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flics, mythes et crimes d'Amérique et d'ailleurs : Mythes et figures du criminel

du mardi 18 au eudi 20 février 2014

mardi 18 février, 20h15 : Film
La Soif du mal (USA, 108 min.) d'Orson Welles, avec présentation et débat en présence de Gilles Menegaldo

Cinéma 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 7,60 €, réduit 6 €, carnets 5,15 € ou 4,55 €

Cette projection sera précédée d'une soirée Ciné-bistrot (18h-20h)
Le Café Latin, 23 rue Bodinier
Prix des consommations

mercredi 19 février : Conférence
Chronique criminelle et figures du mal, par Sébastien Soulier, docteur en histoire contemporaine, membre associé du Centre d’Histoire Espaces et Cultures, Université Blaise Pascal Clermont II

La Belle Époque, âge d'or du fait divers et de la chronique criminelle : l'on voit apparaître toutes sortes de figures malveillantes, monstrueuses et dangereuses prêtes à faire frissonner les lecteurs en attente de sensations fortes. Les « modèles » se présentent par dizaines à la barre des accusés des cours d'assises. Les journalistes dressent à la chaîne des portraits d'assassins, de voleurs, d'escrocs et autres individus peu recommandables qui viendront alimenter les rubriques judiciaires locales…
Amphithéâtre Volney Fac de droit (St-Serge) 13 allée Fr. Mitterrand, Angers

Gratuit

jeudi 20 février, 18h30 : Conférence
Le mythe du criminel à l’écran et son évolution, par Gilles Menegaldo, professeur émérite de littérature américaine et de cinéma aux départements d'Etudes anglophones et Arts du spectacle de l'UFR Lettres et Langues de l'Université de Poitiers.

Tributaire d’un riche héritage littéraire (le feuilleton, le whodunit, le roman noir) et historique, le criminel à l’écran est multiforme. Du Dr Mabuse aux avatars contemporains, il suscite un sentiment ambivalent de fascination et d’effroi. Le gangster flamboyant des années trente, le tueur psychopathe du film noir ont laissé la place à des figures plus inquiétantes comme celle du serial killer, d’autant plus terrifiante que son apparence est banale. Le retour actuel du mythe du gangster se teinte de nostalgie et permet d’associer différents genres comme le mélodrame et la comédie.
Institut Municipal, place Saint-Éloi, Angers

Gratuit

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Commentaires

Textes de Philippe Parrain

Ce sont le plus souvent les gangsters, et non pas les flics, que les films dits « policiers », ou « polars », mettent en vedette : préparation du hold-up, lutte pour le pouvoir, guerre des gangs, ascension et déchéance… La débauche, la corruption, l’agressivité, l’exercice de la force exercent une indéniable fascination : l’imaginaire privilégie d’emblée ceux qui vivent en marge de la normalité et de la légalité. Et si certains policiers passent au premier plan, ils ne sont pas toujours intègres ; ils n'hésitent pas à sortir du droit chemin, et ils sont souvent davantage portés à céder à la corruption qu'à préserver la justice.

La Soif du mal

<Tanya (Marlene Dietrich)
Orson Welles (1915-1985) a pris soin de développer sa propre légende. Enfant prodige aux multiples talents, homme de théâtre, fervent shakespearien, dessinateur, prestidigitateur, homme de radio, et bien sûr acteur et cinéaste, il se montra boulimique de création. Il fut révélé par une émission de radio ( La Guerre des mondes, d'après H. G. Wells) qui, annonçant l'arrivée des Martiens à New York, sema, raconte-t-on, une véritable panique… C'est son premier long-métrage, Citizen Kane , qui l'imposa comme une figure incontournable du cinéma.

Plus grand, plus gros que nature, il aimait à se surdimensionner, physiquement, socialement, moralement, et de préférence dans l'ignominie. Il s'est parfaitement identifié au personnage de Falstaff dans celui de ses films qu'il préférait. Il se projeta aussi en Don Quichotte, ce grand rêveur : un film qui le poursuivit de longues années et que, comme beaucoup de ses projets, il ne parvint pas à mener à sa fin.

La Soif du mal est son dernier film hollywoodien, avant qu'il ne poursuive sa carrière en Europe. Œuvre de commande, abondamment « revue et corrigée » par le producteur, ce film reste l'un des meilleurs du réalisateur : la technique est éblouissante, l'ambiance pesante, l'interprétation brillante, à commencer par Welles lui-même qui se complaît et en rajoute dans son personnage de policier véreux.

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thèmes mytho-légendaires du film

Retour au chaos

Il n'y a pas si longtemps, c'était une petite ville paisible, ici.
Grandi à Susan

Vargas (Charlton Heston) et Susan (Janet Leigh)
passant la frontière
Le plan-séquence qui ouvre le film est devenu légendaire : après le gros plan d'une bombe dont une main règle la minuterie, la caméra, portée par une grue en mouvement, suit alternativement, dans une rue foisonnante d'activité, la voiture piégée et un couple qui passent la frontière mexico-étatsunienne ; le sort de ce couple insouciant se retrouve ainsi inextricablement lié à la menace qui plane. Au-delà de la virtuosité et de la prouesse technique, cette introduction traduit l'atmosphère inquiétante qui règne sur la ville. Elle annonce d'emblée la mort et le pourrissement au sein d'un cadre quotidien, apaisé. On attend avec appréhension le moment de la déflagration. Les passants qui vaquent à leurs affaires ignorent le danger qui les frôle et qui semble les condamner. Le travelling précède la voiture et s'impatiente chaque fois qu'un obstacle la retarde. On assiste à une incursion  du danger en territoire étranger, et le mal ne va pas cesser de s'infiltrer et de consumer les personnages. Par delà l'explosion de la bombe, c'est tout le film qui va décrire une longue dégradation.

Le mouvement continu et ordonné du début, la bonne humeur, les mots d'amour volent brutalement en éclats. C'est un retour au chaos primordial : la nuit, de douce, se fait prégnante, agressive, déchirée par les lueurs d'incendie les cris, les hurlements de sirènes. Les mouvements deviennent heurtés, les propos hachés, le montage court.

L'explosion de la voiture
Dès lors la confusion règne : alors que le plan d'ouverture définissait clairement la frontière avec le contrôle des douaniers et que Susan exprimait sa satisfaction de se retrouver ensemble avec son mari dans son propre pays, après la déflagration on perd les repères, on ne sait plus vraiment de quel côté on se trouve, ni qui est habilité à agir ici et là ; l'objet de l'enquête se brouille ; les langues s'opposent les unes aux autres ; le jour se confond avec la nuit : comme les autres personnages, Quinlan ignore le sommeil ; il se laisse dévorer par le temps tandis que Susan essaie vainement de dormir en plein jour...

Quinlan (Orson Welles)
On se retrouve dans un univers glauque et confus, comme c'est souvent le cas dans les films noirs ; un monde nocturne, encombré d'ordures et de vieux papiers volants : celui du mal qu'annonce le titre du film. C'est de la même façon que Le grand Sommeil de Hawks, par exemple, commence par nous plonger dans un environnement chaud et humide amorçant un processus de décomposition qui va tout embrouiller et pourrir. Où est la vérité, qui est intègre ? Michel Ciment décrit les personnages de La Soif du mal comme « des antihéros à la moralité douteuse, qui se déplacent dans un univers fangeux et décadent », et il définit le film comme une « œuvre nocturne plongée dans un climat d'un noir absolu ». Dans la tradition du film noir et de l'expressionnisme, la réalité filmée par Welles est stylisée et réinterprétée pour lui permettre d'atteindre la plus grande intensité expressive. L'usage du grand angle joue le rôle de miroir déformant, tandis que l'éclairage contrasté et brutal, la nuit elle-même nous entraînent dans un cauchemar éveillé. Selon les mots de Truffaut, « les personnages semblent marcher avec des bottes de sept lieues lorsqu'ils ne donnent pas l'impression de glisser sur un tapis roulant. » C'est dans une véritable descente aux enfers que nous nous trouvons entraînés…

La bête immonde

- J'aimerais le rencontrer.
- C'est ce que vous croyez !
Vargas dans l'attente de rencontrer Quinlan

Tu es une épave, chéri.
Tanya à Quinlan

L'apparition de Quinlan
Et du sein du chaos surgit, attendu et redouté, massif et menaçant, Quinlan. Il émerge et extirpe son corps volumineux de l'habitacle d'un véhicule que l'on a vu déboucher de derrière une carcasse fumante de voiture. Il replongera à la fin dans son cloaque fangeux. Welles à l'évidence s'est régalé à incarner ce personnage odieux, gros et gras : une larve monstrueuse qui n'est pas sans évoquer le colonel Kurtz, interprété par Marlon Brando, à la fin d'Apocalypse now, lequel est tout aussi redoutable sous son apparence apathique. C'est un être d'un autre monde hanté par le souvenir d'une morte et qui est lui-même devenu un mort-vivant : un boiteux qui tire son savoir de sa jambe malade et qui est trahi par la perte de sa canne ; une créature dotée d'un instinct animal. Seul subsiste au fond de lui-même le souvenir d'une innocence perdue qui, auprès de Tanya, tente de remonter à la surface, un peu à la façon du Rosebud de Citizen Kane, et une sorte de grandeur que celle-ci reconnaît dans l' « hommage funèbre » qu'elle rend à ce flic pourri : « C'était un sacré bonhomme ! »

L'opposition de Quinlan
et deVargas (Charlton Heston
Ce personnage en rappelle bien d'autres qui, de tous les temps, ont hanté l'imaginaire des hommes. En particulier ces êtres cosmogoniques d'avant les dieux, lorsque le monde n'était que ténèbres, que le héros divin parvient à dominer afin d'instaurer un monde nouveau, ordonné : les Titans grecs ou les Géants du givre nordiques, l'innommable Cthulhu cher à Lovecraft, l'esprit de la forêt qui menace de tout détruire dans Princesse Mononoke ou encore la terre qui se soulève et devient monstre dans Brazil. Il s'agit en fait le plus souvent d'une créature marine arrachée à l'Océan primordial : le Kraken scandinave ou la baleine de Moby Dick, la sumérienne Tiamât qui retient dans ses insondables profondeurs les tables de la Destinée et entretient ainsi le chaos originel jusqu'à ce que Marduk, le dieu soleil patriarcal, lui impose sa loi ; c'est encore le Bahamut arabe ou le Béhémoth biblique...

Voici l'hippopotame, à qui j'ai donné la vie comme à toi !
Il mange de l'herbe comme le bœuf. Le voici !
Sa force est dans ses reins, et sa vigueur dans les muscles de son ventre.
Il plie sa queue aussi ferme qu'un cèdre.
Les nerfs de ses cuisses sont entrelacés.
Ses os sont des tubes d'airain, ses membres sont comme des barres de fer.
[…] Il se couche sous les lotus, au milieu des roseaux et des marécages.
[…] Est-ce à force ouverte qu'on pourra le saisir ?
[…] Prendras-tu le crocodile à l'hameçon ?
Saisiras-tu sa langue avec une corde ?
[…] Te pressera-t-il de supplication ?
Te parlera-t-il d'une voix douce ?
[…] A son seul aspect n'est-on pas terrassé ?
Livre de Job XL, 10-28

Alors que Vargas découvre la vraie nature de Quinlan tout en se trouvant réduit à une fonction d'« observateur », sa femme Susan se retrouve isolée dans un monde où elle est étrangère. Les USA cessent d'être pour elle un refuge lui garantissant le calme et la sécurité. C'est alors qu'elle devient victime d'un autre monstre avec lequel Quinlan va faire alliance : le clan Grandi dont le pouvoir se répand des deux côtés de la frontière, une hydre dont les multiples têtes repoussent lorsque l'une d'entre elles est coupée.

La lutte contre le dragon

C'est un sale boulot que de faire respecter la loi. Mais c'est notre devoir.
Vargas à Quinlan

Quinlan et Pete Menzies (Joseph Calleia)
Tout en renforçant l'expressionnisme de l'écriture, les angles de prise de vues, toujours surprenants, dramatisent l'action. Les contre-plongées en particulier amplifient le drame et héroïsent, théâtralisent en quelque sorte les personnages. Elles imposent tout particulièrement Quinlan dans son rôle de personnage monstrueux lorsque la caméra au contraire ne l'écrase pas de tout son poids. La mise en scène ne cesse d'établir des rapports de force entre les protagonistes, ce qui est flagrant dans la séquence finale, très découpée et toute en mouvement, dans laquelle les positions respectives de Vargas et de Quinlan, amplifiées par les effets sonores, ne cessent de varier en distance et en verticalité. C'est là que le drame se dénoue, alors que la séquence initiale, avant l'apparition du conflit, reposait sur de longs déplacements horizontaux. Le film dès lors se définit comme un combat, un affrontement pour ainsi dire cosmique.

Susan (Janet Leigh) épiée dans sa chambre
Les noms proposent quelques clefs : le prénom de Quinlan est « Hank », autrement dit « écheveau », et le personnage, pris dans ses contradictions, entre réalité du terrain et fantasmes personnels, est effectivement difficile à démêler. Vargas, lui, est « Mike », et c'est bien le rôle de saint Michel combattant le dragon qu'il endosse. Quant à Susan, c'est la jeune femme que le héros doit arracher aux griffes du dragon. Mais, livrée aux regards et au harcèlement des Grandi, elle évoque également la Suzanne de la Bible, exposée à la concupiscence des vieillards : surprise alors qu'elle prend son bain, elle repousse leurs avances ; ceux-ci l'accusent d'adultère et la font condamner à mort. Mais, tel Vargas démasquant et soumettant Quinlan, le jeune prophète Daniel survient, prouve son innocence et fait condamner les vieillards.

Vargas apparaît comme le justicier, le chevalier blanc venu d'ailleurs (« Pourquoi vous a-t-on laissé entrer ? Vous êtes étranger », lui objecte un policier). Il est intègre. Face à lui Grandi  se joint à Quinlan : « Nous poursuivons le même objectif, Capitaine ». La criminalité sociale vient nourrir le mal qui ne cesse de ronger cet homme fatigué, blessé, qui nourrit une vieille rancune contre « ce métis » meurtrier de sa femme, et qui ne peut que sombrer dans l'alcool et l'abjection jusqu'à ce que Vargas lui donne le coup de grâce.

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criminels

Un crime n'est qu'une forme dégénérée de l'ambition.
Emmerich dans Quand la ville dort de John Huston

Caïn tuant Abel, par Rubens
La figure du criminel a de tous temps bercé l'imaginaire des hommes. Elle irrigue le théâtre, le roman, la peinture, les journaux, et bien sûr le cinéma.

Certains, comme Cesare Lombroso, pensent que l'on naît criminel, que l'on est foncièrement criminel. Naît-on aussi flic ? La réalité est nécessairement plus subtile et les personnages peuvent, selon les circonstances, aisément glisser d'un côté sur l'autre, voire se trouver des deux côtés à la fois. Le cinéma en propose maints exemples. Mais peut-être (ou sans doute) l'opposition n'est-elle pas entre le délinquant et le représentant de la loi, mais entre eux deux et le simple citoyen : celui-là même qu'Hitchcock arrache à la quotidienneté de l'honnête société pour le projeter dans le monde criminel, au sein d'un jeu périlleux où des forces hostiles s'affrontent.

Méchants et Cie

Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film.
Alfred Hitchcock, in François Truffaut, Le Cinéma selon Hitchcock

Le film noir est dans son essence en noir et blanc : une image bien contrastée, avec ses zones d'ombre et ses éclats de lumière ; la nuit s'y oppose au jour, les bons aux méchants, le gendarme au voleur, les policiers aux truands, la mort à la vie… Nous sommes dans une logique manichéiste qui laisse en marge le citoyen moyen que l'on pourrait désigner, lui, comme gris. 

Robert Mitchum et Jane Greer dans La Griffe du passé de Jacques Tourneur
C'est ainsi que se voit exprimé en termes clairs et tranchés le théâtre complexe de la vie où se mêlent le meilleur et le pire. Le méchant est aussi nécessaire que le héros si l'on veut raconter une histoire, et sans doute aussi pour la bonne marche du monde. L'Histoire est là pour en témoigner, et la mythologie ne dit pas autre chose. Il est nécessaire d'avoir un ennemi pour gagner une bataille, il faut bien que le monde soit livré au mal pour que les dieux viennent y mettre de l'ordre. Dieu lui-même ne peut se passer du Diable, sinon comment sauver l'homme ?

Jack Nicholson dans Shining
de Stanley Kubrick
Le méchant peut prendre bien des visages : celui d'un psychopathe (Shining), d'un général ambitieux (Les Sentiers de la gloire), d'un pasteur (La Nuit du chasseur), d'un syndicat (Sur les quais), d'une patronne (Crime d'amour), d'un couple de voisins prévenants (Rosemary's Baby), d'un ami qui vous veut du bien (Harry…), d'une sœur (Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?), d'un père de famille souffrant (Derrière le miroir)... Le criminel, lui, est plus précisément celui qui se rend « coupable d'une grave infraction à la morale, à la loi » (selon la définition du Robert). Infraction qui, au cinéma, prend presque inévitablement la forme du meurtre : l'acte irréversible par excellence, la transgression suprême, et les meurtriers eux aussi sont légions, du héros tragique au petit malfrat, ou du mari trompé à l'héritier trop pressé.

Mais Le tueur occasionnel, voire le serial killer, s'effacent devant la loi du milieu : le tueur professionnel, le gangster, affilié à un gang ethnique ou de quartier. Un défi jeté à la face de la société, en même temps qu'une façon de s'y imposer si l'on appartient à une minorité. Avec l'explosion du crime organisé aux USA, le crime prend une dimension nationale impliquant vite les pouvoirs en place, voire internationale (Le Parrain).

Duel à mort entre Énée et Turnus, Bibliothèque municipale de Dijon
Ainsi se développe le mythe d'une l'Amérique souterraine, de l'underworld mafieux. Les criminels s'opposent aux trusts et aux institutions, mais les intérêts et les méthodes des deux côtés se rejoignent : « L'”organisation“ est un trust au même titre que les autres, et les candidats postulent à un poste de tueur comme ils poseraient leur candidature dans l'administration », note François Guérif. Et Wally, dans L'Enfer de la corruption, réplique ingénument : « Comment ça « gangsters ? C'est du business. » L'homme d'affaire, l'avocat ou le politicien eux-mêmes ne tardent pas à se transformer en méchants (Les Hommes du président, L'Impasse), tandis que le criminel peut devenir un personnage positif, une sorte de Robin des bois ou d'Arsène Lupin auquel on ne tarde pas à s'attacher (Casque d'or, Mesrine).

Il est aisé de reconnaître là la résurgence de personnages mythologiques : Thésée condamnant à la mort Hippolyte, Médée égorgeant ses enfants, Agamemnon assassiné par Clytemnestre, ou celle-ci tuée par Oreste et Électre… La liste est longue, sans parler des règlements de compte entre dieux et démons et des tueries perpétuées par les êtres nuisibles qui menacent l'ordre du monde et auxquels s'opposent les héros.

Lee Marvin dans Le Point de non retour
de John Boorman
Telles les anciennes divinités également, les méchants, comme les bons, se caractérisent par certains attributs qui permettent de les identifier sans ambiguïté : les costumes m'as-tu-vu, les cigarettes ou le cigare, le bourbon, les façons d'être et de se mouvoir, les lieux (la boîte de nuit, le tripot, la table où l'on joue aux cartes…), sans oublier le revolver, un accessoire (magique !) capable de sauvegarder la vie et surtout de donner la mort, à la manière de la massue du Dagda irlandais (« le dieu bon ») dont une extrémité tuait tandis que l'autre ressuscitait ; un accessoire indissociable du mythe américain, qui assure la continuité avec le western où le mal prenait la figure du wild (Indiens ou hors-la-loi).

Les frères ennemis

Nicolas Cage et John Travolta dans Volte face
de John Woo
Les films aiment à créer une dynamique en opposant deux personnages proches l'un de l'autre : on ne compte pas les tandems complémentaires, tout particulièrement en ce qui concerne les flics : un noir et un blanc, un homme et une femme, un instinctif et un réfléchi, un jeune et un vieux, et bien sûr un bon et un pourri. Mais l'opposition peut être plus radicale : dans La Nuit nous appartient, le flic et le truand sont frères ; dans Volte-face ils échangent carrément leurs visages.  Mais le conflit n'oppose pas seulement le flic au gangster ; il oppose aussi bien les gangsters entre eux qui ne cessent de se livrer une guerre interne, et souvent aussi, dans des films plutôt récents (Serpico, Contre-enquête ou le film russe The Major), les flics entre eux.

Mascarade de Valentin et Orson
par Bruegel l'Ancien
On retrouve là le thème des frères mythiques, que l'on qualifie volontiers de jumeaux. Ils sont a priori complémentaires dans leurs différences : Castor est un mortel tandis que Pollux est un demi-dieu ; Prométhée compense l'imprévoyance d'Epiméthée ; les saints martyrs nantais Donatien et Rogatien sont l'un baptisé, l'autre non. Ils peuvent aussi s'opposer, parfois violemment : Caïn tue Abel ; en Egypte, Seth assassine Osiris ; la rivalité entre Romulus et Remus se conclut par la mort de celui-ci. C'est ainsi par exemple que s'ouvre l'histoire de Valentin et Orson : à leur naissance les deux enfants sont abandonnés dans la forêt. Valentin est élevé comme un chevalier à la cour du roi Pépin , alors qu'Orson est recueilli par une ourse...

Nourri par l'Ourse, il devient tout velu comme une bête sauvage. Il cheminait par les bois, devint grand en peu de temps et commença à frapper les autres bêtes de la forêt à tel point que toutes le redoutaient fort et fuyaient devant lui. Au bout de quinze ans, il devint à ce point grand et puissant que nul n'osait passer par la forêt. Il abattait bêtes et hommes, les mettait à mort et en mangeait la chair toute crue. Il fut appelé Orson, à cause de l'ourse qui l'allaita, et il avait le poil comme un ours. Sa réputation devint telle que les gens du pays le chassèrent tant qu'ils purent pour le prendre, mais rien ne put l'atteindre, car il ne redoutait ni filets ni glaives, il rompait tout et les mettait en pièces...
L'Histoire de Valentin et Orson très preux, très nobles, et très vaillants (1489)

Avant de se reconnaître comme frères et de partir côte à côte sauver leur mère, Valentin et Orson se livrent à un violent corps à corps. Cet ourson qui grandit en force et en agressivité nous fait forcément penser à l'autre Orson (Welles), lequel, à supposer qu'il ait eu un frère, aurait effectivement tenu le rôle du sauvage mal léché. Sans oublier la peau d'ours dont s'est revêtu Jean Renoir – son réalisateur préféré – pour mener la danse dans La Règle du jeu.

Les anges maudits

L'homme qui a inspiré Le Prince de New York m'a dit : « 5 % des flics sont complètement corrompus et absolument corruptibles. 5 % n'ont jamais été corrompus et sont parfaitement incorruptibles. Et les autres 90 % naviguent entre les deux pôles selon l'atmosphère du département où ils travaillent. » Vous imaginez le nombre d'histoires qu'il y a à raconter à partir de ce constat ? Celui qui m'a dit ça était une personne extraordinaire, d'un courage exemplaire, le plus grand flic de New York. Et il était totalement corrompu.
Sidney Lumet, Les Cahiers du cinéma, n° 94

Harvey Keitel dans Bad Lieutenant
d'Abel Ferrara
Le flic est par définition un « gardien » au même titre que l'ange qui veille sur chacun de nous. Le film Watchmen pourtant nous a montré que les gardiens ne sont pas toujours purs et irréprochables. Il n'est pas rare (au cinéma ?) que le flic vertueux se transforme en flic véreux, craint plus que respecté. L'inspecteur Wilson ne reconnaît-il pas, dans La Maison dans l'ombre de Nicolas Ray, que « les flics n'ont pas d'amis. Personne n'aime les flics, de quelque côté de la loi qu'on soit.» ? Au-delà du ripou (Le Prince de New York), du flic corrompu (Bad Lieutenant) ou du justicier flingueur (L'Inspecteur Harry), le représentant de la loi peut même faire preuve d'une criminelle perversité, comme c'est le cas du shérif de The Killer inside me ou du chef de la brigade criminelle dans Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon. Il bénéficie juste de l'impunité. Comme le constate Kafka : « Quelque impression qu'il nous fasse, il est le serviteur de la loi, il appartient à la loi, et échappe au jugement humain ».

La frontière entre bien et mal est ténue et les films aiment à suggérer une certaine ambiguïté : James Gagney ou Edward G. Robinson par exemple endossaient successivement des rôles de gangster et de flic ; les truands revêtent des uniformes de policiers (Scarface), et ceux-ci se déguisent en truands pour infiltrer le milieu (La Brigade du suicide).

Howard Duff et Ted de Corsia
dans
La Cité sans voiles de Jules Dassin
Des deux côtés les méthodes ont tendance à se ressembler (Flic ou voyou), si ce n'est que le flic (ou le privé), à l'opposé du gangster, se présente fréquemment comme quelqu'un de fragile, de vulnérable, que ce soit au niveau physique, psychologique, social ou professionnel. Limité dans ses pouvoirs légaux ou par sa simple personnalité, il apparaît comme timoré, loser ou désabusé face à des adversaires (les criminels, ou bien la Femme fatale) qui s'affichent beaucoup plus entreprenants et par conséquent plus prestigieux. Il est à la poursuite de la vérité et de la justice, mais se heurte à une kyrielle d'épreuves (ce qui constitue la trame du film) et est envahi par le doute (Basic Instinct, Sueurs froides). Il peut même, à force de se mêler aux criminels plonger dans le vice et se vouer à la damnation, comme Al Pacino dans Cruising (La Chasse).

De fait, ce que l'on désigne comme « films policiers » (les « polars ») sont le plus souvent des « films criminels ». Comme le note Michel Ciment, même « s'ils glorifient les unités spéciales de la police, [ils] ne se distinguent des films de gangsters ni par leur atmosphère, ni par les lieux de l'action, ni par les armes utilisées. » Le plan séquence qui ouvre Snake Eyes brasse allègrement bons et méchants, policiers et assassins, arrangements et combines, individus et foule…, tout comme le fait La Soif du mal.

Le Criminel de et avec Orson Welles
Il est difficile de résister à la tentation du mal : une « soif » qui tiraille Welles dans la grande majorité de ses rôles ; pas une méchanceté au premier degré, mais une puissance de nuisance à la mesure de sa mégalomanie. Evil, dans le titre anglais de La Soif du mal, est un mot proche de devil, diable. Et c'est effectivement sous le titre L'Insigne du diable que le roman éponyme a été réédité en français. Est-ce un signe  si le dernier film où il apparaît, de façon posthume (2005), se nomme Lucifer et moi ?

Aux côtés des anges rebelles, l'ange de la mort également plane sur le film noir. C'est ce que semble suggérer le recours aux flashes-back et à la voix off qui condamnent d'emblée le narrateur, tel ce cadavre de Boulevard du crépuscule qui raconte son histoire. Le cinéma d'ailleurs n'est-il pas en soi porteur de mort ? Il nous fait voir ce qui a cessé d'exister : Une réflexion sur la mort, une histoire de revenants en quelque sorte qui reprennent vie à chaque projection devant nos yeux.

Sacralité du crime

C'est la violence qui constitue le cœur véritable et l'âme secrète du sacré.
René Girard, La Violence et le sacré

Qu'un sang impur abreuve nos sillons…

Faye Dunaway et Warren Beatty
dans
Bonny and Clyde d'Arthur Penn
Il est certain qu'à la ville comme sur l'écran les personnages de criminels exercent une irrépressible fascination. Leur dimension romanesque les rend populaires, ils baignent dans une aura romantique. De l'affaire des poisons à Marie Besnard, de Cartouche à Al Capone, et de Jack l'éventreur à Mesrine, les grands criminels ont toujours défrayé la chronique et sont devenus les héros de bien des biopics (Bonnie and Clyde…) qui se plaisent à enjoliver leurs vies et à en donner des images aussi séduisantes que terrifiantes, à la façon des vieilles complaintes.

Au-delà de la pure fascination, la vision du crime, du sang versé en particulier, suscite aussi une suprême horreur. Walter Burkert (in René Girard, Sanglantes origines) note qu'« il se pourrait que soit présent, ou que se développe chez certains individus, un “instinct de tuer“ particulier, expérience unique et exaltante, avec une sensation de puissance, de bond en avant […] un mélange de triomphe et d'angoisse. » Le spectacle de la mort, reçue ou donnée, nous projette d'emblée sur le plan du sacré. La célébration du sacrifice où l'on assiste, effectivement ou symboliquement, à un meurtre rituel - celui du bouc émissaire - ne peut-elle pas être considérée comme une sublimation de l'acte criminel ? René Girard y voit le fondement de toute société.

Il n'est peut-être pas exagéré d'expliquer ainsi la dévotion que les gangsters italiens ou irlandais, dans les films noirs, vouent aux images pieuses. Eux aussi sont régulièrement confrontés à une violence fondatrice, sur laquelle reposent la solidarité et la prospérité du groupe, de la « Famille ». Et on a déjà vu, à propos du « Flic et la ville », comment les grandes cités s'édifièrent sur la base d'un meurtre primordial.

Francisco Reiguera dans Don Quichotte
d'Orson Welles
Le créateur, l'artiste - ce démiurge qui singe le Créateur en donnant vie et mort à ses créatures - possède de son côté une dimension diabolique. C'est bien le rôle que Welles se choisit dans son film Le Criminel. A la différence d'Hitchcock, qui lui aussi aime à manipuler ses personnages (et ses spectateurs), il ne signe pas ses films en se montrant furtivement au détour du film ; il affirme son rôle de maître d'œuvre et prend ostensiblement la parole, un verbe orgueilleux qui, dans le seul de ses grands films où il ne paraît pas en chair et en os (La Splendeur des Amberson), s'affirme par le clou du générique : « My name is Orson Welles ». Un créateur de rêves chimériques à la manière de son alter ego, Don Quichotte, dont Sancho, telle Tanya dans La Soif du mal, fait malgré tout l'hommage : « C'est le plus grand gentleman que j'ai jamais connu. On dit que c'est un fou, mais peut-être que les fous et les saints c'est pareil »

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biblio-filmographie

Livres

. Orson Welles, Cahiers du cinéma, 1986
. Michel CIMENT, Le Crime à l'écran – Une histoire de l'Amérique, Gallimard, 2002
. François GUÉRIF, Le Film noir, Henri Veyrier, 1979
. Bernard OUDIN, Le Crime entre horreur et fascination , Découvertes Gallimard, 2010
. Romain HURET, Le Crime organisé à la ville et à l'écran – 1929-1951 , Atlande, 2002
. Dominique SIPIERE, Le Crime organisé à l'écran, Editions du Temps, 2002
. Michel FOUCAULT, Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère... , Gallimard, 1973
. Truman CAPOTE, De sang-froid, 1966
. Cesare LOMBROSO, L'Homme criminel, 1876
. René GIRARD, Sanglantes Origines , Flammarion, 2011

www.grand-ecart.fr/cinema/la-soif-du-mal-orson-welles/

Films

. Howard HAWKS, Scarface, 1932
. Fritz LANG, M le maudit, 1931
. Orson WELLES, Le Criminel, 1946
. Charles CHAPLIN, Monsieur VERDOUX, 1947
. John BRAHM, Jack l'éventreur, 1943
. Mervyn LEROY, Le petit César, 1931
. Jules DASSIN, Les Forbans de la nuit, 1942
. Francis Ford COPPOLA, Le Parrain, 1972
. Jean-François RICHET, Mesrine : l'instinct de mort, 2008
. Bertrand TAVERNIER, L'Appât, 1994
.Claude CHABROL, La Cérémonie, 1994
. H.-G. CLOUZOT, Les Diaboliques, 1954
. Michael HANEKE, Funny Games, 1997
. Michael WINTERBOTTOM, The Killer inside me, 2010
. Arthur PENN, Bonnie and Clyde, 1967
. Alfred HITCHCOCK, Psychose, 1960
. John WOO, Volte face 1997
. Jonathan DEMME, Le Silence des agneaux, 1991
. Youri BYKOV, The Major, 2013
. William FRIEDKIN, La Chasse - Cruising, 1980
. Orson WELLES, Don Quichotte, 1992

 

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Programme 2013-14

vengo

USA - 1958 - 108 minutes
noir et blanc
décadence d’un flic

Réalisation : Orson Welles
Scénario : Paul Monash, Orson Welles, d'après Whit Masterson
Image : Russell Metty
Musique : Henri Mancinii
Interprètes : Orson Welles (Hank Quinlan), Charlton Heston (Mike Vargas), Janet Leigh (Susan Vargas), Marlene Dietrich (Tanya), Akim Tamiroff (uncle Joe Grandi)

SUJET
Une bombe explose à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, causant la mort d'un notable. Le policier mexicain Mike Vargas, en voyage de noces avec Susan, sa jeune épouse américaine, décide de s'investir dans l'enquête. Il découvre les méthodes peu recommandables de son homologue américain, Hank Quinlan. Vargas et sa femme se retrouvent pris au piège entre une police locale corrompue et les gangs locaux…