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contes de la difference

mardi 13 octobre,20h15 : Film
Wadjda (Arabie Saoudite, Allemagne, 97 min.) de Haifaa Al Mansour, avec présentation et débat en présence de Louis Mathieu, président de l'association Cinéma Parlant, et de Dalila Morsly, professeure émérite des sciences du langage, militante féministe, présidente de l'association Kalima

Cinéma Les 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 8 €, réduit 6,50 €, carnets 5,30 € ou 4,70 €, moins de 26 ans 5,90 €, moins de 14 ans 4 €
Groupes scolaires (matinées du 7 au 13 octobre, réservation : 02 41 88 70 95) : 3,80 €

jeudi 15 octobre, 18h30 : Conférence
Le vilain petit canard face à notre destin ! Différences et exclusions : les contes, miroir de notre société, par Geoffrey Ratouis, docteur en histoire, spécialisé en histoire culturelle

Les contes et légendes, comme autant de miroirs déformés de notre société, nous confrontent bien souvent à l’autre dans toutes ses différences. Face à la discrimination, à l’exclusion, voire à la haine, le héros n’a d’autres choix que de fuir pour mieux revenir, afin de nous renvoyer à notre part d’ombre et à nos propres peurs. Et si le vilain petit canard n’était pas celui que l’on croit ?
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit

vendredi 16 octobre, 20-22h :
La figure du méchant, par Schéhérazade (Véronique Vary) 
Atelier d'écriture créative : écrire aujourd'hui à partir des contes d'antan. Ouvert à tous : novices ou plus expérimentés

Tout d'abord, ignorez les moqueries de votre entourage. Méfiez-vous des pères, des mères et belles-mères et de votre fiancé(e)…. Et puis faites attention aux loups, aux Ogres et aux Ogresses, aux Géants et aux Trolls, aux sorcières et aux mauvaises fées de tout poil, à Baba Yaga la Chasseresse, et aux Génies (surtout s'ils sont enfermés dans une bouteille). Gardez-vous des revenants. A moins bien-sûr d'être semblable au Garçon qui voulait avoir peur (conte de Grimm) !
Association Cinélégende, 51 rue Desjardins, Angers
7 € ( réduit 5 €) - forfait cycle annuel : 20 € (réduit 15 €) - révervation 02 41 86 70 80
Voir les textes produits au cours de cet atelier

samedi 17 octobre, 18-19h30 : Contes
De vilains petits héros, par les Conteurs de la Jabotée 
Pour cette racontée sur "La différence" les conteurs vont vous faire voyager, rêver avec des histoires d'ici et d'ailleurs : du Grand Nord au Pays d'Afrique, en passant par l'Europe. Un grand voyage où nous allons rencontrer de vilains petits héros...
Maison de Quartier St-Léonard, 64 rue Gabriel Lecombre, Angers
Gratuit

mardi 27 octobre, 13h30 : Film
Le vilain petit Canard (Russie, 74 min.) de Garri Bardine, présenté par Gildas Jaffrennou, enseignant cinéma, spécialiste du cinéma d'animation

Cinéma Les 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 8 €, réduit 6,50 €, carnets 5,30 € ou 4,70 €, moins de 26 ans 5,90 €, moins de 14 ans 4 €
Groupes scolaires (matinées du 14 au 27 octobre, réservation : 02 41 88 70 95) : 3,80 €

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Commentaires

Textes de Philippe Parrain

Il n'était pas une fois, mais bien aujourd'hui, l'histoire d'une petite fille qui habite un pays étrange où toutes les femmes sont voilées de noir.

Si les contes sont supposés se passer dans un autre monde, "en un certain royaume", Wadjda nous projette, nous occidentaux, dans une société obéissant à des règles paradoxales tout en témoignant d'un état de fait bien réel.

C'est également en référence à une réalité sociale précise que, sur le ton de la fable, Le vilain petit Canard se raconte : au-delà de la douloureuse histoire d'un marginal - donc un dissident -, la description d'un régime totalitaire et d'un peuple conditionné, qui évoque - entre bien d'autres - la situation dans l'ancienne URSS.

Comme quoi le conte, qui accompagne un personnage dans les épreuves qu'il doit subir afin de s'affirmer au sein d'un monde hostile, peut aussi bien s'ancrer dans l'actualité…

Wadjda

Premier film saoudien, produit dans un pays qui ne possède aucune salle de cinéma, Wadjda est également remarquable en ce qu'il a été réalisé par une femme. Haifaa Al-Mansour a dû faire preuve de persévérance, convaincre, et, à l'exemple de son héroïne, ruser pour faire de son rêve une réalité. C'est ainsi que, pour les tournages en extérieur, il était impensable de la voir diriger une équipe masculine : elle dut se contenter de donner des instructions préliminaires avant de contrôler, cachée dans une camionnette, les prises de vues sur un moniteur.

C'est un pays pris entre tradition et modernité qu'elle décrit, en refusant toute stigmatisation. Elle propose une réflexion sur la condition des femmes en Arabie Saoudite : la question du voile (exigé par la directrice de la madrasa), le mariage forcé (Salma), la polygamie (à laquelle est confrontée la mère de Wadjda), le travail en milieu mixte comme à l'hôpital (Leila), l'émancipation (Abeer), et bien sûr, avec Wadjda, la tentation des valeurs occidentales.

Mais, au-delà du constat social, Wadjda peut aussi être vu comme un récit initiatique dont le sujet et l'écriture semblent faire référence au Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica.

Voir le dossier pédagogique

Le vilain petit Canard

Le vilain petit Canard est également un premier long métrage pour un réalisateur considéré désormais comme un maître de l'animation russe, l'auteur de films courts faisant appel à différentes techniques : pâte à modeler, marionnettes, origami (papiers pliés)... Ce film, mettant en scène quelque quatre cents personnages modelés à la main, animés image par image, est le fruit de six années de travail solitaire.

Bardine a toujours donné la primauté dans ses films à la musique, et il n'hésite pas à faire de celui-ci une comédie musicale, un ballet construit à partir de compositions de Tchaïkovski (Le Lac des Cygnes et Casse-Noisette). C'est sur ces lignes mélodiques qu'il orchestre la vie du poulailler et qu'il nous fait entendre la complainte du vilain petit canard.

Suivant en cela l'exemple d'Andersen, auquel il est plus ou moins fidèle, il a conçu son film pour les adultes aussi bien que pour les enfants. Il y développe une parabole sur l'intolérance et l'asservissement de l'individu, un pamphlet assez virulent à l'égard de comportements pervers. La basse-cour représente une société oligarchique soumise à un gros dindon, maître absolu auquel sont rendus les hommages militaires. Pour Garri Bardine, cette ferme est une métaphore du régime soviétique : « Pendant l'écriture du scénario, j'ai pris du recul par rapport à ma vie, et à l'expérience acquise en vivant dans un état totalitaire. Dire que je critique l'Union Soviétique serait inexact. La basse-cour dans le film est une métaphore du totalitarisme, régime qui peut régner aussi en Afrique et en Asie… N'importe où dans le monde. »

Dossier pédagogique : : www.lafermedubuisson.com/IMG/pdf/dossierpedagogique_vpc.pdf


thèmes mytho-légendaires du film

Il résolut de surmonter tous les obstacles et de délivrer la fille du roi […] La fière princesse se leva de son siège comme une fleur qui se dresse sur sa tige aux premiers rayons du soleil.
L. de Baecker, Bidasari(1875)
L'apparition des cygnes sur le lac
On peut dire que, fondamentalement différents tant dans la forme que dans le sujet, les deux films suivent un même mouvement : la poursuite d'un rêve qui s'accompagne d'un détachement vis-à-vis des « parents » et se résout en un libérateur « envol » final. Tout simplement, face aux contraintes sociales et par-delà les épreuves, la simple affirmation de soi.

en marge

Le plus jeune était fort délicat et ne disait mot […] Ce pauvre enfant était le souffre-douleur de la maison et on lui donnait toujours tort.
Charles Perrault, Le Petit Poucet

Chacun des deux films s'attache à décrire la société dans laquelle va s'inscrire l'action, et cela de façon quasi documentaire en ce qui concerne Wadjda. Et cette description est à charge, dénonçant des régimes aliénants et mettant en scène, comme dans les contes, des personnages bien caractérisés, chacun dans son rôle : la mère aimante mais dominée et soumise, la méchante directrice et le copain sympa, d'un côté ; le coq suffisant et arrogant, la poule falote et l'asticot facétieux de l'autre.

Ouverture de Wadjda
Face à ces sociétés dont ils sont dépendants, le héros et l'héroïne affirment d'emblée leur diffrérence : le regard de Wadjda est ostensiblement divergent de celui de ses camarades. Elle doit quitter le rang, se mettre à l'écart, tandis que les autres élèves, dociles, s'en remettent docilement à Dieu pour qu'il leur « réserve une place au paradis ». Le petit canard, quant à lui, à peine né, minaude et souligne son altérité en désignant ses supposés parents : « Maman », « Papa »... Il devra par la suite subir toutes sortes d'humiliations et de moqueries. Ce sont bien entendu ces personnages marginalisés qui, telle Cendrillon, emportent l'adhésion du spectateur.

Les premiers pas du petit canard
Dans les films, et surtout dans les contes, c'est avant tout au mal-aimé que l'on a tendance à s'identifier : au plus pauvre, au plus jeune, au plus naïf, à l'opprimé, mais aussi et en même temps au plus rusé, au plus insoumis, au plus dégourdi : pas question de se projeter dans le personnage de la directrice de la madrasa, ni dans celle du coq dénaturé (qui, à l'exemple de Cronos et, paraît-il, d'Ugolin, n'hésite pas à gober sa propre progéniture), même si ce sont les premiers protagonistes qui apparaissent dans la narration.

Le père de Wadjda
Wadjda et le petit canard sont voués à l'isolement, au rejet de la communauté. Les véritables parents de ce dernier sont totalement absents ; il est un enfant - ou plus précisément un œuf abandonné. Quant au père de Wadjda, bien qu'aimant, il n'est qu'à demi présent : c'est dans un portrait encadré qu'il nous est d'abord montré, on pourrait imaginer qu'il est déjà mort ; sa vie est au-delà ; elle nous échappe tout autant qu'elle échappe à sa femme et à sa fille. On pourrait dire que, tels Œdipe et bien des héros de contes, le vilain canard et Wadjda sont tous deux en quête de leurs origines. Celle-ci cherche à se raccrocher à l'arbre généalogique, mais sa tentative est vouée à l'échec : elle retrouve le papier portant son nom arraché, froissé.

Hans-Christian Andersen
La seule solution pour eux est de s'arracher à leur situation sociale pour poursuivre un but avoué ou inconscient. Le vilain petit canard pourrait incarner un double d'Andersen qui, d'origine très modeste, aspira toute sa vie, en fréquentant les rois, les princes ou les grands noms de la littérature, et sans jamais vraiment y parvenir, à se fondre dans la grande société : Jack Zipes insiste sur « le désir forcené d'Andersen d'échapper à la pauvreté de son existence, et son infatigable effort pour conquérir sa renommée d'écrivain. […] Comment obtenir l'approbation, l'assimilation et l'intégration dans un système social qui refuse de vous accepter ou de vous reconnaître si vous êtes issu de classes pauvres ? » L'auteur de La petite Sirène pouvait sans doute aussi se reconnaître, en tant que poète « élu », dans l'albatros de Baudelaire que « ses ailes de géant empêchent de marcher. »

l'élu

Peu importe d'être né dans une cour de canards, si l'on est sorti d'un œuf de cygne.
Hans Christian Andersen, Le vilain petit Canard

Dans les contes, le héros, qui au départ est le plus défavorisé, est prédestiné. Il est rare que, comme pour le Petit Chaperon rouge de Perrault, son aventure ne soit pas couronnée de succès ; il ne manquera pas de bénéficier en temps utile des moyens magiques qui lui seront nécessaires pour poursuivre son chemin.

Car il s'agit bien d'un cheminement intérieur. On peut noter dans les deux films l'importance donnée aux pieds (ou aux pattes). L'affiche de Wadjda insiste sur les lacets de la basket, et c'est par les chaussures que la fillette est identifiée dès l'ouverture du film. Entre autres images, on la voit s'appliquer à vernir ses ongles de pied, et ce sera plus tard un gros plan sur ses pieds et ceux d'Abdallah qui marquera leur connivence, juste avant qu'une transition nous montre les autres élèves occupées à se purifier en se lavant les pieds.

Les premiers essais de vol
Juste après la tête du petit canard, ce sont ses pattes qui surgissent de l'œuf. Les premières images du film insistent sur cet attachement à la terre qui nous porte : les évolutions du papillon qui volète librement font place à celles du ver de terre qui nous introduit dans la basse-cour, aux pieds d'un poussin (lequel avale une mouche en plein vol), puis à portée des griffes du coq, avant de s'enfoncer sous terre. Toutes ces références rattachent les personnages au sol, les empêchant en quelque sorte de s'envoler : ces oiseaux, pourtant ailés, demeurent terre à terre jusqu'au bannissement du petit canard hors de l'enclos qui lui permet de découvrir des cygnes en plein vol. De même le signe de la possible libération de Wadjda sera la révélation de l'existence d'un « autre monde » : l'apparition magique d'un vélo vert glissant par-delà le mur.

La naissance du petit canard
La vision des cygnes ou celle du vélo ne sont pas adressées à n'importe qui. Ce sont des messages adressés à ceux qui se trouvaient marginalisés pour les désigner en tant qu'élus. Il ne s'agit pas tant, en fait, de respecter leur différence, que de reconnaître leur excellence. Wadjda n'est pas une fille ordinaire, sa réussite au concours de récitation du Coran le prouve. Ce n'est pas son insoumission qui la marginalise, c'est parce qu'elle se sent différente, et en fait supérieure aux autres, qu'elle est incapable de se soumettre. Quant au « petit canard », il n'est tout simplement pas un canard, ni un poussin. C'est dans sa nature, c'est dans ses gènes. Il est destiné à s'envoler au-dessus des autres tout autant que le poète, selon Andersen, doit s'affirmer comme un être d'exception.

Le défi

On n'est pas encore quittes. J'te battrai quand j'aurai un vélo. Et là, on sera quittes.
Wadjda à Abdallah

Il leur reste désormais à prouver leur véritable valeur, à se qualifier. Des défis leur sont lancés : le désir de Wadjda s'éveille lorsqu'Abdallah la taquine parce qu'elle n'a pas de vélo, et le vilain petit canard, découvrant, ébahi, la beauté des cygnes, ne peut s'empêcher de faire ses premiers essais de vol.

Wadjda
C'est là qu'interviennent ces épreuves qui inévitablement constituent la matière des contes : il ne s'agit pas de savoir si le héros réussira ou non dans son entreprise, puisque la victoire lui est acquise, mais comment il y parviendra, quel chemin il empruntera. Or la tâche qui lui est imposée est (apparemment) impossible à accomplir, comme dans la légendaire histoire du combat de David contre Goliath : la petite Wadjda devra braver les insurmontables interdits qui frappent les femmes de son pays, tandis qu'il semble bien improbable que le pitoyable petit canard puisse un jour échapper à son sort et apprendre à voler avec ses moignons d'ailes.

La réponse à ces défis implique bien sûr une certaine dose de transgression. Wadjda affiche sa liberté de pensée et de mouvement, jusqu'à se rendre chez le chauffeur immigré. Le petit canard s'aventure dans l'autre monde, par-delà le passage symbolique du pont. Quitte à faire fi de la morale : faire semblant de rentrer dans le rang en apprenant le Coran tout en laissant accuser les deux copines supposées avoir « commis un péché »…

Il n'est pas sans intérêt de constater que l'on peut observer dans les deux films une sorte de « triplication » du parcours, comme dans les contes où le héros doit franchir trois épreuves successives avant de toucher au but :
- les petits commerces de Wadjda pour réunir l'argent,
- l'apprentissage du vélo,
- le concours de récitation,
d'une part ; et d'autre part :
- l'héroïque combat avec le renard,
- la rencontre avec les oies sauvages et surtout avec les chasseurs,
- l'hiver et l'enfouissement dans la neige.

Grandir

En se donnant du mal, on est doublement récompensé.
Wadjda à la directrice

L'essayage de l'abaya
Les autres « petits » - poussins, canetons, oisons… - de la basse-cour grandissent rapidement. Seul le vilain petit canard tarde à s'affirmer (comme il a tardé à éclore) : il a beau se démener et refuser de se soumettre, il lui est difficile de s'imposer, de se transformer, de se révéler. Peu soucieuse du regard des autres au début du récit, Wadjda, elle, prend conscience à travers ses stratégies des réalités complexes du monde qui l'entoure. L'enjeu est donc bien ici celui d'une initiation, et en fait du passage à l'âge adulte : il suffit d'observer la réaction paniquée de la mère apprenant que sa fille, en présence d'un garçon, « saigne ». Elle avait d'ailleurs plaisanté, quelque temps auparavant, en lui faisant essayer l'abaya : « On va pouvoir te marier alors ? ». Wadjda devient en quelque sorte, pour reprendre les mots de Nicole Belmont, une Cendrillon, une « fille nubile prise dans les contradictions imposées par les règles sociales, la jeune fille qui ne doit pas courir les chemins, mais qui est obligée de quitter la maison paternelle pour accéder au mariage, qui doit être à la fois immobile et itinérante, fixe et mobile, au moment où son destin va se nouer ». Tout simplement, loin de l'apprentissage du Coran qui ne retient guère son attention, une initiation à la vie.

La directrice de l'école
La jeune fille affronte effectivement le masculin en la personne d'Abdallah, lequel est magnifié par l'image symbolique de l'oncle (très) moustachu. Le garçon, qui apparaît surtout comme un petit génie facétieux, incarne le but de sa quête : ne lui propose-t-il pas à terme le mariage ? Il se montre protecteur certainement, mais la véritable aide magique qui, selon Propp, caractérise le conte, vient en fait de celle que l'on pourrait qualifier d'ogresse », une terrible « baba Yaga » : paradoxalement la directrice de l'école qui devient providentielle lorsqu'elle annonce la possibilité de participer au concours. Sa méchanceté ne sert en fait, dans la logique du conte, qu'à affermir Wadjda dans sa résolution ; et son refus de lui accorder le prix mérité ne représente qu'une ultime épreuve : même si, en annonçant publiquement qu'elle va s'acheter un vélo, Wadjda fait preuve, comme le dit Propp, d'une « tendance à se vanter quelque peu », sa victoire est désormais assurée malgré elle.

Le petit canard également, à travers la mélancolique rêverie de son double, aspire sans le savoir à autre chose, à une vie magnifiée.

Voler de ses propres ailes

Ses plumes se gonflèrent, son cou mince se dressa, et, ravi dans son cœur, il cria : - Jamais je n'ai rêvé d'un tel bonheur quand j'étais le vilain petit canard.
Hans Christian Andersen, Le vilain petit Canard

Le cygne d'Andersen, évoluant sur le lac, reste soumis : il n'est que l'objet de l'admiration et de l'amusement des enfants. Tel un courtisan fraîchement arrivé à la cour, il minaude en s'admirant : « Il goûtait tout son bonheur en voyant la magnificence qui l'entourait, et les grands cygnes nageaient autour de lui et le caressaient de leur bec ». Celui de Bardine, par contre, ose s'envoler et narguer du haut du ciel ses anciens compagnons de misère.

Il s'agit pour le jeune cygne d'une véritable renaissance, la révélation de sa véritable nature. Il émerge, immaculé (lui qui était tout noir), de la boule de neige, comme il était sorti de l'œuf. Et Wadjda, dans l'étreinte qui l'unit à sa mère, retrouve la chaleur du sein maternel, avant que son bonheur n'éclate en feu d'artifice. Ils sont tous deux parvenus au terme de leur initiation rituelle. Ils vont pouvoir rejoindre le monde qui est désormais le leur : comme dans les contes, s'intégrer dans leur foyer, intime pour le noyau familial que Wadjda forme désormais avec sa mère, laquelle trouve ainsi sa consolation dans et par sa fille ; ou bien déployé dans le vaste ciel pour le cygne qui y rejoint ses congénères.

L'envol des cygnes
Mais ce sont là des fins en devenir. C'est tout à la fin des films qu'ils obtiennent en don, comme par magie, les attributs qui leur permettront de continuer à se développer : le vélo et les ailes qui semblent être les équivalents du cheval merveilleux apporté par la fée ou la baba Yaga, à moins que ce soit l'aigle ou le gros poisson qui entraîne le héros dans l'au-delà. Après avoir mué, s'être métamorphosés en leur véritable identité, Wadjda et celui qui est devenu un cygne se retrouvent libres et, de surcroît, dotés de moyens de locomotion grâce auxquels ils migreront vers de nouveaux horizons, vers leur destinée, vers un « autre monde ».

Le conte n'est pas fini : Wadjda rejoint Abdallah, le « prince charmant ». Se marieront-ils un jour, seront-ils heureux… ?

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la grandeur du petit poucet

Il était une fois un tsar qui avait trois fils. Les deux premiers étaient sensés, le troisième simple d'esprit…
Afanassiev, Les Contes populaires russes

Ce dernier ne pouvait se consoler d'avoir un si pauvre lot…
Charles Perrault, Le Chat botté

Les contes nous entraînent avec les héros dans des aventures merveilleuses, codifiées certes, mais toujours riches en imprévus, en rencontres providentielles ou fâcheuses, en interventions magiques… ; et il est prévu qu'ils se terminent bien. Mais, au départ, on trouve toujours un constat : un manque qui met l'histoire en route, l'insatisfaction d'un individu face à sa condition.

Personnages et modèles

Les vicissitudes de la vie s'étendent aussi bien sur les rois que sur les sujets.
Charles Perrault, Peau d'Âne

Gustave Doré, Le petit Poucet
Le mythe nous raconte des histoires de dieux et de héros. La légende celles de communautés, de personnages remarquables. Le conte quant à lui s'intéresse à des personnes (apparemment) ordinaires : Il était une fois un vieux et une vieille qui n'avaient pas d'enfants…, Un bûcheron et une bûcheronne…, voire Un roi riche et puissant (comme il sied à tout roi qui se respecte). Plutôt en fait des figures abstraites intemporelles, dénuées de toute émotion et de tout sentiment, que matérialisent ces types de personnages convenus dont les soucis sont pourtant bien quotidiens : se nourrir, se marier, être riche et considéré… Dans le conte, les humbles, les déshérités accèdent magiquement, par le biais de la fiction, à la fortune, au pouvoir et au bonheur. Ces derniers, ainsi que ceux qui leur viennent en aide, sont nécessairement bons, tandis que leurs adversaires - ceux qui les menacent ou qui veulent se substituer à eux afin de profiter de leurs privilèges - foncièrement méchants.

Le conte aime bien utiliser les superlatifs et ses personnages sont les plus petits ou les plus grands, les plus miséreux ou les plus puissants, les plus sots ou les plus malins ; ils n'en restent pas moins des gens ordinaires qui peuvent être appelés à vivre des situations extraordinaires… Leur cadre de vie, dans lequel le récit s'enracine, reste parfaitement conventionnel ; il fait référence à la société qui les a engendrés et aux auditeurs à qui ils étaient destinés : des royaumes réduits à l'échelle humaine, celle d'un village, où l'on trouvait des profiteurs et des simples d'esprit… Une société intemporelle et universelle dans laquelle notre monde contemporain peut encore se reconnaître, tant elle renvoie à des images du temps passé certes, mais toujours familières.

Judy Garland dans Le Magicien d'Oz
Dans ce monde, pas de super-héros qui montrent leurs muscles, pas de femmes fatales non plus, même si l'on y découvre beaucoup de « filles, belles, bien faites et gentilles » et très souvent « la plus belle princesse qu'on puisse jamais voir », « la plus gracieuse créature que le chevalier n'ait jamais vue ». Juste des hommes et des femmes comme vous et moi sur lesquels le destin va se pencher. Mais est-ce que pour autant le conte, ça peut arriver à tout le monde ? Chacun peut-il espérer voir un jour une fée lui accorder ses faveurs ou son cheval (sa voiture ?) lui adresser la parole pour résoudre ses problèmes, aussi facilement que l'on peut gagner au loto ?

Rencontres insolites

C'est un grand et monstrueux géant à trois têtes, capable de lutter contre cinq cents hommes et de les vaincre…
Jack et les géants, in Pierre Saintyves, Les Contes de Perrault

Delphine Seyrig dans  Peau d'Ane
C'est l'aventure qui entraîne les personnages par-delà, dans un autre monde, un monde parallèle, « par-delà les lointaines contrées, par-delà trois fois neuf pays, dans le trois fois dixième royaume », comme on le dit dans les contes russes, un royaume qui pourrait bien n'être autre que le royaume des morts : un univers peuplé de personnages fabuleux, terribles ou bienveillants. Les animaux, les plantes et même les pierres ou les objets s'y mettent à parler, et l'on y croise aussi bien des géants, des dragons, des ogres, des nains ou de petits génies... C'est surtout un domaine indécis, soumis aux métamorphoses, où il devient parfois difficile de définir ce qui est favorable ou non ; un monde magique où fées et sorcières, héritières des Parques antiques qui tissaient le destin de chacun, dirigent les pas et toute la vie des héros, lesquels se retrouvent de ce fait privés de toute initiative ; un monde merveilleux enfin où, comme le constate M.-L. Tenèze, l'on « tient la réponse avant que la question ne soit formulée ; ce qui apparaît comme étant le contraire de ce qui se passe dans la réalité ». C'est sans l'avoir recherchée que l'on parvient à la juste destination, et ce sont précisément les outils et les alliés dont on aura besoin plus tard que l'on trouve sur son chemin.

Reste à savoir qui a la chance d'avoir une fée pour marraine, et de pouvoir accéder à ces territoires enchantés. Ce sont souvent des défavorisés sur le plan physique, intellectuel, social ou relationnel. Mais il semble qu'il faille surtout témoigner d'une certaine pureté de cœur. C'est par leur vertu que les héros se distinguent, ou tout simplement par le fait que ce sont eux qui ont été désignés pour mener le récit.

Éloge de la différence

De la bague fatale,
D'une justesse sans égal,
Son petit doigt fut entouré.
Charles Perrault, Peau d'Âne

Gustave Doré, Les Fées
Les héros de conte se définissent par contraste : alors que leurs rivaux (souvent au nombre de deux ou de sept), interchangeables, sans personnalités propres, échouent dans les épreuves, il leur faut s'affirmer pour accomplir leur mission. La petitesse du Poucet valorise sa différence qui se trouve compensée par ses valeurs morales : l'intelligence, le courage, la subtilité, voire la rouerie... Tandis que ses frères narguent la pauvre vieille qui sollicite leur aide, c'est l'idiot de la famille qui donne à boire à celle qui saura lui indiquer le bon chemin. Et nulle autre que Cendrillon ou Peau d'Âne ne saurait enfiler la pantoufle ou l'anneau.

Ils sont fondamentalement différents, et la différence implique une échelle de valeurs. La société décrite dans les contes n'a à la base rien d'égalitaire : elle est fortement hiérarchisée dans la répartition des pouvoirs et dans celle des richesses. Or le récit ne vise pas à rétablir l'égalité : le démuni accède à la richesse et la souillon devient princesse, et ils peuvent même en faire bénéficier leurs proches, mais il s'agit toujours d'une réussite au singulier ; le régime politico-financier ne s'en trouve que renforcé.

Même si les contes traduisent les aspirations à dépasser sa condition, cela n'implique aucune visée révolutionnaire. Ils tireraient leur origines de rituels initiatiques, et auraient à ce titre représenté pour les jeunes un modèle d'intégration dans le groupe social. Mais la société a évolué, et l'idée de promotion de l'individu a fait place à la nécessité du maintien de l'ordre établi, tout en faisant miroiter l'éventualité de pouvoir épouser la princesse, de se transformer en un beau cygne (ou bien d'avoir son « quart d'heure de célébrité », comme disait Warhol)… : pour les élus, de quelque nature qu'ils soient, et par quelques moyens qu'ils usent, de réussir à grimper au sommet de l'échelle sociale.

Des histoires morales ?

Partout la vertu y est récompensée, et partout le vice y est puni.
Charles Perrault, préface des Contes en vers

Matteo Garrone, Tale of tales
Au moment où il les destinait à un public enfantin, Perrault s'est attaché à moraliser des contes qui n'étaient pas forcément moraux. Disney les a à sa suite « sentimentalisés ». Mais le héros n'hésite pas, dans les contes traditionnels, à voler, à berner les naïfs et à faire appel à des procédés répréhensibles (selon notre échelle de valeur). Ce qui importe, c'est qu'il soit l'élu. Le prince charmant dans la version des frères Grimm, viole purement et simplement la Belle au Bois endormie (pour ainsi dire de la nécrophilie). Même si elle ne le sait pas, le Petit Chaperon rouge mange la chair et boit le sang de sa mère-grand, et le Petit Poucet n'a aucun scrupule à sacrifier les sept filles (innocentes ?) de l'ogre… Quant aux méchants eux-mêmes, ils ne font l'objet d'aucune clémence : ils sont durement châtiés, atrocement mutilés, brûlés vifs, décapités, avalés…

Morale donc la réussite du héros qui fait fortune et gagne son petit bonheur au terme de moult fourberies et atrocités ? On peut en douter. Sa promotion, quoi qu'il en soit, doit rester exceptionnelle ; d'aucuns pourraient la considérer comme une revanche, un simple rétablissement de la justice. Non seulement sa différence, mais surtout son excellence l'exige. Il faut bien reconnaître qu'à l'inverse un poussin éclos parmi les cygnes resterait incapable de s'envoler, de quitter la terre ferme. Il resterait seul à se lamenter au bord du lac. Le droit à la différence serait-il l'apanage du meilleur, du plus chanceux ? Ou bien chaque individu peut-il espérer un jour devenir cygne… ?

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Livres

. Vladimir PROPP, Les Racines historiques du conte merveilleux, Gallimard, 2000
. Pierre SAINTYVES, Les Contes de Perrault et les récits parallèles, Robert Laffont, 1987
. Jack ZIPES, Les Contes de fées et l'art de la subversion, Payot, 1986
. Nicole BELMONT, Poétique du conte (Essai sur le conte de tradition orale), Gallimard, 1999
. Marie-Louise TENÈZE, Du conte merveilleux, in Approches de nos traditions orales, Maisonneuve et Larose, 1970

flms

. Jafar PANAHI, Hors jeu, 2006
. Sedigh BARMAK, Osama, 2003
. Victor FLEMING, Le Magicien d'Oz, 1939
. Joseph LOSEY, Le Garçon aux cheveux verts, 1948
. Éric TOLÉDANO, Oliver NAKACHE, Intouchables, 2011
. Abdelatif KECHICHE, Vénus noire, 2010
.  David LYNCH, Elephant Man, 1980
. Norman JEWISON, Dans la chaleur de la nuit, 1967
. Emir BAIGAZIN, Leçons d'harmonie, 2013
. Brian DE PALMA, Carrie au bal du diable, 1976

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Programme 2015/16

    wadjda

    Arabie Saoudite, Allemagne - 2012 - 97 minutes - couleurs - VO

    Réalisation : Haifaa Al Mansour
    Scénario : Haifaa Al Mansour
    Image : Lutz Reitemeier
    Musique : Max Richter
    Interprètes : Waad Mohammed (Wadjda), Reem Abdullah (la mère), Abdullrahman Al Gohani (Abdallah), Ahd (la directrice de l'école)

    SUJET
    Wadjda, douze ans, habite dans une banlieue de Riyad. C'est une fille pleine de vie qui porte jeans et baskets et a le plus grand mal à s'accomoder des prescriptions d'une société rigoriste. Elle convoite un beau vélo vert qui lui permettra de faire la course avec son copain Abdallah. Mais au royaume wahhabite, les bicyclettes sont réservées aux hommes car elles constituent une menace pour la vertu des jeunes filles.

    Wadjda se voit donc refuser par sa mère la somme nécessaire à cet achat. Déterminée à trouver l'argent par ses propres moyens, elle décide de participer au concours de récitation coranique organisé par son école, avec pour la gagnante, la somme tant désirée.

    le vilain petit canard

    Russie - 2010 - 74 minutes - animation - couleurs - VF

    Réalisation : Garri Bardine
    Scénario : Garri Bardine, d'après Hans Christian Andersen
    Image : Ivan Remizov
    Musique : Piotr Tchaïkovski

    SUJET
    Dans une basse-cour, une cane couve un oeuf plus gros que les autres. Il en sort un oisillon tout noir. Il devient la risée de tous, coqs, poules, canards et oies, qui le maintiennent à l'écart. Le vilain petit canard est chassé des lieux. Il découvre plus tard qu'il est en réalité un beau cygne, et il prend son envol.