corps d'une danseuse est un corps en représentation, en décalage par rapport à lui-même, comme lorsque son reflet se dédouble, se multiplie et se métamorphose. C'est ce que Thomas demande à Nina : se partager entre le cygne blanc et le cygne noir, être à la fois l'un et l'autre. Le cygne blanc reste la petite fille qu'elle est encore, la femme intouchable, symbole de pureté et de fragilité. Le cygne noir en est le miroir inversé, de la même façon que, dans le ballet, le maléfique Rothbart est la transposition pervertie de Wolfgang, le précepteur. Le cygne blanc se transforme en son alter ego démoniaque. Un cas de double personnalité qui n'est pas sans évoquer la dualité des docteur Jekyll et monsieur Hyde.

Nina se voit donc condamnée à révéler le côté obscur de son intimité. Mais le fantasme s'objective avec l'arrivée de Lily, dont le nom se rapproche de celui de Lilith, le démon nocturne de la tradition juive. Officiellement sa doublure, mais aussi bien son double psychotique. Elle se présente comme sa rivale et la révélatrice de ses désirs inavoués. De la cigarette fumée dans la salle d'apprentissage à l'expérience sexuelle, c'est elle qui l'amène à s'émanciper, à s'arracher à l'emprise maternelle, mais aussi, par-delà l'endormissement dans le taxi, à passer de l'autre côté, à sombrer dans ses hallucinations. Jusqu'à ce que les deux jeunes femmes se confondent et ne fassent plus qu'une seule personne.

La chimère

Nos chimères sont ce qui nous ressemble le mieux. Chacun rêve l'inconnu et l'impossible selon sa nature.  
Victor Hugo, Les Misérables

Fille d'une mère qui n'avait pas pu être la danseuse étoile qu'elle rêvait d'être, Nina est tendue vers un seul but : en devenir elle-même une, avec une volonté maladive d'être la meilleure de toutes. C'est pour elle une idée fixe qui exclut toute autre préoccupation et tout autre sentiment. Elle en songe la nuit, et se berce le jour de cette douce illusion de pouvoir atteindre cet idéal. L'image angélique du cygne blanc, tout de pureté, en est la manifestation visible.

Mais la réalité s'impose, avec ses compromissions. Nina doit composer avec la figure du cygne noir, se l'approprier, bel et bien l'incarner. Elle devient ainsi sa propre chimère, lumineuse et sublime danseuse, en même temps que terrible comme ce double maléfique qu'elle doit affronter : attente de félicité et sombre menace. La princesse Psyché, que son extraordinaire beauté idéalisait au point de l'empêcher de trouver un mari, se croyait elle aussi à la merci d'un horrible monstre qu'elle devait tuer sous peine d'en être la victime et qui se révéla être en fait le charmant Éros. Un conflit intérieur, une tension qui pourrit tout et se manifeste pour Nina sur le mode de la jalousie, de la rivalité.

" Si cette fille n'était pas entrée… ", soupire-t-elle après son échec à interpréter le cygne noir, interrompue par l'arrivée désinvolte de Lily qui se révèle être à la fois une hallucination et une personne réelle. C'est cette chimère qu'elle doit affronter physiquement, et virtuellement dans le miroir, et qui aura raison d'elle. On pense au héros horrifié de la nouvelle Je suis d'ailleurs de Lovecraft, qui découvre sa propre image, " cette abomination dressée dans le grand cadre doré" : un monstre qu'elle finira par poignarder d'un éclat de miroir et qui n'est autre qu'elle-même. Comme dans The Wrestler et d'autres films d'Aronofsky, c'est contre lui-même que le personnage se bat et il semblerait que l'on puisse parler là d'un certain masochisme à vouloir le bien.

La mort du cygne

Le chant des cygnes annonce la mort 
Friedrich de La Motte-Fouqué, Ondine

Tout en se mettant en travers des espoirs de Nina, sa mère fait mine de se désoler : " Ce rôle te démolit… Qu'est devenue ma douce ? - Elle est partie. Je suis la reine des cygnes. " C'est-à-dire le cygne à la fois blanc et noir qu'elle est devenue. Elle s'affirme vis-à-vis de Lily et de Thomas, et entreprend de se maquiller de blanc. Ses certitudes s'effritent, elle rejette ses peluches de petite fille, elle découvre la sexualité, elle devient femme. La rupture est violente. Elle arrache de son dos un embryon de plume et se retrouve avec des jambes atrophiées. Une castration, assurément, pour une danseuse, qui fait écho à l'accident dont Beth, l'ancienne étoile, a été victime et que Thomas assimile à une automutilation en y voyant l'expression de la nécessaire fusion du bien et du mal : " Tout ce qu'elle fait répond à une pulsion noire. C'est ce qui la rend si spectaculaire, si dangereuse, jusqu'à la perfection. "

iNna atteint à la fin l'extase, la perfection. La réalité fusionne avec le conte dont elle s'est nourrie. Mais de qui s'agit-il en fait ? De la jeune femme ? De la princesse Odette ? Du cygne blanc, ou du cygne noir ? À l'exemple de son personnage, elle se laisse choir. Ce sera son apothéose, son "chant du cygne". Mais sa mort est-elle effective, ou fantasmée ? D'un jeu scénique ? S'agit-il d'un triomphe et d'une consécration ou d'un renoncement sans lendemain ? Pour la danseuse en tout cas, " c'était parfait "

 
 

Les femmes-cygnes

Lors d'une partie de chasse, le jeune prince Siegfried surprend, près d'un lac, une nuée de cygnes. Il s'apprête à tirer sur l'un d'eux, mais celui-ci se transforme en une belle femme vêtue de plumes blanches de cygne C'est Odette, qui est victime d'un sort : le jour, elle se métamorphose en cygne et, la nuit, redevient femme. Seul un amour éternel pourrait l'en libérer. Le prince s'éprend d'elle et veut l'épouser. Mais le méchant sorcier lui présente un cygne noir, Odile, à qui il a donné les traits d'Odette. Abusé, Siegfried désigne Odile comme sa future épouse. Il condamne ainsi Odette à demeurer un cygne pour toujours. Désespérée, elle se suicide en se jetant dans les eaux du lac.

L'argument du Lac des cygnes rejoint un thème coutumier des mythes, contes et légendes : la faculté de pouvoir changer de forme ou de nature.

Les femmes de l'Autre-Monde

Or il y avait, près de la fontaine aux eaux claires et pures, trois dames de grand pouvoir…
Couldrette, Le Roman de Mélusine

De nombreux contes à travers le monde font allusion à des femmes venues d'un Autre Monde, souvent des femmes-oiseaux qui viennent se baigner dans un lac terrestre. Elles déposent pour cela leurs robes de plumes. Des hommes les surprennent dans leurs ablutions ; ils les leur volent, les dissimulent ou bien les brûlent. Elles se voient alors contraintes de les épouser. Si l'homme n'a pas détruit les plumes, la femme finit par les retrouver et peut s'envoler pour rejoindre le pays d'où elle est venue. Son époux délaissé part alors à la recherche de la disparue et triomphe de multiples épreuves.

Le récit peut aussi concerner d'autres animaux qui abandonnent leurs peaux : des phoques, les selkies, en Écosse, une louve en Croatie, une renarde en Arctique, une bufflesse au Cameroun, une chienne ou une tortue en Amérique centrale, mais l'histoire reste la même. Une légende au Tchad évoque une fille mystérieuse qui quitte sa peau d'âne et séduit un jeune homme qui l'épouse et cache cette peau. Notre Peau d'Âne, la gardeuse d'oies, pourrait être aussi une "femme-oiseau". On a noté que son nom aurait à l'origine désigné une "peau de cane". C'est pour échapper au désir incestueux de son père qu'elle revêt cette peau, et, comme Mélusine, c'est après s'être lavée à une fontaine qu'elle est surprise par le héros.

Sainte Néomaye, et son pied, dans l'église de Sambin (Loir-et-Cher)

Plusieurs personnages féminins sont également réputés être gratifiés d'un pied d'oie, ce qui n'est pas sans rappeler le pied de Nina qui, dans le film, commence à se palmer. Une curiosité morphologique qui les rattache à la fois aux oiseaux et à l'eau. On parle notamment de la reine de Saba ou de la reine Pédauque ou encore de certaines saintes chrétiennes, comme la poitevine Néomaye qui, pour échapper aux instances du seigneur local, aurait demandé à Dieu de la rendre difform  ; son pied se serait alors transformé en patte d'oie, ce qui découragea aussitôt le séducteur.

Les sirènes elles-mêmes, avant d'être des femmes-poissons, étaient dans l'Antiquité mi-femmes, mi-oiseaux. Mélusine, à la queue de serpent, prend son envol après avoir été démasquée. Quant à l'image du cygne, elle est symboliquement liée à l'eau, à l'air et à la lumière. Migrateur, venu d'on ne sait où et se rend on ne sait où, blanc, pur, virginal, il aime à se poser sur de calmes étendues d'eau.

Métamorphoses

Sur la terre rien ne persévère dans le même état.
Apulée, L'Ane d'or

Les humains peuvent devenir des animaux, les animaux se convertir en humains, et l'animal d'une espèce se transformer en un animal d'une autre espèce.
Philippe Descola, Par-delà nature et culture

Gustave Moreau, Léda et le cygne , Musée National Gustave Moreau, Paris

Bien sûr les femmes-oiseaux ne sont pas les seules à pouvoir se transformer. Zeus lui-même s'est fait cygne pour séduire la belle Léda. Il multiplia ses conquêtes en devenant taureau, pluie d'or, aigle, cheval, fourmi…, et c'est à nouveau sous forme de cygne qu'il parvint, après avoir incarné divers animaux pour répondre aux multiples métamorphoses de Némésis, à abuser cette déesse devenue oie sauvage.

La métamorphose peut donc aussi concerner des personnages masculins, dieux ou simples mortels. Ce sont par exemple les cas de lycanthropie, ces loups-garous qui sont hommes le jour et qui, la nuit, revêtent une peau de loup. Ils quittent pour ce faire leurs vêtements qu'ils doivent, tout comme le plumage des femmes-cygnes, prendre soin de bien dissimuler au risque de ne plus pouvoir retrouver leur forme humaine.

Et pourquoi les anges ne pourraient-ils pas aussi se faire hommes ? La Bible nous le dit : " Les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et ils en prirent pour femmes. ". Le film Les Ailes du désir ne raconte-t-il pas la même chose ?

À noter que la mutation préserve toujours la double nature de la personne concernée, laquelle reste consciente de ce qu'elle vit. Il peut s'agir d'un acte volontaire qui poursuit un certain but. Zeus s'y illustra, tout comme le personnage de Jim Carrey dans The Mask.. Ce peut aussi être le fait d'une malédiction comme pour les compagnons d'Ulysse que Circé changea en pourceaux ou pour le prince de La Belle et la Bête. Ou encore un tour de magie à la façon d'Harry Potter ou de Merlin qui se change en cerf ou donne à Pendragon l'apparence du duc de Cornouaille pour approcher Ygerne et engendrer le roi Arthur. Quand ce n'est pas tout bêtement par inadvertance, comme pour le héros de La Mouche de Cronenberg ou pour Lucius qui, dans L'Àne d'or, se voit malencontreusement transformé en âne par sa servante.

Mais il peut tout simplement d'un processus naturel. C'est le sens de l'énigme que le Sphynx pose à Œdipe : " Quel être, pourvu d'une seule voix, a d'abord quatre jambes le matin, puis deux jambes à midi, et trois jambes le soir ? " Du bébé à l'adulte, puis au vieillard, de l'hiver à l'été, et à l'automne, de la chenille au papillon, du bouton de rose à la fleur épanouie, sans parler de l'évolution de bactéries unicellulaires au poisson, au singe et enfin à l'homme (en attendant les prémonitions du Règne animal), tout est métamorphose. Ne serait-ce pas la source d'inspiration de nos mythes, contes et légendes ?

Programme 2024-25


black swan

USA, 2010 - 103 minutes - couleurs - vo

Darren Aronofsky
Scénario : Darren Aronofsky, Mark Heyman, John J. McLaughlin, d'après Andres Heinz
Image : Matthew Libatique
Musique : Clint Mansell et Piotr Ilitch Tchaïkovski
Chorégraphe : Benjamin Millepied
Interprètes : Natalie Portman (Nina), Vincent Cassel (Thomas), Mila Kunis (Lily), Barbara Hershey (Erica, la mère de Nina), Winona Ryder (Beth), Benjamin Millepied (David)

SUJET
Nina, jeune ballerine dévouée à son art et étouffée par les hautes attentes de sa mère, est promise au titre de danseuse étoile du New York City Ballet. Elle est parfaite pour danser le Cygne blanc, innocent et pur, du Lac des cygnes . Mais elle a du mal à incarner la perversité du cygne noir à la fin du ballet, et elle se retrouve confrontée à la belle et sensuelle Lily, que semble lui préférer le directeur artistique.