le mythe de l'ogre
Autour du mythe de l'ogre avec Arlette Bouloumié, Professeur de lettres à l'Université d'Angers et Lorine Grimaud-Bost, Professeur agrégée de lettres, CPGE
Faculté de droit, Amphithéâtre Volney (St Serge), 13, allée Fr. Mitterrand, Angers.
Participation aux frais, 0,50 €
télécharger la conférence de L. Grimaud (287 Ko)
La Nuit du Chasseur (93 mn), avec présentation et débat.
Cinéma 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95
Tarifs habituels aux 400 coups : 7 €, réduit 5,80 €, carnets 4,90 € ou 4,30 €
télécharger le livret au format PDF"Je sens la chair fraîche […]" En disant ces mots il se leva de table et alla droit au lit. […] "Voilà du gibier qui me vient bien à propos pour traiter trois ogres de mes amis qui doivent me venir voir ces jours-ci. "
Perrault"Bien que la vérité, monstrueuse par elle-même, eût surgi confusément dans les limites de son univers comme l'ogre d'un conte de fées..."
Davis Grubb, La Nuit du chasseur
Commentaire
Film culte, La Nuit du Chasseur apparaît comme un ovni dans l'histoire du cinéma. Il s'agit du seul film réalisé par l'acteur Charles Laughton qu'on est davantage habitué à voir dans des rôles de notables ventripotents et volontiers corrompus.
Loin de là, ce film, très fidèle au roman dont il est adapté, est plein d'une grâce et d'une tendresse qui, en écho à une profonde amertume devant les injustices de la société, n'excluent pas la cruauté.
Il renoue avant tout avec un univers enfantin qui associe angoisse et émerveillement, rêve et cauchemar : le monde du conte. C'est ainsi qu'il nous entraîne tout doucement sur les pas du Petit Poucet.
Thèmes mytho-légendaires
La Nuit du chasseur met en scène la lutte entre Bien et Mal, Amour et Haine, Dieu et Satan, ce qui en fait un somptueux film en noir et blanc : on guette la lumière au sein de la nuit obscure, Mais ce film propose bien d'autres pistes qui, au travers de la subtile logique du conte, mènent à certains mythes universels :
Incarnation du Diable sous son aspect trompeur, Powell incarne l'ogre, le croquemitaine des contes. Il joue de la séduction pour attirer ses victimes et devient terrible lorsqu'elles sont à sa portée. Aveuglé par son avidité et brandissant son couteau, il se lance à leur poursuite. Selon les mots de Perrault : "Il se mit en campagne ; et, après avoir couru de tous côtés, enfin il entra dans le chemin où marchaient les pauvres enfants".
Dialoguant directement avec Dieu, Powell, le sacrificateur, se situe en marge de la société, par-delà toute règle morale. Il incarne le chasseur sauvage auquel le titre du film fait allusion. Et c'est à cheval, animal psychopompe, qu'il arpente la nuit ; n'oublions pas que la même racine mar désigne le cheval dans de nombreuses langues, qu'elle a donné "cauchemar" en français et n'est pas sans parenté avec l'idée de mort.
Est-il abusif de rapprocher les noms de John et Pearl de ceux du Hansel des frères Grimm et de La Perle, autre incarnation du petit Poucet dans un conte breton cité par P. Saintyves ?
Comme dans le conte du Petit Poucet, l'errance des enfants est une longue épreuve initiatique, jusqu'au bout de la "nuit". Le petit John, qui se retrouve dans le rôle du chef de famille, et investi par son père d'une mission, franchit les étapes et s'affirme peu à peu.
Après s'être laissé glisser au fil de la rivière et avoir repris pied sur la terre ferme, le petit John reçoit une montre : ainsi il pourra maîtriser le temps, autrement dit le dieu Kronos, qui dévorait ses enfants.
Comme dans l'approche psychanalytique des contes, l'ogre ici finit par se confondre avec le père : il cherche à prendre sa place, veut partager son secret, tue comme lui pour s'accaparer l'argent et, au moment de l'arrestation, s'identifie à lui.
Powell, qui se substitue au père, joue en fait le rôle de l'initiateur, de celui qui arrache les enfants au cocon maternel pour les exposer aux dangers du monde qu'il leur revient de surmonter.
Le moteur de l'action est ici, comme dans Le petit Poucet, la misère, la faim ; le film réactualise simplement le thème en remplaçant la chair fraîche par une liasse de billets ; mais ceux-ci sont contenus dans une poupée, figure humaine source de convoitise.
La descente de la rivière ou l'errance du petit Poucet dans la forêt correspondent pour les enfants à la traversée de la nuit dont ils finissent par émerger.
Noël, le solstice d'hiver qui ouvre une nouvelle année, un nouveau temps, représente la même notion de passage. "Ce soir, c'est la nuit la plus longue de l'année" nous dit Michel Tournier dans La Fugue du petit Poucet. Noël est ici une clef comme dans nombre de récits qui parlent de l'ogre. Le mal rode dans l'obscurité et menace de faire irruption, de nous avaler comme les âmes errantes qui sont alors libérées, et ce n'est qu'au prix d'une extrême vigilance que peut être préservée la douce sécurité du foyer.
Les enfants sont protégés par une bonne fée, qui les recueille, comme chez Perrault ou Tournier, au sein d'une communauté de fillettes.
Les enfants, veillés par la nature et les animaux de leurs rêves, s'endorment dans les bras de la rivière, qui les berce doucement. Et cette rivière est bien pour eux la mère dont les longs cheveux ondulent avec les herbes aquatiques : "la chevelure flottante qui peu à peu contamine l'image de l'eau" dont parle Gilbert Durand. Ce pourrait être une figure de sirène, ou bien Eve, la mère primordiale, qui aurait voulu goûter, et faire partager les fruits de la vie.
le mythe de l'ogre
L'Ogre ! Qui n'a pas rêvé de l'ogre dans son enfance et frissonné en imaginant le terrible mangeur de chair humaine ?
Pierre Saint-Yves
La figure de l'ogre - "homme sauvage qui mangeoit les petits enfans", pour reprendre la définition de Perrault - n'a pas cessé de titiller l'imaginaire. Il n'est que de dénombrer les livres pour enfants qui lui sont consacrés, ou d'observer la fascination qu'exercent certains faits divers.
Le cannibalisme nous ramène à un passé réel ou fantasmé, aux fondements mêmes de la civilisation. Ce thème de la dévoration en appelle aux pulsions et aux terreurs les plus élémentaires, qui se virent sublimées par les religions ("Mangez, ceci est mon corps...")
On connaît "le terrible et subtil Kronos" - Saturne, le dieu du temps - qui, pour ne pas être détrôné par ses enfants, les ingurgite dès leur naissance. Il y a aussi Dionysos, "le mangeur de chair crue", qui inspire aux Ménades une folie meurtrière. Et Atrée qui sert à son frère ses deux enfants. Sans oublier Orcus, le dieu des Enfers, qui aurait donné son nom à l'"ogre"...
La mythologie est pleine de ces actes de dévoration, individuels ou collectifs qui expriment la souveraineté, la vengeance ou la sauvagerie. Mais c'est à un besoin impérieux, à une pulsion incontrôlable que répond l'ogre des contes. L'homme y est soumis à sa bestialité ; il n'est plus qu'une gueule vorace, asservie aux exigences d'un tube digestif.
Balthus Zaminski n'était pas un de ces ogres vulgaires comme on en voit sur les images, au ventre proéminent, aux longues moustaches tombantes, aux vêtements débraillés tachés de sang et de graisse. Non ce n'était pas une de ces brutes carnassières qui poussent des rugissements affreux, c'était un monsieur d'une grande élégance, ,toujours rasé de près, avec juste des mains un peu fortes et des dents très aiguisées.
Pascal Bruckner, Les Ogres anonymes
L'ogre se décline sur plusieurs registres : c'est le loup, le croquemitaine, le vampire... Mais, au sens propre terme, c'est lorsque l'homme devient vraiment un loup pour l'homme que l'ogre apparaît. On peut ainsi actualiser le thème en parlant de tous les modes d'emprise : l'exercice abusif du pouvoir, le détournement de la religion ("Méfiez-vous des faux prophètes", nous rappelle le film), la pédophilie, le nazisme... Ecrivains et cinéastes en proposent maints exemples.
On peut observer également, à travers la littérature, une tentative de réhabilitation de l'ogre, une certaine revendication du droit à l'"ogritude", tandis que le petit Poucet tend à endosser, en même temps que ses bottes et ses biens, les traits du prédateur.
Témoin de l'ambiguïté du symbole, saint Nicolas a pu être interprété comme un ogre, aussi bien que le Père Noël qui, chargé de sa hotte, lui a succédé. Henri Rey-Flaud (Le Charivari, Payot, 1985) voit dans le duo qu'il forme avec le père Fouettard le dédoublement d'un seul personnage plutôt inquiétant. La tradition germanique, notamment, en conserve la mémoire, et le sac ou la hotte apparaissent en ce sens d'utiles accessoires :"Dans toute l'Europe, la fête du bon saint Nicolas est marquée par le surgissement de figures menaçantes, venues quelquefois pour prendre les femmes, mais le plus souvent pour emporter et tuer les enfants."
Et ce n'est pas par hasard si les récits mettant en scène des ogres se placent souvent sous le signe de Noël. Comme le petit Poucet, il faut traverser la forêt obscure, se faire avaler par la longue nuit, avant de marcher vers la lumière. Le solstice est un passage périlleux, qui a longtemps suscité peurs et angoisses, et ce n'est qu'au sein du foyer retrouvé que l'on peut se sentir en sécurité. La vieille année doit faire place à la nouvelle, il faut que la jeune génération, ayant passé l'épreuve ("tué le père"), prenne le relais.
Dès lors la rencontre avec l'ogre apparaît comme une initiation. Il ne s'agit pas simplement de semer des petits cailloux et de retrouver le chemin du foyer : lorsque le petit Poucet revient à la maison, il doit repartir. Il faut au contraire se perdre pour de bon et revenir Autre, avec la peau de l'ogre sur le dos (ou aux pieds, c'est selon…).
les ogres en anjou
L'ogre - celui du Petit Poucet - est un personnage de conte. Il échappe ainsi au temps et à l'espace, il n'est pas localisable. On peut toutefois en trouver des incidences indirectes :
- L'ogre est souvent vu comme un géant, et le plus
célèbre d'entre eux, Gargantua – le grand avaleur – est bien présent sur notre
département ; il y est notamment venu combattre d'autres géants :
Pigalle à Saint-Maur, et Maury qui, à Pruniers, ingurgitait bateaux et
équipages. D'une voracité insatiable et enjambant monts et fleuves comme s'il
avait des bottes de sept lieux, il lui arrive de faire peur, mais il apparaît
plutôt comme une figure débonnaire, positive de l'ogre.
- S'il ne les mangeait pas au sens propre du terme,
Gilles de Rais, seigneur de Champtocé, n‘était rien moins qu'un ogre pour les
jeunes enfants qu'il faisait enlever et auxquels il faisait subir les pires
sévices. Il est intéressant de noter que Michel Tournier l'évoque dans son
livre Gilles et Jeanne.
- Fontevrault porterait le nom d'un bandit, Evrault,
qui allumait une lanterne sur sa tour pour attirer et assassiner les voyageurs
égarés au cœur de la forêt de Tranche-Col.
- Une peinture murale, dans l'église de Villevêque,
représentait un géant qui semblait avaler un petit personnage. Il peut s'agir
d'un diable dans une scène d'enfer ; on a aussi pu l'interpréter comme un
psychopompe occupé à avaler les âmes pour les porter dans l'au-delà..
- La légende rapporte qu'un enfant fut "avalé" par la
fontaine Godeline, à Angers, et retrouvé, "rendu" en aval de Nantes.
- Le bon "saint anthropophage" Nicolas est, ou était
présent à Saumur, à Angers, aux Ponts-de-Cé, à Baugé...
- On trouve dans certaines églises, comme Cunault ou Savennières, ou au château de Durtal, des « engoulants », larges gueules dentées qui semblent vouloir avaler poutres ou colonnes.
les intervenants
Arlette Bouloumié, Professeur de littérature moderne et contemporaine à l'Université d'Angers, UFR de Lettres Langues et Sciences Humaines
Docteur es lettres (Thèse sur l'œuvre de Michel Tournier en 1985)
CERIEC (Centre d'Études et de Recherches sur l'Imaginaire, Écriture et Culture).
Lorine Grimaud-Bost , Professeur agrégée de lettres CPGE
Doctorante Université Paris X Nanterre, Littératures et poétiques comparées (Thèse en cours sur "une mythopoétique de la parole : réécritures modernes et contemporaine des figures de poucets")
Membre du CRAI (Centre de Recherche d'Anthropologie de l'Imaginaire, Angers, sous la direction de Georges Bertin).
Michel Tournier, Romancier
Membre de l'Académie Goncourt
Auteur entre autres de Vendredi ou les limbes du Pacifique, Vendredi ou la vie sauvage, Le Roi des Aulnes, Gaspard, Melchior et Balthazar, Gilles et Jeanne, de contes et de nouvelles (Le Coq de bruyère, Le Médianoche amoureux), et d’essais.
bibliographie
Charles PERRAULT, Contes
Frères GRIMM, Contes
Madame d'AULNOY, Contes de fées
Arlette BOULOUMIE, Michel Tournier : le roman mythologique, Librairie José Corti, 1998
Arlette BOULOUMIE, L'ogre dans la littérature, in Dictionnaire des mythes littéraires, sous la dir. de P. Brunel, Editions du Rocher, 1988
Pierre SAINTYVES, Les Contes de Perrault et les récits parallèles, Robert Laffont, 1987
Gilbert DURAND, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Dunod, 1992
Michel TOURNIER, Le Roi des Aulnes, Gallimard, 1970
Michel TOURNIER, La fugue du petit Poucet, in Le Coq de bruyère, Gallimard, 1978
Pascal BRUCKNER, Les Ogres anonymes, Grasset, 1998
Günter GRASS, Le Tambour, Seuil, 1961
Nacer KHEMIR, L'Ogresse, Maspéro, 1977
Jacques CHESSEX, L'ogre, Grasset,1973
Joyce Carol OATES, Délicieuses pourritures, J'ai lu, 2003
Marc ESCOLA, Contes de Charles Perrault, Gallimard, Foliothèque, 2005
Et quelques films qui parlent de l'ogre et du petit Poucet :
Olivier DAHAN, Le petit Poucet, 2000Christoph HOCHHÄUSLER, Le Bois lacté, 2004
J.-P. JEUNET et M. CARO, Delicatessen, 1991
Claire DENIS, Trouble every day, 2001