Cinélégende

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contes de la métamorphose

mardi 2 février, 20h15 : Film
La Belle et la Bête (France, 96 min.) de Jean Cocteau, avec présentation et débat en présence de Louis Mathieu et de Philippe Grosbois

Cinéma Les 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 8 €, réduit 6,50 €, carnets 5,30 € ou 4,70 € - moins de 26 ans : 5,90 € - moins de 14 ans : 4 € - tarif groupes : 3,80 €
pour les groupes sur réservation, également le matin du lundi 25 janvier au vendredi 5 février

jeudi 4 février, 18h30 : Conférence
Métamorphose(s), des temps mythologiques aux légendes urbaines, par Geoffrey Ratouis, docteur en histoire, spécialisé en histoire culturelle

Peuplés d’êtres surnaturels, de personnages aux pouvoirs magiques sans limite, les contes et légendes explorent notre part d’animalité, de bestialité et notre rapport à notre propre humanité. Des sortilèges de Circé la magicienne qui transforma en porcs les compagnons d’Ulysse, aux métamorphoses d’Ovide, des animaux fabuleux qui peuplaient jadis les forêts et l’imaginaire des hommes jusqu’aux légendes urbaines contemporaines, les contes nous aident à comprendre ce qui sépare, ou non, l’homme de l’animal.
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit

vendredi 5 février, 20-22h : Atelier d'écriture
Les noces de l’homme et de l’animal, par Schéhérazade (Véronique Vary)

Si vous commencez à sentir des poils pousser entre vos orteils, s'il vous prend parfois comme l'envie de hurler à la Lune ou si vous voyez des écailles apparaître sur votre corps quand vous restez trop longtemps dans le bain, ne vous inquiétez pas, nous allons voir cela ensemble, ce sont seulement les prémices de la Métamorphose…
Association Cinélégende, 51 rue Desjardins, Angers
Ouvert à tous : novices ou plus expérimentés
7 € ( réduit 5 €) - révervation : varyveronique@hotmail.com, 02 41 86 70 80

Voir les textes produits au cours de cet atelier

samedi 6 février, 15h30 (enfants), 20h (tout public) : La DANSE des APPARENCES, contes des métamorphoses par Sylvie de Berg
Loup-garou, femme-oiselle, sorcier sachant se transformer... les héros de ces contes vous donneront peut-être des idées... !
Maison de quartier "Angers centre", 12, rue Thiers, Angers

à partir de 6 ans
4,50 €, moins de 12 ans : gratuit

mardi 9 février, 13h30 : Film
Les Enfants loups, Yuki et Ame (Japon, 117 min.) de Mamoru Hosoda

Cinéma Les 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

à partir de 6 ans
Tarifs habituels aux 400 Coups : 8 €, réduit 6,50 €, carnets 5,30 € ou 4,70 € - moins de 26 ans : 5,90 € - moins de 14 ans : 4 € - tarif groupes : 3,80 €
pour les groupes sur réservation, également le matin du lundi 1er au mardi 9 février

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Commentaires

Textes de Philippe Parrain

Le cinéma, reposant sur le mensonge et l'artifice, donne à voir un monde en trompe-l'œil. Les décors réels se trouvent transfigurés et peuvent devenir fabuleux, tandis que des scènes tournées en studio apparaissent plus vraies que nature. Les personnages ne sont que des acteurs grimés, jouant un rôle, et même les documentaires (les « documenteurs » selon Agnès Varda) grandissent sur l'écran l'image de nos semblables jusqu'à en faire des héros. Les récits travestissent les histoires vécues et actualisent toutes sortes de fantaisies... Toujours le rêve se mêle à la réalité. Et sans conteste un film d'animation, comme Les Enfants loups, est infiniment plus réaliste que La Belle et la Bête et que bien des films « en chair et en os ».

Les repères s'effacent, les contours deviennent incertains, la légende flirte avec la vérité : à quelle apparence se fier ? Les règnes eux-mêmes s'interpénètrent, l'homme devient animal, voire végétal ; les pierres ou les objets se mettent à parler… Les métamorphoses peuvent être considérées comme des figures de style, de jolies histoires comme celles que nous conte Christophe Honoré dans son film Métamorphoses. Mais il arrive aussi qu'elles aient autre chose à nous raconter. Afin de révéler, peut-être, quelques vérités cachées ?

La Belle et la Bête

Le père de Belle arrive au château de la Bête

1945 : on sort de la guerre, les préoccupations des Français sont très concrètes. Pourtant le poète Cocteau, comme Prévert dans Les Portes de la nuit, prend ses distances avec la réalité : en adaptant ce conte du XVIIIe siècle destiné à « plaire à la jeunesse en l'instruisant », il fait appel à la magie du décor et à la simplicité des trucages (ralentis, marches arrière…) pour créer un univers de pure féerie, tout en opposant le merveilleux de la situation à la trivialité du contexte social. Sans oublier la beauté des images qui s’inspirent de Gustave Doré ou de Vermeer.

Entre autres innovations, Cocteau ajoute au récit le personnage d’Avenant, ce qui lui permet de confier un triple rôle à Jean Marais avec pour seul point commun le regard : Avenant et la Bête, qui tous deux courtisent Belle, se trouvent sublimés dans la personne du prince.

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Les Enfants loups, Ame et Yuki

Les enfants Yuki et Ame

Hosoda qui s’affirme, après Miyazaki, comme un nouveau maître de l'animation japonaise, aborde avec ce film le thème de l’apprentissage de la différence, thème qu’il reprendra, avec peut-être moins de subtilité, dans The Boy and the beast.

Loin d’être un film d’horreur, il s’agit d’une chronique intime d'une infinie délicatesse parlant de la maternité : comment élever seule deux enfants loups quand on est une simple humaine ? C’est en fait un film réaliste qui associe la rêverie féerique à la poésie du quotidien et à la nostalgie d’un Japon agraire.

En marge de la grande ville, les paysages y sont dépeints avec une grande tendresse : le souffle du vent, le gazouillis de l’eau, le passage des saisons, la douceur ou la fureur des éléments, la majesté des cimes où règne le loup … Et, plongés au sein de la nature luxuriante bien qu’engendrés par la grande ville, cette mère courage, dont la beauté d’âme irradie, et ses deux petits « monstres » qui découvrent la vie. La finesse du jeu des « acteurs » et la subtile caractérisation des personnages (Yuki, l’exubérante casse-cou, et Ame, le timoré) déclinent toutes les nuances dans l’expression des sentiments.

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thèmes mytho-légendaires des films

En attente de merveilleux

Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu’on eût su voir…
Charles Perrault, Le petit Chaperon rouge

La Belle aux tâches ménagères
Deux jeunes femmes au seuil de leur vie… L’une est fille d’un marchand en difficulté, malmenée par ses sœurs, l’autre simple étudiante dans la banlieue de Tokyo. Rien de plus banal. Mais en tant qu’héroïnes elles sont susceptibles, telle Cendrillon, de révéler une autre facette de leur personnalité, belle princesse pour l’une, mère courage pour l’autre. Dès leur première apparition, elles se trouvent magnifiées, transfigurées, comme dans un rêve : en reflet sur le plancher d’une part (la puissance magique du miroir chez Cocteau…) ; fleur parmi les fleurs en ouverture des Enfants Loups. Et elles sont présentées comme des personnages emblématiques puisque l’on se contente d’appeler l’une « Belle » sans lui donner d’autre nom, et que l’autre est Hana, tout simplement « fleur » (et ses enfants seront Ame, « pluie » et Yuki, « neige »). Il est vrai que souvent les personnages de contes n’ont pas de véritable nom, juste une fonction ou un surnom : le roi, le prince (charmant), une vieille, le petit poucet, cendrillon…, ou bien le prénom le plus banal qui soit (a priori Jean), commun à tous les héros, incapable de personnaliser son porteur. Ils sont exemplaires : La Belle, La Bête, un peu comme on dirait « Elle et Lui ». Surtout ces deux femmes portent un rêve inavoué ; elles sont prêtes à « passer de l’autre côté ».

L'apparition de l'étudiant

L’occasion leur en est donnée par une rencontre mystérieuse, celle d’un être ambigu : une silhouette indécise qui s’avance vers Hana, et cet étudiant résolument différent, qui se tient en marge de ses condisciples ; et, par-delà le désir de rose exprimé par Belle, cette clarté que son père aperçoit au plus profond de la forêt - une nature hostile, un dédale embrumé - dans laquelle il s’est égaré, et vers laquelle elle devra elle-même se diriger : une lumière semblable à toutes celles qui, dans les contes, permettent de découvrir un refuge, une simple masure ou un château extraordinaire qui, une fois atteints, entraînent les personnages vers le domaine du merveilleux. Pour elles, l’étrange s’immisce tout doucement au cœur d’une réalité triviale. La morne réalité (« Elle couchait tout au haut de la maison, dans un grenier, sur une mauvaise paillasse », nous dit Perrault de Cendrillon) s’illumine soudain (« Il arriva que le fils du roi donna un bal… »).

Le château enchanté
Mais les deux films suivent des chemins différents. La Belle est projetée dans un univers enchanté, hors du temps, où elle s’installe voluptueusement, tandis que Hana, avec ses enfants loups, doit revenir de son rêve et affronter la dure réalité, mais dans un cadre malgré tout idyllique. Le film de Cocteau oppose deux espaces différents : la modeste maison bourgeoise avec sa basse-cour, et le château féerique de la Bête, séparés par une forêt mystérieuse, indéfinie ; dans Les Enfants loups le fantastique reste indissociable de la réalité, et la démarche de Hana pour s’éloigner de la civilisation s’avère totalement vaine : les voisins s’imposent dans sa vie familiale, et elle se voit contrainte de s’intégrer dans son environnement social. L’abondance règne chez la Bête : la table y est magiquement servie, une armée de serviteurs invisibles ouvre et ferme les portes ; elle y cache d’incroyables richesses, tandis que Hana doit retaper la grande maison en ruines où ils s’installent, et s’échiner à cultiver la terre.

La Bête confie la clef à la Belle
La vérité dans les contes est à découvrir au plus profond de la forêt, le site de l’initiation selon Propp. C’est là, au cœur d’un château mystérieux, apparemment désert, que Belle est accueillie par la Bête. Il n’y a pas de château dans Les Enfants loups, et l’on est en bordure de forêt, mais c’est également dans le lieu le plus reculé, le plus sauvage que Hana emmène ses enfants, dans « cette maison perdue au milieu des montagnes… » Ces espaces en marge ne sont pas sans évoquer le royaume de la mort que l’on visite, dans les contes, afin de se régénérer, et le « magnifique » cheval blanc qui permet de l’atteindre a tout d’un animal psychopompe, monture des âmes vers l’au-delà. Plus prosaïquement, nos héroïnes s’arrachent littéralement à leur environnement familial ou urbain, ils font retraite. Le recours aux trucages, chez Cocteau, les artifices du décor, les effets de miroir composent un cadre fantasmagorique qui remet en question « notre appartenance à nous-mêmes, et notre distinction d’avec les autres » ; et Catherine Velay-Vallantin évoque à propos de la La Belle et la Bête « la suspension du principe de réalité qui caractérise la logique du rêve ».

Les deux films se présentent comme des récits d'apprentissage, reposant sur une interrogation quant à la vraie nature des choses et des êtres : la réalité devient incertaine, les corps se métamorphosent, les âmes vacillent : qui est cette bête terrible, et pourtant si courtoise ? et qui sont ces enfants espiègles auxquels poussent d’étonnantes oreilles de loup ?

Je m’appelle la Bête…

Je sais pour toujours que je suis d’ailleurs, un étranger en ce monde, un étranger parmi ceux qui sont encore des hommes. Et cela je le sais du moment où j’ai tendu la main vers cette abomination dressée dans le grand cadre doré, depuis que l’ai porté mes doigts vers elle et que j’ai touché une surface froide et immuable de verre lisse.
H.P. Lovecraft, Je suis d’ailleurs

- Mon cœur est bon, mais je suis un monstre.
- Il y a bien des hommes qui sont plus monstrueux que vous, et qui le cachent.
Jean Cocteau, La Belle et la Bête

La manifestation du loup
Qu’est-ce que cela fait de vivre avec un loup ? Pas un redoutable prédateur, certes : il semble que l’image de cet animal, au Japon, ne soit pas celle du « grand méchant loup ». Il y est respecté, et son nom peut même s’y lire comme « grand dieu ». Mais une créature assurément étrange qui se révèle à Yuki au sein même de la nuit et qui met en évidence la double nature des êtres: le loup qui se cache dans l’homme, l’homme sous le masque de la bête. La jeune femme n’a qu’une réponse, qui pourrait aussi bien être celle de la Belle qui, elle aussi, rencontre la Bête, chaque soir, à sept heures, à la tombée de la nuit : « Je n’ai pas peur, parce que je suis bien avec toi. »

Il est en fait bien difficile, lorsque l’on est bête, d’échapper à sa condition, à sa part d’ombre, à ce que l’on est au plus profond de soi-même, qu’il s’agisse de son hérédité ou bien du sortilège qui vous frappe. Sachant que ce sortilège n’est sans doute qu’un révélateur : le double de la Bête/prince charmant n’est-il pas Avenant, « une crapule, un assassin, un chenapan, un va-nu-pieds, un bon à rien… », soupçonné, comme le relève Catherine Velay-Vallantin, de « boire, courir les filles, tricher au jeu » ? Les personnages, à la fin, fusionnent entre eux, l’homme devenant bête, et la Bête prince. L’instinct est le plus fort. Malgré tous ses aspects aimables, la Bête n’en reste pas moins un animal sauvage. Il lape l’eau à même une mare et, avant même de le rencontrer, le père de Belle butte sur la dépouille d’un cerf égorgé, tandis que la petite Yuki s’amuse à attraper des animaux sauvages et que le loup Ame s’élance pour aller chasser dans la montagne.

Yuki joue avec un serpent
L’écriture du scénario des Enfants loups repose d’ailleurs sur cette réflexion de Hosoda : « Je suis marié, nous rêvons d'avoir des enfants, et puis j'ai rencontré plusieurs mères avant de faire ce film et elles m'ont dit que, vers 2, 3 ans, les enfants étaient un peu comme des monstres. Je me suis demandé ce que ce serait d'avoir une bête sauvage à la maison. »

L’angoisse, ou du moins l’inquiétude de Hana à l’approche de l’accouchement rappelle tous ces contes où une marâtre ou quelque personne malveillante annonce au roi parti en guerre que la reine a accouché d’un animal ou d’un monstre (à moins que cela ne soit véritablement le cas). On se rappelle aussi l’appréhension de la future mère dans Rosemary’s Baby. Ce thème exprime bien les fantasmes que peut engendrer chez la femme le développement en son propre corps d’un être aussi inconnu qu’intime.

Le regard libérateur

Il découvrit la princesse. Mais quelle horreur ! Son visage était cendreux et tout ridé, elle avait les yeux chassieux et les cheveux rouges ! « Est-ce vous la princesse dont le monde entier célèbre la beauté ? » lui demanda-t-il. « Hélas ! ce n’est pas là mon vrai visage, lui dit-elle, et les yeux des hommes ne peuvent me voir que sous cette horrible apparence ; mais pour savoir de quoi j’ai l’air, regarde-moi dans le miroir : il ne se laisse pas tromper, et il te montrera mon image telle qu’elle est en réalité. » Elle lui mit le miroir dans la main et ce qu’il y vit, c’était le visage de la jeune fille la plus belle du monde…
J. et W. Grimm, La Boule de cristal, in Contes (Flammarion, 1986)

La Bête
C’est le regard qui façonne les êtres, que ce soit en bien ou en mal : « Votre regard me brûle. Je ne supporte pas votre regard ! » implore la Bête, pitoyable face à la Belle, réprobatrice. Mais plus que le regard, c’est la sympathie, ou plutôt l’empathie et une longue imprégnation qui permettent de saisir le secret de l’autre et de l’accepter. Tel qu’il est, tout autant que tel qu’on souhaiterait le voir. Les voisins des enfants loups, d’abord circonspects, finissent par s’intéresser à cette famille un peu particulière : « Il faut s’entraider. »

Pierre Péju note que « le Petit Chaperon des Grimm est moins la jeune pucelle qui se laisse circonvenir, que l’enfant qui expérimente le corps de la bête. » « L’attirance et la répulsion pour l’animal » se conjuguent pour manifester la part d’animalité en chacun. Sôhei est d’emblée attiré par l’odeur de bête de sa copine Yuki, tandis que la Belle, ayant dépassé le dégoût qu’il lui avait d’abord inspiré, en arrive à (dé)métamorphoser la Bête, en lui redonnant certes son identité de prince charmant, mais surtout en se changeant elle-même, en convertissant son appréhension première en regard d’amour. Hana, quant à elle, accepte finalement la nature lupine de son fils, sa propre chair ; elle le regarde sans regret prendre son autonomie et s’échapper vers la montagne.

L'union de Hana et du loup
C’est l’amour bien entendu qui convertit le regard et qui opère le miracle. On retrouve là le motif légendaire du « fier baiser », le baiser donné au dragon, qui représente pour le héros ou l’héroïne l’ultime épreuve, celle qui efface la malédiction : « Demeure toujours serpent, ver de terre, sauf si une femme t’aime tel que tu es ». Bettelheim en rapporte différents exemples, comme ce conte bantou où « un crocodile ne reprend forme humaine que lorsqu’une fille vierge lui lèche le museau », ou bien cette version du Roi-grenouille où « la princesse doit embrasser la grenouille quand elle est près d’elle dans le lit ; et elles doivent dormir ensemble pendant trois semaines avant que le prince ne retrouve forme humaine. » Il s’agit pour eux deux du passage à la maturité ; la jeune femme transfère vers son partenaire son attachement infantile au père ; elle accepte la sexualité : « Tant que les choses sexuelles lui paraissent laides et animales, elles gardent leur nature animale chez l’homme ; c’est-à-dire qu’il n’est pas désensorcelé. »

La Belle rejont la Bête
On pourrait encore citer le conte des frères Grimm L’Homme à la peau d’ours : un soldat doit vivre pendant sept années revêtu d’une mauvaise peau d’ours, sans jamais se laver, ni se peigner la barbe et les cheveux, ni se couper les ongles ; c’est le consentement d’une jeune fille à épouser cet être à peine humain qui lui redonne espoir et lui permet de surmonter l’épreuve. Bettelheim résume ainsi le conte de La Belle et la Bête : « C’est l'affection et le dévouement de l'héroïne qui transforme la bête en prince charmant. Il ne sera libéré de son sortilège que si elle l’aime vraiment. »

Le travestissement rituel

Quand arrivait le moment décisif, les enfants étaient, d’une façon ou d’une autre, conduits dans la forêt chez un personnage mystérieux et terrible.
Vladimir Propp, Les Racines historiques du conte merveilleux

La Belle et le prince charmant
Les rites d’initiation dans les sociétés traditionnelles impliquent, selon Propp, le départ du novice dans la forêt et son affrontement avec des êtres de l’autre monde. Ceux-ci sont incarnés par des protagonistes masqués qui mettent en scène les épreuves auxquelles il sera soumis. C’est ainsi que la jeune fille, au moment de la puberté, peut être conduite par son père « à un monstre » et abandonnée à sa merci, afin qu’elle soit initiée et préparée au mariage. La princesse ensuite, « dans les matériaux les plus archaïques, […] est reprise au dragon par son fiancé. Ainsi, elle connaît deux unions sexuelles : l’une, forcée, avec la bête […] l’autre avec un homme. » Le conte de La Belle et la Bête propose une illustration parfaite de ce rite nuptial, sauf que le dragon n’y est pas supplanté par le fiancé : c’est lui-même qui se transforme en prince charmant, ou plutôt qui reprend sa forme humaine, tandis que la Belle, qui avait déjà été transfigurée en se retrouvant telle Cendrillon revêtue d’une robe de princesse, se métamorphose de l’intérieur, en tombant amoureuse de la Bête.

Les travestissements animaux sont fréquents dans les rituels. Les personnages qui deviennent, la nuit ou le jour, loups-garous ou blanches biches, et qui reprennent alternativement leur apparence humaine, pourraient être les acteurs de cérémonies d’initiation. M.-L. von Franz insiste sur leur nature purement symbolique : « Ces personnages sont des humains sous forme animale, ou des animaux sous l’apparence d’hommes ; ils ne sont pas à proprement parler des animaux. […] Ils ne représentent pas les véritables instincts des animaux, mais nos instincts animaux, et, en ce sens, ils sont vraiment anthropomorphes. » Les objets en forme d’animaux, tout comme les éléments de décor humanisés, dans le film de Cocteau, participent de cette mise en scène d’une pratique rituelle.

L’épreuve, jalonnée d’interdits (la rose à ne pas cueillir, le retour obligé au château merveilleux…), est en fait partagée par le monstre. La Bête, comme Ame et Yuki, doit, dans l’attente de sa délivrance, demeurer caché dans son domaine ; mais il affirme sa différence, tandis que les enfants loups commencent par la subir. Il leur est de toute façon défendu, comme à Mélusine, d’afficher en public leurs deux niveaux d’existence.

Mais ils sont sauvés au terme de l’épreuve ; ils trouvent et assument leurs véritables identités. La Belle, qui était toujours confrontée au miroir mais qui y voyait surtout la souffrance qu’elle occasionnait aux autres, finit par s’accepter elle-même. Yuki, grâce à la promesse de l’amour, deviendra une femme à part entière ; elle parvient en quelque sorte à la maturité. C’est par contre grâce à l’amour maternel de Hana, à son abnégation, que Ame peut enfin assumer sa propre nature, celle d’un loup. Tous deux font des choix de vie opposés. Contrairement à ce qui se passe dans la plupart des contes, le bien ici n’est pas opposé au mal, le bon au perfide, Belle à ses deux sœurs, celui qui sera récompensé à celui qui doit être puni… Le film japonais nous dit qu’il n’y a pas nécessairement une seule façon de se réaliser soi-même.

Les Enfants loups met l’accent sur l’évolution des personnages, de la petite enfance à l'adolescence ; il marque le passage des saisons et les fluctuations naturelles : se métamorphoser, n’est-ce pas ce que nous appelons tous « grandir », pas à pas découvrir les multiples et surprenantes facettes de notre identité ?

Ame à la fin hurle et, par-delà l’ouragan, fait lever le soleil. Hana s’apaise et regarde ses enfants partir pour vivre leur vie : « Elle avait l’impression que la pluie avait tout lavé sur son passage, les feuilles des arbres, les toiles d’araignée, le ciel. Toute la forêt étincelait à la lumière du soleil. C’est comme si, en une seule nuit, le monde avait connu une renaissance. »

 

Impermanence des êtres

Tout est en un flux perpétuel… Tout animal est plus ou moins homme ; tout minéral est plus ou moins plante ; toute plante est plus ou moins animal.
Diderot, Le rêve de D’Alembert

Au-delà de la permanence des apparences, le monde est en perpétuelle évolution. À l’image de la nature qui se pare de nouveaux atours à chaque saison, chaque individu prend de nouveaux visages au fil des âges ou tout simplement dans sa façon de se présenter, de se vêtir, de se maquiller… Dans ses expressions mêmes il se métamorphose : celui qui rit est-il le même que celui qui pleure ? Perçoit-on de la même façon un paysage selon qu’il pleut ou fait soleil ?

Le monde pour Héraclite était essentiellement mouvant, toute chose ne cessant de se transformer en une autre, tandis qu’en Inde la maya plonge indifféremment tous les phénomènes dans une suprême illusion. La métempsycose est reconnue dans bien des traditions comme l’école pythagoricienne, l’hindouisme ou la kabbale hébraïque : à la mort, les âmes migrent vers de nouveaux corps, qu’ils soient humains, animaux ou végétaux. Les adeptes du chamanisme ou du vaudou se transforment volontiers en animaux…

Portrait de Darwin, d’après le magazine satirique The Hornet (1971)
La science elle-même, la théorie de l’évolution notamment, témoigne de la continuité fondamentale entre les règnes. Les frontières s’estompent : l’homme descend du singe (et peut, d’après le film Au-delà du réel, retourner à ses origines) ; les plantes sont douées de sensibilité (et peuvent même devenir carrément vindicatives comme dans L’Invasion des profanateurs ou La petite Boutique des horreurs) ; et Buffon a témoigné de la difficulté par exemple de classer les coraux : « Les plantes marines, que d’abord on avait mises au rang des minéraux, ont ensuite passé dans la classe des végétaux, et sont enfin demeurées pour toujours dans celle des animaux. »

Il en résulte une grande incertitude quant à la réelle nature des choses et à la question de l’intégrité de notre corps. Celui-ci n’est-il pas constitué des matières végétales et animales dont il se nourrit ; n’est-il pas destiné à nourrir à son tour d’autres espèces, et en fait à redevenir matière inerte ? Les règnes ne cessent de s’interpénétrer, et les greffes juxtaposent nos organes avec ceux d’animaux, tandis que la multiplication d’ajouts mécaniques ou électroniques finira probablement par faire disparaître la frontière entre être humain et robot…

L’intrusion de l’étrange

En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, métamorphosé en un monstrueux insecte…
Franz Kafka, La Métamorphose

Le Bernin, Apollon et Daphné
Sans avoir besoin de faire appel à la science-fiction, mythes, contes et légendes regorgent de phénomènes de métamorphose : des pierres se changent en hommes ou en femmes ; Lucius, tel Pinocchio, se retrouve âne ; Zeus se fait cygne, serpent, taureau ou pluie d’or pour séduire de belles mortelles, ou bien il les transforme en génisse ou en constellation ; Artémis, surprise au bain, réduit Actéon en cerf ; Narcisse se met à fleurir ; afin d’échapper aux avances d’Apollon, Daphné devient laurier de la même façon que, plus tard, sainte Néomaye préservera sa virginité en se trouvant gratifiée d’une patte d’oie... Ovide décrit la transformation de la nymphe Callisto en ourse : « Ses bras commencèrent à se hérisser de poils noirs, ses mains à se courber, à s’allonger en griffes crochues, à lui servir de pieds, et sa bouche, naguère admirée de Jupiter, se mit à s’élargir en gueule hideuse. »

Les contes bien sûr ne sont pas en reste qui nous montrent sans ciller un carrosse-citrouille, des chevaux-souris, des couples en fuite qui se transforment successivement en mare et canard, église et curé, barque et pêcheur… Mais les héros ne s’en s’étonnent guère et trouvent tout naturelles ces transformations, lesquelles n’en demeurent pas moins des entorses à la normalité, à la banalité. Qu’il s’agisse de se dissimuler, de fuir une menace, ou bien de ruser pour s’emparer d’une proie, elles remettent la réalité en question et expriment toujours un certain trouble devant l’incertitude des apparences. Elles enchantent le monde en conférant une âme à tout ce qui compose notre environnement. Elles révèlent surtout la face obscure des protagonistes, le versant Mister Hyde de la personnalité, qui réveille en chacun les instincts les plus primitifs. Pour Bettelheim, « le loup ne se contente pas d’être le séducteur mâle, il représente aussi les tendances asociales, animales qui agissent en nous », et l’on peut bien penser que l’amour de la Belle pour la Bête témoigne, plus que d’une accoutumance, d’une fascination pour cette nature bestiale : P. Péju parle du « désir d’être ravi par un sombre séducteur ».

La transformation intérieure

En un clin d’œil je me vis débarrassé de ma difforme enveloppe de bête brute. D’abord ce poil hideux s’efface ; ce derme grossier redevient fine peau, mon ventre perd son volume énorme ; la corne de mes sabots se partage, et s’allonge en forme de doigts...
Apulée, L’Àne d’or

L’âne Lucius redevient homme. Il sera initié aux mystères d’Isis. De même, dans un conte arménien mentionné par Saintyves, il suffit qu’une jeune fille, sur le point d’être dévorée par un dragon, le somme de « sortir de sa chenille » pour qu’il se débarrasse de sa dépouille et se transforme en joli garçon. Il semble qu’il y ait nécessité pour le développement de l’individu de faire au moins une fois dans sa vie l’expérience de la sauvagerie qui sommeille en chacun. Mais il faut dépasser ses angoisses, abandonner ses fantaisies enfantines, jusqu’à ne plus avoir peur de la bête, accepter les métamorphoses permanentes et irréversibles qui jalonnent nos chemins de vie, et qui nous font passer d’une classe d’âge à une autre : comme pour la chrysalide, acquérir la faculté de se métamorphoser en soi-même.

Jack Zipes (Les Contes de fées et l’art de la subversion) rappelle que le Petit Chaperon rouge du conte primitif parvient à s’échapper en rusant au lieu de se laisser naïvement manger par le loup : « Elle traverse la frange séparant la civilisation de la sauvagerie, va au-delà de cette ligne frontalière pour affronter la mort et ainsi vivre. Le retour de la petite fille vers sa maison est le mouvement symbolique de sa transfiguration en une personne. Elle est alors devenue femme, lucide, prête à s’intégrer dans la société en toute conscience. »

Livres

. Bruno BETTELHEIM, Psychanalyse des contes de fées, Robert Laffont, 1976
. Marie-Louise VON FRANZ, L’Interprétation des contes de fées, Albin Michel, 1995
. Pierre PÉJU, La petite Fille dans la forêt des contes, Robert Laffont, 1997
. Pierre BRUNEL, Le Mythe de la métamorphose, Corti, 2004
. Jean COCTEAU, La Belle et la Bête : journal d'un film, Édition du Rocher, 1958
. Catherine VELAY-VALLANTIN, La Belle et la Bête de Jean Cocteau, et autres textes, in Les Métamorphoses du conte, Peter Lang, 2004)
. Xavier KAWA-TOPOR, Ilan NGUYEN, Les Enfants loups de Mamoru Hosoda (Collège au cinéma), CNC, 2014

flms

. Pascale FERRAN, Bird People, 2014
. Victor FLEMING, Dr Jekyll and Mister Hyde, 1941
. Terence FISHER, La Nuit du loup garou, 1961
. Jacques TOURNEUR, La Féline, 1942
. David CRONENBERG, La Mouche, 1987
. Erie C. KENTON, L’Île du docteur Moreau, 1932
. Ken RUSSELL, Au-delà du réel, 1980
. Hayao MIYAZAKI, Ponyo sur la falaise, 2008
. Luigi COMENCINI, Les Aventures de Pinocchio, 1972

 

Programme 2015/16

    la belle et la bête

    France - 1946 - 96 minutes - noir et blanc

    Réalisation : Jean Cocteau
    Scénario : Jean Cocteau, d'après Madame Leprince de Beaumont
    Image : Henri Alekan
    Musique : Georges Auric
    Interprètes : Jean Marais (Avenant/la Bête/le Prince), Josette Day (la belle), Michel Auclair (Ludovic), Marcel André (le père), Mila Parély (Félicie), Nane Germon (Adélaïde)

    SUJET
    Il était une fois un marchand qui avait quatre enfants, un fils et trois filles. La plus jeune d'entre elles, la Belle, était méprisée pas ses sœurs qui, égoïstes et odieuses, la traitaient en servante. Un beau jour, elle demande à son père de lui rapporter une rose. Mais le jardin où il la cueille appartient à un seigneur au physique bestial qui le menace de mort, à moins qu'une de ses filles ne vienne le remplacer. La Belle se sacrifie et s'en va vivre au château de la Bête qu'elle apprendra à aimer...

    les enfants loups, ame et yuki

    Japon - 2012 - 117 minutes - animation - couleurs - VF

    Réalisation : Mamoru Hosoda
    Scénario : Mamoru Hosoda, Satoko Okudera
    Direction artistique : Hiroshi Ohno
    Musique : Masakatsu Takagi

    SUJET
    Hana, une étudiante, se lie avec un étudiant solitaire qui lui révèle un soir être un homme-loup. Ils ont deux enfants, Ame et Yuki, et vivent paisiblement en ville. Mais le père meurt soudainement, et lorsque la nature "lupine" de ses enfants commence à se manifester, Hana décide d'aller vivre avec eux dans un lieu retiré, près d'une forêt luxuriante, à l'abri des regards. La vie s'organise, avec des joies et beaucoup de peine, et toujours la crainte d'une transformation inopinée des enfants en loups. Ils grandissent et vont chacun faire des choix de vie…