la tentation du démiurge
"La recherche scientifique : mythe ou mystique ?"
avec Louis-Marie Houdebine, chercheur biologiste à l’INRA
et Philippe Grosbois,
psycho-anthopologue
Faculté de droit, Amphithéâtre
Volney
(St Serge), 13, allée Fr. Mitterrand, Angers.
Conférence gratuite
Frankenstein (100 mn), avec présentation et débat (interdit aux moins de 12 ans).
Cinéma 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95
Tarifs habituels aux 400 coups : 7 €, réduit 5,80 €, carnets 4,90 € ou 4,30 €
télécharger le livret au format PDFGrâce à la science et à la technologie, l'Homme domine la nature. Il a réalisé le rêve de Prométhée : il a dérobé le feu du ciel.
Il a appris à fabriquer des golems, des robots à son service.
Il contrôle le vivant, le reproduit, en mieux, et défie la mort.
Mais sait-il conjurer la malédiction qui pèse sur Frankenstein ?
Commentaire
Le roman de Mary Shelley a inspiré nombre de films, dont les plus fameux sont ceux de James Whale, dans les années 30, avec Boris Karloff dans le rôle du monstre. Le ressort dramatique en reposait sur l'épouvante, la créature semant la mort autour d'elle.
Tout en jouant sur les effets théâtraux, Kenneth Branagh, avec son Frankenstein, se montre plus fidèle à l'œuvre originale, et il propose une réflexion sur les grands thèmes qui avaient inspiré Mary : la vie et la mort, l'ambition personnelle et les enjeux de la recherche scientifique, le pouvoir du démiurge et le rejet de la différence. Il s'offre ainsi à une lecture psychologique, métaphysique ou mythologique.
Thèmes mytho-légendaires
Le roman se place d'emblée sous le signe de Prométhée. Il se présente comme un mythe du monde moderne. Mais il évoque aussi bien d'autres mythes intemporels :
Le thème premier est bien sûr celui, biblique, de la création de l'homme :. "Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance". En cela le rêve de Frankenstein fait écho à une foule d'autres motifs mythologiques ou littéraires : Enkidou, Héphaïstos, Pygmalion, Dédale, le Golem hébraïque, l'apprenti sorcier et le savant fou, Pinocchio, les robots d'Isaac Asimov ou les androïdes de Philip K. Dick … en attendant les perspectives offertes par la robotique ou la génétique.
La "créature" – le monstre ou Frankenstein, Walton ou l'auteur même du récit - aspire à se faire l'égale du Créateur.
Par la maîtrise de la foudre et du feu électrique, Frankenstein entend rivaliser avec Zeus. Et c'est par cette même foudre, ce même feu que le créateur et sa créature finiront par être, telle Sémélé, annihilés.
Le défi lancé par l'homme à Dieu, et la tentation de la démesure ont inspiré, d'Adam à Faust, de nombreux personnages.
La transgression d'un interdit touchant au mystère de la vie, et la malédiction qui en découle pourraient être rapprochées du thème de nombreux contes, comme celui de Barbe-Bleue.
Le fait de redonner vie à des morts rejoint le thème du vampire et du mort-vivant. La faute de Frankenstein pourrait être d'utiliser une matière dégradée, et non pas de l'argile comme dans la plupart des mythes..
La créature, sans nom, reste privée de véritable existence.
La navigation vers les îles lointaines, expression de la quête de l'absolu dans la tradition celtique, est ici matérialisée par la recherche, illusoire, du Pôle Nord : le zéro absolu peut-être, mais aussi l'idéal paradisiaque d'un pays où jamais le soleil ne se couche..
le fantasme du createur
La Science est une religion. La science seule fait résoudre à l’homme les éternels problèmes dont sa nature exige impérieusement la solution. Ernest Renan
La science s’est imposée comme mode d’explication du monde ; elle a pris la place des antiques mythologies, et au "Dieu créa l’Homme à son image" elle prétend substituer un présomptueux "L’homme créera l’homme à son image".
A l’heure où, au-delà du clonage et de la procréation médicalement assistée, on nous annonce la prochaine possibilité de produire des spermatozoïdes ou des ovules "artificiels", la problématique du golem ou du monstre de Frankenstein, créés avec les meilleures intentions du monde, semble toujours d’actualité.
Prométhée déroba {…] l'éclatante lueur du feu infatigable ; et Zeus, qui gronde dans les nues, fut mordu profondément au cœur et s'irrita en son âme, quand il vit briller au milieu des hommes l'éclatante lueur du feu. Aussitôt, en place du feu, il créa un mal, destiné aux humains.
Hésiode, ThéogonieJe te le dis encore et je t'avertis, ne me crée pas ! Vois ces étoiles s'éteindre ! Ainsi s'éteindra la lumière de tout œil qui me regardera. L'empreinte de mon pas ne laissera que désolation, et ce que ma main touchera deviendra cendre et poussière. »
H. Leivock, Le GolemPersonne ne peut imaginer les sentiments qui m'animaient. J'allais répandre un torrent de lumière sur notre monde plein de ténèbres, une nouvelle race me bénirait de l'avoir créée. Des êtres bons et heureux me devraient la vie. Je pensais que si je pouvais animer la matière inerte, je pourrais également par la suite prolonger la vie quand la mort semblait avoir destiné le corps à l'anéantissement.
Mary Shelley, Frankenstein
Le Golem, comme la créature de Frankenstein, était un être foncièrement bon. Elie Wiesel le décrit ainsi : "Un sauveur muet et malheureux, voilà ce qu’il était. Nul ne le comprenait car nul ne vivait à sa hauteur. Connaissez-vous des êtres qui n’existent que pour autrui, qui vouent le moindre souffle, le moindre battement de paupières, la plus infime parcelle de leur existence à une vocation unique et sacrée : celle de protéger la vie, le sommeil et l’avenir de la communauté." A croire qu’il obéissait aux trois lois de la robotiques édictées par Isaac Asimov...
Mais immanquablement les mythes qui abordent ce thème sont des histoires qui se terminent mal.
La foi et l’enthousiasme du chercheur ne risquent-ils pas d’occulter les enjeux des progrès que représentent la chirurgie esthétique, les greffes et transplantations, l’entretien de corps en coma dépassé en vue d’en prélever les organes, la procréation médicalement assistée, l’eugénisme, l’intelligence artificielle ou le développement de la robotique ?
Faut-il craindre ce jour, qui hante notre inconscient et l’imaginaire des auteurs de science-fiction, où, à la façon de Frankenstein, nous verrons se lever des machines, ou d’étranges créatures qui nous assèneront : "Tu es mon créateur, mais je suis ton maître. Obéis !" ?
Dans L’œuf transparent Jacques Testard, le "père" du premier bébé éprouvette français, reconnaît : "Nous sommes les drogués d’un destin jamais pensé dont nous faisons mine d’être les maîtres".
Le pouvoir d’animer la matière inerte touche inévitablement au sacré, et ce n’est sans doute pas par hasard si, contrairement à ceux traitant d’anatomie, d’électricité ou de mécanique, les livres sur la robotique ou la génétique parlent autant de philosophie que de technologie.
Quiconque veut analyser les causes de la vie doit, pour commencer, se tourner vers la mort.
Mary Shelley
Selon Gaby Wood, "c’est un peu comme si l’extraordinaire expérience consistant à donner la vie à une machine devait obligatoirement se dérouler dans ces sortes de limbes – aux portes de la mort" . En tant que mise en garde, et comme pour relativiser la portée de ce geste, les mythes nous racontent qu’il est immanquablement porteur de mort : celle des victimes de la créature (le meurtre d’Abel suit de près la création d’Adam), et celle, rendue indispensable, de cette créature elle-même (l’accès à l’arbre de vie est refusé à Adam).
Si les mythologies parlent des dieux, elles parlent aussi, inévitablement, des hommes. Et elles ne peuvent manquer d’évoquer les rapports des uns avec les autres : rapports de dépendance ou de dévotion, d’amour ou de malédiction... Elles disent entre autres la révolte de l’homme : il revendique un pouvoir que la divinité semble vouloir se réserver, il goûte au fruit de la connaissance ("Vous serez comme des dieux"), et il élève la tour de Babel .
L’homme en effet fut créé à l’image de Dieu. Ne pourrait-on pas considérer comme logique qu’il dispose aussi comme Lui de la faculté de créer un être à sa propre ressemblance ?
Les interprétations divergent à ce sujet : la création d’un homme constitue-t-elle un geste sacré, comme le fut celle du Golem ? Ou faut-il y voir l’effet d’un orgueil insensé, de l’hybris, la "démesure" que craignaient les dieux de l’Olympe et dont les effets accablaient les héros grecs ? Où se situe l’interdit ? Qu’est-ce qui, dans ce rêve ancestral de vaincre la mort, est moralement ou métaphysiquement tolérable ?
Le film ponctue l’action de terribles orages, et introduit une épidémie de choléra un peu comme un signe précurseur de la colère divine face au geste sacrilège du Dr Frankenstein. Les dieux antiques étaient garants de l’équilibre naturel. Comme dans Princesse Mononoke, il y a véritablement ici dérèglement de la nature. Frankenstein déchaîne les orages ; et la folle ambition de Walton d’atteindre le pôle semble présager, avec la fonte des glaces, cette catas-trophe écologique, imputable à l’homme, qui pourrait bien être pour nous la rançon du progrès.
Mais si les mythes considèrent le destin du monde, ils expriment également les conflits de la conscience humaine.
Monette Vacquin met en rapport les positions respectives du poète Shelley, auteur d’un Prométhée délivré, et de son épouse Mary, auteur de Frankenstein ou le Prométhée moderne : Prométhée était la tragédie grandiose de l’humanité dressée contre sa propre finitude. Elle ordonnait sur la scène cosmique l’affrontement des hommes et des dieux. Œdipe en était la tragédie intime, familiale, réduite aux marches du palais, au regard du dedans. La première en appelait aux lois de l’Univers, aux forces élémentaires, au feu maîtrisé. La seconde, aux tâtonnements obscurs, aux voiles à demi levés, au feu qui nous maîtrise. Shelley avait choisi Prométhée qui offrait un modèle exaltant à ses identifications. Mary avait préféré Œdipe dont les ressorts internes lui étaient plus familiers. Prométhée, c’était l’Univers, le dehors. Œdipe, c’était la maisonnée, le dedans.
Le monstre est le fruit du geste sacrilège, de l’impiété de Frankenstein. Mais ne serait-il pas aussi celui du désir incestueux qui le porte vers sa sœur ? Il n’est pas indifférent que le climax dramatique corresponde justement à sa nuit de noces : "Cette nuit sera terrible, vraiment terrible !" La malédiction intérieure qui le pousse à agir et à tisser son malheur pourrait encore, comme celle qui frappa les Atrides, renvoyer à une filiation entre le contexte familial de Mary Shelley et la matière du roman, sa créature littéraire. Les échos sont multiples et ont été soulignés par Monette Vacquin. Et l’on touche au ton de la tragédie racinienne : "Puisqu' après tant d'efforts ma résistance est vaine, /Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne".
Comme la pythie penchée à Delphes sur les entrailles de la terre, comme la Sibylle tirant le savoir de la grotte obscure, c’est au plus profond d’elle-même que Mary alla chercher la connaissance désordonnée qu’elle offrait à notre déchiffrement.
Monette Vacquin
Enfin la construction en abyme, de l’auteur au narrateur, du créateur à la créature, et du livre au film semble inviter à une réflexion sur le cinéma, qui, contrairement à la photographie, prétend donner vie à l’inanimé : "Les photographes ne savent pas qu’ils sont des agents de la mort (…) La mort, dans une société, il faut bien qu’elle soit quelque part ; si elle n’est plus (ou est moins) dans le religieux, elle doit être ailleurs : peut-être dans cette image qui produit la mort en essayant de sauvegarder la vie." (Roland Barthes, La Chambre claire)
frankenstein en anjou
Le thème du démiurge se rattache davantage au mythe qu'à la légende : on se situe en-dehors du temps et de l'espace. Il peut donc sembler illusoire d'en rechercher des incidences locales. Relevons cependant :
- Saint Maurille, disciple de saint Martin et évêque d'Angers, a lui aussi réinsufflé la vie dans le cadavre d'un enfant, originaire de la Possonière, mort depuis sept années. Celui-ci sera en conséquence prénommé Re-né et sera à son tour sanctifié. Des représentations du miracle figurent dans différentes églises (Savennières, Chalonnes …) et sur les peintures de chœur de la cathédrale d'Angers
- le château de Champtocé réveille le souvenir des expériences de son ancien seigneur, Gilles de Rais, à la recherche de la vérité dans la contemplation morbide des corps assassinés de ses victimes
- n'oublions pas la présence en plusieurs points de notre région (comme de bien d'autres) de Gargantua, dont, en véritable démiurge, Merlin forgea les parents sur une haute montagne de l'Orient
- et à Nueil-sur-Layon, la réalité rejoint la fiction : en 1984, le docteur Martinot congèle le corps de son épouse, espérant que les progrès de la médecine pourraient un jour lui redonner vie et santé. Son corps est à son tour congelé suite à son décès en 2002. Mais une panne oblige leur fils d'interrompre l'expérience en mars 2006.
les intervenants
Louis-Marie Houdebine, chercheur biologiste (OGM, animaux transgéniques …)
Directeur du Laboratoire de Différenciation Cellulaire de l'INRA (Jouy-en-Josas)
Membre de la Commission de Génie Génétique
Auteur entre autres de Etre vivant : quelle aventure !, Transgenèse animale et clonage et de Les OGM - le vrai et le faux.
Louis-Marie Houdebine est un ardent, mais prudent défenseur du développement des OGM, en vue notamment de résoudre le problème de la malnutrition dans le monde.
Il s'est également attaché à l'étude de la production d'animaux transgéniques. C'est ainsi qu'il s'est illustré en participant à la création d'un lapin vert fluorescent...
Philippe Grosbois, psycho-anthropologue
Enseignant-chercheur à l'Institut de Psychologie et Sociologie Appliquées (Université Catholique de l'Ouest, Angers).
Co-fondateur du Groupe de Recherches sur l'Imaginaire, les Objets symboliques et les Transformations sociales (GRIOT) et du Département de Sciences Humaines de la Faculté de Médecine de Tours.
Philippe Grosbois a travaillé sur l'imaginaire des apparitions religieuses et profanes, ainsi que sur la figure du vampire.
Il contribue depuis 25 ans aux recherches sur l'utilisation psychothérapique de l'image mentale dans le cadre des états modifiés de conscience.
bibliographie
Mary SHELLEY, Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1818
Monette VACQUIN, Frankenstein ou les délires de la raion, Paris, Julliard, 1994
Philippe BRETON, A l'image de l'homme, Paris, Seuil, 1995
Moshe IDEL, Le Golem, Paris, Editions du Cerf, 1992
Elie WIESEL, Le Golem, Paris, Editions du Rocher, 1998
P. MEIRIEU Frankenstein pédagogue, ESF éditeur, 2006
Gaby WOOD, Le Rêve de l'homme-machine, de l'automate à l'androïde, Paris, Editions Autrement, 2005
Sophie MARRET et Pascale RENAUD-GROSBRAS, Lectures et écritures du mythe, Rennes, Presses Universitaires, 2006
Jean-Jacques LECERCLE, Frankenstein : mythe et philosophie, Paris, PUF, 1997 (1988)
Les savants fous, Presses de la Cité, 1994
Sur les traces de Frankenstein, Bonneuil-les-Eaux, Gamma, 1997
E.T.A. HOFFMANN, L'Homme au sable, 1816
VILLIERS de l'ISLE-ADAM, L'Eve future, 1886
Karel C apek, RUR, 1921
Isaac ASIMOV, Nous les robots, 1940-1982, et autres textes
Philip DICK, Les Androïdes rêvent-ils de moutons mécaniques ?, 1968
Et quelques films qui parlent de la tentation démiurgique :
Tous ceux qui s'inspirent du roman de M. Shelley, à commencer pas Frankenstein (1931) et La Fiancée de Frankenstein, (1935) de J. Whale, ainsi que Frankenstein Junior (1974) de Mel Brooks
Georges MELIES, Pygmalion et Galatée, 1898
Paul WEGENER, Le Golem (1920)
Fritz LANG, Metropolis (1927)
Victor Trivas, La Femme nue et Satan, 1959
Luigi Comencini, Les Aventures de Pinocchio, 1972
Michael CRICHTON, Mondwest (1973)
Ridley SCOTT, Blade Runner (1982)