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flics, mythes et crimes d'Amérique et d'ailleurs : Quête et enquête, le mythe de la police scientifique

Dans le cadre de la Fête de la Science, avec le soutien de la Région des Pays de la Loire et la participation de l’IPSA.

mardi 1er octobre, 18 à 20h : Ciné-Bistrot
Mise en bouche / apéro

Café Latin, 23, rue Bodinier, Angers

Prix des consommations

le mardi 1er octobre 2013, 20h15 : Film
L'Etrangleur de Boston (USA, 116min.) de Richard Fleischer, avec présentation et débat en présence de Gilles Menegaldo.

Cinéma 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 7,60 €, réduit 6 €, carnets 5,15 € ou 4,55€

mercredi 2 octobre, 18h : Conférence/diaporama
Les sciences criminelles, des sources à l’anthropométrie moderne, par Philippe Leriche, professeur, UFR Sciences, Directeur du département de chimie, responsable d’un module de formation interdisciplinaire sur les sciences criminelles.

Si les sciences criminelles ont leur racines dans l’antiquité, elles sont réellement nées au XIXème siècle avec le développement des sciences expérimentales, de la photographie ou de la microscopie. Parmi les pionniers de cette science, de nombreux français comme Lacassagne, Locard ou Bertillon qui, par exemple, créera les premiers fichiers anthropométriques. Aujourd’hui les techniques utilisées se sont considérablement améliorées même si la base, le travail d’investigation, reste commune et fondamentale à l’enquête.
Amphithéâtre Volney Fac de droit (St-Serge) 13 allée Fr. Mitterrand, Angers
Gratuit

jeudi 3 octobre, 18h30 : Conférence
Le flic à Hollywood : la méthode et le mythe, l’enquête et la quête, par Gilles Menegaldo, professeur émérite de littérature américaine et de cinéma aux départements d'Etudes anglophones et Arts du spectacle de l'UFR Lettres et Langues de l'Université de Poitiers.

Dans le cinéma hollywoodien, le policier a d’abord occupé le second rôle, éclipsé par le héros gangster et plus tard par le détective privé. Au milieu des années trente, le flic est héroïsé à son tour et les méthodes scientifiques sont valorisées. A partir des années soixante dix, le policier devient une figure centrale, souvent ambivalente, l’intrigue mettant l’accent sur la corruption des individus et des institutions. Le cinéma récent joue de cet héritage faisant du flic l’incarnation d’un métier, tout en jouant du potentiel mythique de la figure.
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit

mercredi 9 octobre, 20h : Film documentaire et débat
Extraits du film de Bruno Sevaistre et Pascal Créségut Les vrais experts – Quand la science enquête commentés par des représentants de la Gendarmerie du Maine-et-Loire : le capitaine Robert Gibaud, officier adjoint chargé de la police judiciaire, le lieutenant Yannick Sylvain, officier commandant de brigade départementale de renseignements et d'investigations judiciaires, et l'adjudant Domairon, technicien en identification criminelle.

Ce film propose une immersion dans la vie de l'IRCGN pour découvrir les combats contre le crime, menés au quotidien, par des hommes et des femmes armés de microscopes, d'ordinateurs, d'éprouvettes et de passion : la recherche sur le terrain et dans les laboratoires du Fort de Rosny des indices les plus infimes, la quête permanente de la vérité.
Amphithéâtre Bonadio IPSA (Université Catholique) entrée 50 rue Michelet, Angers
Voir le plan

Gratuit

jeudi 10 octobre, 18h30 : Lecture de polars et débat
L'enquête : romanesque et réalités par Ghislaine Le Dizès, commentés par Alain Bouligand, commandant de police, chef de la division de Police Technique, Sabrina Colin, agent de Police Technique et scientifique, et Frédéric Guillerm, capitaine de police, chef du Service Régional de l'identité Judiciaire.

Lecture d’extraits de polars américains, français, et suédois tirés des ouvrages de Thomas Harris, James Ellroy, David Simon, Jean-Marc Souvira, Kjell Eriksson, Camilla Läckberg, et Thomas Kanger, et débat avec le commandant Bouligand sur les avancées actuelles de la Police Technique et Scientifique, les réalités de son métier, et ses rapports au roman noir et au cinéma policier.
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers

Gratuit

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Commentaires

Textes de Philippe Parrain

Le propre de l’homme est, entre autres, de s’interroger, de chercher la vérité, ou du moins une certaine vérité : poser des questions, qu’elles soient futiles ou métaphysiques. Les intrigues policières proposent d’emblée une énigme : l’ordre normal des choses a été transgressé, une fêlure menace l’édifice social et la sécurité physique, morale ou matérielle de tout un chacun. Il devient nécessaire de comprendre afin de pouvoir extirper le mal. Qu’il s’agisse de trouver le coupable, de mettre à jour ses motivations, de savoir jusqu’où il va aller, ou de découvrir comment le drame sera résolu, l’engouement pour les récits policiers participe de cette inclination viscérale autant qu’intellectuelle : tenter d’élucider.

Albert DeSalvo (Tony Curtis )

L'Etrangleur de Boston
Ce thriller rend compte d’un fait divers encore brûlant au moment du tournage (le procès ne s’est ouvert qu’en 1967) : les meurtres en série d'Albert DeSalvo qui a défrayé la chronique en assassinant, de 1962 à 1964, treize femmes (onze seulement dans le film). Il prétend en proposer une reconstitution semi documentaire : « Utilisant comme source un livre très documenté, et comme "conseillers" le détective et le procureur chargés de l'affaire, Fleischer et son scénariste ne se contentent pas de suivre les détails d'une enquête très difficile et d'étudier la personnalité du tueur, mais multiplient les observations sur de nombreux aspects inséparables d'un cas de ce genre: rôle et responsabilité des médias, influence de la politique, attitude du public, psychologie des victimes… » (J.-P. Coursodon et B. Tavernier, 50 ans de cinéma américain)

On relève cependant d’importantes différences quant au déroulé des faits, aux passé et motivations du tueur, et à son attitude au moment de l’enquête : les événements sont dédramatisés, et les implications sexuelles gommées. L’accent se reporte sur le poids de l’inconscient, dans l‘esprit du classique M le Maudit ou du alors récent Psychose.

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Thèmes mytho-légendaires dU film

La malédiction

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.
Jean de La Fontaine, Les Animaux malades de la peste

Le mal frappe aveuglément la ville, la psychose se répand. Épidémies de peste, tremblements de terre, feu du ciel, tueurs en série…, le scénario se répète d’âge en âge : que va-t-il encore arriver, quelle sera la prochaine victime, et surtout POURQUOI ? Qu’a-t-on bien pu faire pour mériter cela, quelle faute a été commise, et par qui ? A cause de qui la crise ? A cause de quoi le réchauffement climatique ?… Il doit bien y avoir un coupable, qu’il faut débusquer, ou du moins une raison, qu’il faut comprendre. Il y a urgence à éliminer, neutraliser ce qui ainsi menace la société et chaque individu.

L’Étrangleur de Boston suppose d’emblée un responsable, mais celui-ci demeure longtemps anonyme, caché. Tout juste des mains, des pieds, une voix… Chacun devient vite suspect, même pour soi-même : les enquêteurs se retrouvent face à « toute une bande de cinglés prêts à avouer n’importe quoi »… Et qui ne porte pas sa part d’ombre, son petit monstre intime ? Celui qui est obsédé par le mal ou l’homosexuel victime des commérages, tous les déviants, les malades mentaux, les maniaques, les voyeurs…, les journalistes avides de sensations, et pourquoi pas ce brave homme qui n’apparaît qu’à la moitié du film ? Il s’avérera d’ailleurs que « personne » ne peut être déclaré coupable, que la faute est totalement inconsciente. Les meurtres échappent à la volonté humaine, de même que la conclusion de l’enquête qui repose sur le hasard. Les choses se joueraient-elles sur un autre plan ? Le destin, la fatalité ? Un châtiment divin adressé à un monde miné par le péché ?

Alors que l’enquête policière recherche un seul responsable pour l’incarcérer, ce peut être toute une population qui est sacrifiée laissant un seul couple de justes échapper au châtiment, comme à Sodome et Gomorrhe, ou plus près de nous, près de Nantes, sous le lac de Grandlieu, la ville païenne d’Herbauges. Ys, corrompue, connut le même sort, et la faute en revint à Dahud qui fut châtiée, tandis que nul ne survécut lorsque Zeus punit l’Atlantide en l’engloutissant… Qu’en sera-t-il de la fin de notre monde décadent, fin que prédisent des films comme Docteur Folamour, Les Oiseaux ou Melancholia ?

Herbauges était une des plus grandes, riches et florissantes villes de Bretagne ; mais les habitants s'étaient tellement plongés dans le luxe, si adonnés à toute sorte de vices et abominations, que St Félix y envoya St Martin de Vertou, connu de vie sainte & exemplaire. Étant entré en la ville, le saint fut laissé longtemps sur le pavé, sans qu'aucun le voulut loger ; enfin, une bonne femme, prenant compassion, se retira en sa maison, et, en récompense de son hospitalité, elle et son mari se convertirent à la foi. St Martin prêchait infatigablement ce peuple obstiné, mais en vain. Dieu lui révéla l'horrible punition dont l'incrédulité de ce peuple devait être châtiée. St Martin avertit son hôtesse et son mari, leur commandant de sortir de la ville et, quelque bruit qu'ils entendraient, qu'ils se donnassent bien garde de regarder derrière eux. Ils n’étaient guère loin, qu’il se fit un effroyable tremblement de terre, laquelle, s'ouvrant, engloutit cette ville, avec ses tours, murs, châteaux, faubourgs, qui, en moins d'une heure, fondirent en abîme, et, en leur lieu, se fit un grand lac, qui s'appelle, à présent, le lac de Grand-Lieu. L'hôtesse, entendant le fracas et tintamarre que causaient la chute des édifices, les cris et lamentations de ceux qui périssaient, se détourna pour regarder, sans se soucier de la défense du saint ; mais elle en fut punie sur le champ, ayant été convertie en une statue de pierre.
D’après Albert Le Grand, Vie des saints de Bretagne Armorique
Les rues sont des caniveaux géants, et les caniveaux sont pleins de sang. Maintenant le monde entier est au bord du gouffre ; il regarde l’enfer à ses pieds.
Ouverture du Watchmen d'Alan Moore et Dave Gibbons, adapté au cinéma par Zack Snyder

La mythologie hindoue le dit bien : nous nous trouvons actuellement engagés dans le kali yuga, l’âge sombre. C’est cela même que proclame la vogue des polars. Le crime est à toutes les portes, il suffit d’ouvrir lorsque sonne l’interphone pour le laisser entrer.

Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
Jean de La Fontaine, Les Animaux malades de la peste

L’origine du mal dans le film est révélée lorsque DeSalvo est identifié. Tout comme dans Le septième Sceau, la mort s’incarne sur l’écran. Et, même s’il n’est personnellement pas reconnu responsable de ses actes, il est « marqué » (à la main déjà) et doit être éliminé, soustrait de la société.

Mesure de sécurité ? Sans aucun doute. Mais aussi sacrifice de purification. Il joue le rôle du bouc émissaire, celui que les Juifs chargeaient de tous les péchés de la communauté avant de l’abandonner dans le désert ou de le projeter dans un précipice.

En cas de calamité réelle ou potentielle, les Grecs chassaient de la même façon la souillure hors de la cité en désignant, expulsant et parfois lapidant à mort un pharmakos (ce qui signifie tout simplement « remède »)  : un animal ou une personne pourtant innocente (comme nous dirions qu’Œdipe, qui lui aussi fut rejeté à sa naissance, l’est dans la tragédie de Sophocle : parricide et incestueux à son insu). Le fait de reporter ainsi la responsabilité sur un substitut, ne serait-ce qu’en l’internant - en prison ou bien en asile psychiatrique - écarte ainsi la menace tout en soulageant la bonne conscience de chacun. Une pratique à laquelle ont volontiers recours tous les régimes totalitaires...

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Ruptures

Le profond miroir sombre est au cœur de l’homme. Là est le clair-obscur terrible. La chose réfléchie par l'âme est plus vertigineuse que vue directement. C'est plus que l'image, c'est le simulacre, et dans le simulacre il y a du spectre. Ce reflet compliqué de l'ombre, c'est pour le réel une augmentation. En nous penchant sur ce puits, notre esprit, nous y apercevons à une distance d'abîme, dans un cercle étroit, le monde immense.
Victor Hugo, Post-scriptum de ma vie

Le miroir : c’est ce qui sauve l’ultime victime de DeSalvo, lequel se trouble lorsque son regard capte son image réfléchie et qu’il se retrouve face à lui-même. C’est aussi qui le perdra. Dr Jeckyll se retrouve soudain face à Mr Hyde (et vice-versa). Tel est le véritable coupable : la division de l’être, la perte de l’unité. Le film réécrit la réalité des faits en faisant appel au fantasme américain - un mythe cher au cinéma - du dédoublement de personnalité qui a beau jeu de déresponsabiliser les coupables : une personne possède deux (voire plus) identités totalement distinctes, qui prennent alternativement contrôle de son comportement, avec perte de mémoire. Par qui en ce cas est-on agi ? Pourquoi pas par les dieux, ou du moins par des forces supérieures, ou inférieures ? Et tout d’abord qui, lequel est « je » ? Cinélégende évoquait déjà, à propos du labyrinthe mental de Dédales (septembre 2009), « une recherche de vérité, une quête de soi, et un combat contre le monstre qui est tapi dans l'ombre ».

La séquence finale multiplie les effets de miroir entre DeSalvo et Bottomly qui, à défaut d’être un double, pourrait représenter un substitut paternel. Un peu comme dans le final de La Dame de Shanghaï les images se fractionnent et se bousculent. Ce morcellement de l’identité personnelle se répercute sur le plan social. J.-P. Vernant évoque à propos d’Œdipe « la vision tragique d’un monde divisé contre lui-même, déchiré par les contradictions ». Notre société moderne semble bien faire écho (en inversant le sens de la transition) à celle du monde grec, tel qu’il apparaît chez Sophocle, partagé entre la portée religieuse des anciennes valeurs traditionnelles et la rationalité accompagnant l’avènement du droit qui veut différencier le crime « volontaire » du crime « excusable ».

Fleischer fait un large usage du « split-screen », la multiplication des images sur un même écran qui permet de montrer plusieurs actions simultanées ou de proposer plusieurs lectures d’une même scène en évitant le champ contre-champ : avoir le point de vue de la victime en même temps que celui du témoin qui la découvre. Effet de mode sans doute (la même année L‘Affaire Thomas Crown, entre autres, utilise ce procédé qui sera systématisé en 2000 avec un film comme Time Code). Mais surtout le moyen de souligner la dislocation, la fragmentation sociale puis mentale : c’est ainsi que sont soulignés l’angoisse des séquences de meurtres, les multiples mouvements qui agitent la société, le cours d’une enquête parcellaire dont il faut bien recoller les bouts, ne serait-ce qu’en coordonnant l’action des différentes brigades... Il est symptomatique en ce sens que, dans ce film choral multipliant les points de vue, on ne se recentre que tardivement sur les deux principaux protagonistes : il faut attendre 20 minutes l’apparition (deus ex machina) d’Henri Fonda, et 58 minutes celle de Tony Curtis : un citoyen parmi tant d’autres...

La quête d’Œdipe

- Je veux tirer la chose au clair…
- Malheureux ! puisses-tu ne jamais savoir qui tu es !
Sophocle, Œdipe Roi

Ingres, Oedipe et le Sphinx, musée du Louvre
Le film ne propose pas de clef pour comprendre les antécédents du personnage, ni ce qui le pousse à l’action ; le spectateur peut toujours imaginer, fantasmer. Le cas réel dont il s’inspire sans l’expliciter suggère pourtant des pistes : DeSalvo, obsédé sexuel, avait connu un milieu familial instable  ; son père, tyrannique, violent, brutalisait sa mère et fréquentait des prostituées en imposant à ses fils le spectacle de leurs ébats… On pourrait penser qu’à défaut de tuer le père, DeSalvo se soit retourné vers les femmes en général, qu’il viole et étrangle. Le complexe d’Œdipe sans doute…

Mais foin de l’interprétation psychanalytique : nous avons là l’histoire d’un être étranger à lui-même (noter le rapprochement en anglais entre les mots stranger et strangler, le titre pourrait devenir L’Étranger de Boston…), en conflit avec lui-même, qui (se) cherche. Et là aussi, J.-P. Vernant, analysant la tragédie Œdipe Roi, considère que ce n’est pas tant Freud qu’il faille interroger que le mythe lui-même. C’est également le mythe d’Œdipe que le film rencontre.

Le mythe d’Œdipe
Laïos, roi de Thèbes, et son épouse Jocaste attendent un enfant. Ils consultent l'oracle et la réponse est terrible : « Si c’est un garçon, il tuera son père et épousera sa mère ». De peur, à la naissance d’Œdipe, ils le remettent à un pâtre qui doit l’abandonner aux bêtes sauvages. Mais le serviteur a pitié du bébé et il le confie à un berger du roi de Corinthe, lequel l'amène à son maître Polybe et à sa femme Mérope. Ceux-ci l’adoptent et l'élèvent comme leur propre fils.
Les années passent. Un jour, Œdipe s’entend traiter d'enfant trouvé. Alarmé, il s’en va interroger la Pythie de Delphes qui ne répond pas à sa question, mais lui annonce qu'il tuerait son père et épouserait sa mère. Effrayé, il décide de ne pas retourner à Corinthe pour éviter que l'oracle ne s'accomplisse (pour lui Polybe et Mérope sont toujours ses parents). Mais, sur la route, il rencontre un vieillard avec lequel il se querelle. C’est ainsi que, sans le savoir, il tue Laïos, son propre père.
En arrivant à Thèbes, il doit affronter le Sphinx, moitié femme, moitié bête, qui terrorise la population en posant une énigme : il tue quiconque échoue à la résoudre. Créon promet la main de sa sœur, la reine Jocaste, et la couronne de Thèbes à qui débarrassera la ville de ce fléau. Œdipe trouve la réponse et est accueilli en héros. C’est ainsi qu’il monte sur le trône et épouse, sans le savoir, sa propre mère.
Ils vivent heureux, jusqu'au jour où la peste ravage le pays. Créon se rend à Delphes, où l'oracle proclame que la maladie ravagerait la cité tant que le meurtre de Laïos ne serait pas puni. Œdipe prononce alors contre le meurtrier une terrible malédiction et ouvre une enquête pour trouver le coupable. Il interroge le devin Tirésias afin de connaître son nom, mais celui-ci tente de s’esquiver en suscitant contre lui et contre Créon les soupçons du roi. L’examen des circonstances du meurtre semblent accuser Œdipe lui-même.
Un messager, venu de Corinthe, lui apprend que ceux qu’il considérait comme ses parents en fait ne l’étaient pas, et qu’il était un enfant trouvé. Jocaste comprend tout et cherche, en vain, à empêcher Œdipe de poursuivre plus avant ses recherches. Mais il est déterminé à établir la vérité. Il questionne un serviteur, témoin du meurtre, qui est ce même pâtre qui aurait dû abandonner le bébé. Tout est révélé. Jocaste se pend. Œdipe, maudit, se crève les yeux et s’exile lui-même.

Le film reproduit en quelque sorte, sur un mode mineur, l’action de la tragédie de Sophocle, et il pose la même question : « Dans quelle mesure l’homme est-il réellement la source de ses actions ? »

L’horreur de la révélation s’opère en deux temps. La première partie du film, comme de la tragédie, cherche à cerner l’origine du mal qui frappe Boston, ou bien Thèbes. La récapitulation des lieux et heures de crimes fait écho à la localisation du carrefour où a été tué Laïos : c’est la même consternation. Œdipe prend conscience que c’est lui qui a tué le roi ; l’étrangleur a un premier pressentiment de sa culpabilité lorsqu’il se découvre dans le miroir en train de ligoter sa victime. Puis le récit change de vitesse ; ce sera, après l’identification du coupable, la quête funeste d’Œdipe, le travail d’introspection de DeSalvo : le tâtonnement de l’enquêteur qui se découvre être lui-même l’assassin et bien pire encore.

J.-P. Vernant note que l’oracle de Delphes « est toujours énigmatique, jamais mensonger. Il ne trompe pas, il donne à l’homme l’occasion d’errer ». Obsédé par l’oracle, Œdipe se veut plus fort que la fatalité, ce qui le conduit à commettre les actes les plus horribles ; DeSalvo est comme lui égaré par l’hybris, la tentation de la démesure : dès le début ses crimes sont associés à des événements nationaux et festifs, évoquant des pulsions de puissance ou du moins le désir de se démarquer d’une médiocre condition, celle de ses victimes par exemple qui deviennent pour lui de simples objets : la première d’entre elle, à terre, est seulement entr’aperçue parmi toutes les affaires qui ont été éparpillées. La tristesse que le tueur éprouve au moment de la mort du président Kennedy ne correspondrait-elle pas en fait à un besoin de notoriété, quitte à être sacrifié ?

Quant à Bottomly, on pourrait l’identifier au devin Tirésias, celui qui est doté d’intuition et qui accouche DeSalvo. Comme lui il vit en marge de la société et est, sinon aveugle, du moins ignorant de tout ce qui se passe dans la cité. Il est le sage que l’on va quérir pour résoudre l’énigme et, après s’être fait prier, il en sera l’implacable révélateur. C’est lui encore qui fait appel à un médium, un voyant. À ses côtés, l’inspecteur DiNatale correspondrait, lui, plutôt à Créon, attaché aux faits.

« Oedipe ne connaît pas cette part d’ombre qu’il porte en lui », nous dit Vernant. DeSalvo non plus, mais comme lui il lui faut découvrir la vérité, quoi qu’il lui en coûte. Lorsqu’on lui demande : « Pourquoi voulez-vous continuer ? », il ne peut que répondre : « Je ne sais pas ». C’est lui-même qui poursuit l’enquête, sous la guidance de Bottomly, lequel, d’enquêteur, se fait psy et, pourquoi pas, père de substitution, voire Dieu le père, celui que l’on implore pour qu’il se penche sur ses pécheresses créatures.

Face à ceux qui savent et qui voudraient taire une vérité trop violente (Tirésias, le pâtre, l’oracle, Jocaste enfin dans la tragédie ; Bottomly, DiNatale et le médecin dans le film), il y a ceux qui voudraient comprendre, reconstituer le puzzle de la réalité, sans pouvoir y parvenir : le chœur grec, les enquêteurs, la population de Boston, la femme qui a échappé de justesse à la mort, et surtout le responsable de la calamité, Œdipe ou DeSalvo.

Lorsque les faits remontent à la surface, le film exprime le désarroi en multipliant les flashes de souvenirs, les montages alternés et hachés, des mouvements de caméra et les zooms, les insertions d’images appartenant à des réalités différentes… Il y a urgence à recoller les pièces du puzzle, à rétablir une continuité : il y a confusion, au sens originel du terme comme dans « confusion des peines » : « fusion avec, réunion » entre le passé et le présent, entre les différentes personnalités. Entre DeSalvo et Bottomly également que les jeux de miroir cherchent à confondre. Ce dernier d’ailleurs apparaît dans le couloir qui mène au crime et lorsque l’assassin scrute son propre visage dans le miroir, c’est l’enquêteur qui, à travers la glace sans tain, soutient son regard.

Bottomly en arrive à se complaire à découvrir la part de monstre au fond de lui : « Je m’en veux d’y prendre plaisir. C’est accablant de découvrir à mon âge que l’on n’est pas celui que l’on croyait. » J.-P. Vernant note de même qu’ « Œdipe est double. Il constitue par lui-même une énigme dont il ne devinera le sens qu’en se découvrant en tout point le contraire de ce qu’il croyait ou paraissait être ». Cette même ambiguïté irrigue bon nombre de films policiers, où les flics sont loin d’être irréprochables. Elle caractérise aussi bien le spectateur qui souhaite le crime tout en prétendant le dénoncer.

En toute fin, la révélation de son caractère monstrueux va anéantir le personnage : « Albert doit croire à son innocence pour pouvoir vivre. S’il accepte d’être interrogé, ça risque de bouleverser tout son être. » Il résiste tant qu’il peut mais finit par se fissurer : le zoom cherche à briser ses dernières défenses en l’acculant en très gros plan sur un fond blanc, vide. Puis la malédiction fond sur lui. Bottomly appelle « Albert », mais il n’y a plus personne ; il n’entend plus, ne voit plus : tel Œdipe, il est aveugle, exilé de lui-même.

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En quête de vérité

Le personnage du policier est entré dans l'imaginaire de notre temps, surtout depuis les années 70 où il a supplanté celui du privé. Pour le meilleur ou pour le pire, il représente la loi, il veille sur l’ordre public et est censé protéger chaque citoyen. Parmi ses missions, il lui revient d’élucider des affaires litigieuses et de démasquer les fauteurs de troubles. On peut dire que, dans une certaine mesure, il participe ainsi au décryptage du monde.

L’Énigme

La nature est un temple où de vivants piliers Laissent parfois sortir de confuses paroles; L'homme y passe à travers des forêts de symboles Qui l'observent avec des regards familiers.
Baudelaire, Correspondances

L'énigme posée par le film Zodiac de D. Fincher
La réponse d’Œdipe au Sphinx ne répond pas à toutes nos questions existentielles. La vie demeure un mystère que les religions, les sciences et les arts s’attachent obstinément à percer : D'où vient-on ? Qui est-on ? Où va-t-on ? Bien des clefs ont été proposées au fil des âges, à commencer par les grandes cosmogonies qui dévoilent l’origine de toutes les choses et de tous les êtres. La Kabbale de son côté s’ingénie à déchiffrer un monde palimpseste en interprétant les codes secrets contenus dans la langue biblique…

Mais comment prétendre expliquer le monde sans commencer par la grande question qui a toujours taraudé l’humanité : Pourquoi le Mal ? C’était déjà l’angoisse du Bouddha découvrant la maladie, la vieillesse et la mort. Et, loin de se satisfaire de ces trois maux naturels, l’homme s’est ingénié à en inventer bien d’autres, comme la violence, l’envie, la jalousie, le mensonge, la fourberie, l’injustice…

Dieu, pourtant, est essentiellement bon, il ne saurait être soupçonné en quoi que ce soit... Bien des explications ont alors été avancées. Ève : le péché bien entendu, le non respect, par l’homme, des lois divines ; Job : la mise à l’épreuve ; Satan : le rejet de l’autorité ; Ahriman, père du manichéisme : la perversion congénitale ; Perséphone : une séquestration (de mineure ?) avec viol ; Midas  : l’appât du gain ; Tristan : l’usage de stupéfiants ; Pandora : la femme, évidemment ! La divinité primordiale pourtant, telle la déesse-mère hindoue Kali arborant fièrement têtes et bras coupés, ignore la distinction entre bien et mal : le serpent du Paradis n’a-t-il pas souvent été représenté avec les mêmes traits qu’Ève ? Bien des films policiers semblent rappeler cette ambiguïté, comme Volte Face où le flic et le truand échangent littéralement leurs visages.

Enquêtes de tous les temps

Les nombreuses méthodes scientifiques utilisées dans la conduite d’une enquête sont excellentes si elles sont employées à bon escient. Mais si on essaie d’en faire des méthodes infaillibles, cela devient du charlatanisme, rien d’autre. Malheureusement les criminels, eux, ne sont pas du tout « scientifiques », et il en sera toujours ainsi tant que le plus puissant motif des crimes restera ce désir naïf de devenir riche en prenant un raccourci.
Dashiell Hammett (1925)

La Brigade du suicide ( T. Men ) d'Anthony Mann
Comment raconter une histoire si l’on rejette l’existence du mal, et s’il n’est pas question de résoudre un quelconque dilemme ? Tout film de fiction représente, d’une façon ou d’une autre, une enquête qui peut, dans certains cas, revenir à chercher une aiguille dans une botte de foin ; un parcours initiatique, avec épreuves et dangers, tentations et pièges, révélations et fausses pistes… Le film Scènes de crime est un bon exemple de cette quête labyrinthique, entre vie et mort, qui entraîne les policiers - chevaliers attachés à la manifestation de la vérité et de la justice – d’indices en suppositions, qui les fait avancer, reculer, tourner en rond, marcher à l’aveuglette… jusqu’à la brutale rencontre avec le monstre menaçant.

L’enjeu de l’enquête peut varier : comment cette situation va-t-elle se résoudre ? L’aime-t-elle et pourront-ils se marier ? La chasse au trésor sera-t-elle fructueuse ? Réussira-t-il dans son entreprise, rencontrera-t-il le succès ? Retrouvera-t-il le billet de loterie perdu ? Ou bien, évidemment, la question la plus pressante : qui et où est l’assassin ? Le polar dès lors devient, en actualisant bien des mythes, le parangon de l’immémoriale lutte du bien contre le mal et le policier (ou le privé), qui se définit en tant que conducteur de l’enquête, prend une allure de héros : Sherlock Holmes et sa loupe, Maigret et sa pipe, Hercule Poirot et ses moustaches, Columbo et son imperméable...

Masaccio, Adam et Eve chassés du Paradis, Florence
C’est ainsi que le Flic suprême part sur la piste du grand Coupable. Un petit aperçu des méthodes policières, à commencer par le tout premier interrogatoire contradictoire :
«  L'Éternel Dieu appela l'homme, et lui dit : Où es-tu ?
Il répondit : J'ai entendu ta voix dans le jardin, et j'ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché.
Et l'Éternel Dieu dit : Qui t'a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l'arbre dont je t'avais défendu de manger ?
L'homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m'a donné de l'arbre, et j'en ai mangé.
Et l'Éternel Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fait cela ?
La femme répondit : Le serpent m'a séduite, et j'en ai mangé… »

Peu après, la première filature est celle de Caïn après son crime : « L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn. » Toujours dans la Bible, l’histoire de Joseph peut être comprise comme une recherche dans l’intérêt des familles, les anges mènent une enquête de terrain au sein de la ville de Sodome, Esther cache son identité pour pouvoir s’infiltrer auprès du roi Assuérus, tandis qu’Isaac, prenant Jacob pour Esaü, interprète mal les données anthropométriques… L’interrogatoire devient plus musclé lorsque les démons sont sommés de se nommer avant de pouvoir être exorcisés, ce qui prélude aux terribles procès en sorcellerie. Il faut dire qu’en ce temps la police scientifique n’avait pas encore vu le jour, et que la preuve reposait essentiellement sur le témoignage et l’aveu, plus une certaine « intuition », un « don du Ciel » qui peut autoriser bien des dérives.

L’éradication du mal

Les techniques d’enquête se sont fortement développées, mais l’ingéniosité des malfaiteurs suit la même courbe : c’est la perpétuelle course au progrès entre police et truands, gendarmes et voleurs. Mais les mythes et la morale font le plus souvent triompher les forces du Bien : les dieux olympiens écrasent les Titans, le héros maîtrise le dragon, le flic dénoue le fil de l’intrigue et confie l’affaire au Juge. Quant à Satan, dans l’Apocalypse, il est écroué, mais il sera libéré au terme de sa peine millénaire.

La Mort aux trousses, d'A . Hitchcock
Et si l’on ne trouve pas le responsable, on peut toujours désigner un bouc émissaire et, à la manière de la police politique, obtenir son propre aveu, sa confession sincère. C’est cet autosacrifice que R. Girard analyse en mettant en avant le procès intenté à Jésus qui a pris sur lui, pour les expier, tous les péchés de la communauté humaine.

Reste à dominer le petit démon qui se cache au sein de chacun d’entre nous, et dont il nous faudra bien rendre compte au Jugement dernier. Il n’épargne même pas Bottomly, le juste.

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biblio-filmographie

Livres

. Gerold FRANK, L’Étrangleur de Boston, Les Belles Lettres, 2001
. René GIRARD, Le Bouc émissaire, Grasset, 1982
. Jean-Pierre VERNANT, Pierre VIDAL-NAQUET, Œdipe et ses mythes, Éditions Complexe, 1988
. Stéphane BOURGOIN, Serial killers, enquête sur les tueurs en série, Grasset, 2003
. SOPHOCLE, Œdipe Roi
Sur Internet :
wikipedia.org/wiki/Albert_DeSalvo
/www.lesfaitsdivers.com/portrait/albert-desalvo-etrangleur-boston/53453

Filmographie

. Frédéric SCHOENDOERFFER, Scènes de crime, 2000
. David FINCHER, Zodiac, 2007
. Otto PREMINGER, Bunny Lake a disparu, 1965
. Martin SCORSESE, Shutter Island, 2010
. David FINCHER, Seven, 1995
. Anthony MANN, La Brigade du suicide, 1947
. Steven SPIELBERG, Minority Report, 2002
. Tim BURTON, Sleepy hollow, 1999
. Ridley SCOTT, Blade Runner, 1982
. Alfred HITCHCOCK, Le faux Coupable, 1957
. Alfred HITCHCOCK, Le Crime était presque parfait, 1954
. Nuri Bilge CEYLAN, Il était une fois en Anatolie, 2011
Films d’après Georges SIMENON, Agatha CHRISTIE, Arthur Conan DOYLE…
. Jean-Jacques ANNAUD, Le Nom de la rose, 1986
. Anne GUICHERD, Police scientifique : Les experts en vérité (documentaire), 2010

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Programme 2013-14

L'étrangleur de Boston

USA - 1968 - 116 minutes couleurs
recherche de vérité et quête de soi

Réalisation Richard Fleischer
Scénario Edward Anhalt d'après Gerold Frank
Image Richard H. Kline
Musique Lionel Newman
Interprètes
: Tony Curtis (Albert DeSalvo), Henri Fonda (procureur John S. Bottomly), Georges Kennedy (inspecteur Phil DeNatale)

SUJET
Boston, 1962. Une vieille femme est retrouvée étranglée à son domicile. L'appartement est chamboulé, mais rien n'a été volé. Les mobiles du crime restent obscurs. Au cours des deux années suivantes, douze autres femmes sont assassinées dans des circonstances similaires. Le procureur général Bottomly est désigné pour prendre l'affaire en main. Un jour, un bon père de famille est arrêté par la police pour avoir tenté de pénétrer dans un appartement par effraction...