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fabuleux festins - moments de convivialité
mardi 11 février, 20h : Film
Notre petite sœur (Japon, 127
min.) de Hirokazu Kore-eda, avec présentation et débat en présence de Gildas
Jaffrennou, enseignant cinéma, spécialiste du cinéma japonais
Cinéma Les 400 coups, 12, rue Claveau, Angers
Tarifs habituels aux 400 Coups : 8,20 €, réduit 6,60 €, carnets 5,40 € ou 4,80 €, moins de 26 ans 6 €, moins de 14 ans 4 € - tarif
groupe, les matins également, sur réservation (02 41 88 70 95) : 3,80 €
jeudi 13 février, 18h30 : Conférence
A la table des légendes, par Geoffrey Ratouis, historien
Du fruit de la connaissance du bien et du mal à la
madeleine de Proust, en passant par l'ambroisie et les improbables vertus
conférées de tout temps à certains aliments, les nourritures, bien plus
terrestres que spirituelles, n'ont cessé d'être une source d'inspiration pour
les mythes et les légendes.
Mais, le repas, du Banquet de Platon au Festin de Babette, est surtout le théâtre d'une comédie humaine qui en dit long sur notre nature profonde. Cette conférence est une invitation à découvrir ou à redécouvrir la fonction essentielle de l'alimentation dans nos histoires singulières et collectives...
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit
vendredi 14
février, 18h à 20h : Atelier d'écriture de Haïku
Le Repas , animé par Patrick
Gillet, professeur d'écologie
et de haïhu à l'U.C.O.
Cinq ou six personnesLe haïku est un poème court d'origine japonaise. C'est le plus petit poème du monde ! Selon Matsuo Bashô, une qualité du haïku est de réunir les principes opposés que sont l'immuable et l'éphémère, l'essence de la poésie japonaise. La Voie du haïku est une attention portée à la nature, aux êtres et à la vie.
Agenouillées autour de l'âtre
Devant leur gâteau
Matsuo Bashô
Par sa forme brève, l'écriture de haïkus permet d'effectuer un travail sur le langage et d'acquérir des capacités de synthèse. La Voie du haïku est une école de la simplicité et de la sérénité qui interroge sur le sens de la vie.
Université Catholique de l'Ouest, Pôle scientifique, 44 rue Rabelais, salle 323 (3ème étage), Angers
Tarif : 7 € - Réservations : 02 41 86 70 80, cinelegende@yahoo.fr
dimanche 16 février, 16h à 18h30 : Atelier
Cuisine japonaise, animé par Léandre Baïze, de l'association Soleil Levant
Préparation d'un kareraisu (curry japopnais) ainsi que de plusieurs onigiri (boulettes de riz) pendant la cuisson de l'autre plat.
Restaurant Paku Paku, 32 rue Bressigny, Angers
Tarif : 14 € - Réservations : 02 41 86 70 80
Commentaires
Textes de Philippe Parrain
Donnant accès à la vie spirituelle, à l'élévation de l'âme, les religions ne négligent pas pour autant les exigences du corps. Même si elles évoquent le jeûne et l'abstinence, elles accordent toutes une place importante au partage de la nourriture. Celle-ci constitue le ciment de la cellule familiale comme du groupe social, tandis que le sacrifice rituel scelle la cohésion de la communauté et se résout dans la consommation collective des victimes et offrandes, que celles-ci soient réelles ou symboliques, animales, humaines ou végétales.
C'est ainsi que le Japon semble, au travers des romans, mangas et films, vouer un véritable culte à la nourriture.
Hirokazu Kore-Eda nous parle dans ses films de l'affinité entre les êtres, de convivialité et de fraternité, d'adoption et d'abandon, de joie et de deuil, de l'aspiration au bonheur et de la prégnance du souvenir. Et il se trouve que, tout particulièrement Still Walking et Notre petite sœur, c'est en se réunissant à la cuisine ou à la table du repas, que se soudent les liens familiaux.
Notre petite soeur
Adapté d'un manga, le film de Kore-eda parle de la famille au féminin et s'inscrit, à la suite de Ozu ou de Naruse, ou bien de Mizoguchi, dans une riche tradition japonaise. Se plaçant délibérément sous le signe de la bienveillance, le réalisateur trouve toujours le ton juste, le sens de la nuance pour décrire l'affleurement des émotions et des sentiments. Il observe le temps qui passe et sait magnifier toutes ces petites choses dont est faite la vie. Sans aucune mièvrerie, ses films sont de véritables éloges de la tendresse.
En dépit de tous les aléas, ses personnages sont en quête d'harmonie. Ils aspirent à concilier les contraires, à accorder ce qui peut sembler disparate, telle cette famille composée de bric et de broc qui parvient à fusionner dans Une affaire de famille. C'est par exemple le rôle que le réalisateur a confié à la partition musicale de Notre petite sœur : "La première idée a consisté à trouver un thème avec un quatuor à cordes pour les quatre sœurs, puis à définir un instrument par sœur, et à réunir le tout harmonieusement vers la fin."
Il fait appel, de film en film, à des thèmes récurrents qui s'éclairent les uns les autres. Ainsi celui de la mer comme horizon, ces trains qui relient les êtres les uns aux autres, et bien sûr le partage de la nourriture qui agit comme un ciment entre la plupart de ses personnages. Des convergences qui nous incitent à élargir le point de vue pour considérer Notre petite sœur dans le contexte d'une œuvre particulièrement homogène.
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thèmes mytho-légendaires du film
La première image du film nous montre Yoshino qui s’éveille auprès d’un homme avec qui elle a passé la nuit. Mais elle s’empresse de se le lever et de se sauver, sans prendre de petit déjeuner. Attirée comme par un aimant, elle regagne vite, en longeant la mer, la grande maison où elle retrouve ses deux sœurs avec lesquelles elle ne tarde pas de s’asseoir à table pour prendre goulûment le repas du matin.
La liberté de vivre sa vie, elle la revendique. Mais elle ne peut s’arracher à ce cocon familial, à cette demeure nourricière où la jouissance de la chère prime de façon évidente sur les plaisirs de la chair. Lieu de transmission par les femmes, cette maison est pleine du souvenir de leur grand-mère et, si leur mère s’en est désintéressée, elle la leur a confiée pour qu’elles l’habitent. Ses filles semblent y avoir trouvé un refuge où elles se sont blotties et incrustées au point de ne pas pouvoir penser s’en défaire. Quant au père, « gentil et pitoyabl », il reste manifestement absent de cet environnement foncièrement maternel ; c’est sur le ton de la plaisanterie que les jeunes femmes évoquent sa mort, et elles en sont réduites, au pied du crématorium, à le regarder partir en fumée.
l'intégration
Il faut laisser les ingrédients refroidir toute une nuit pour que le goût infuse. C’est pareil pour les gens.
La grand-mère dans Après la tempête
Car elles se sont rendues à ses funérailles, non sans oublier de se restaurer en parlant dans le train. Accueillies par leur demi-sœur, elles découvrent une famille disloquée : autour du défunt, une veuve qui n’est pas la mère de Suzu dont le petit frère n’est que le fils de sa belle-mère... La fillette, qui exprime le regret de ne pas avoir pu passer plus de temps avec sa vraie mère, se retrouve comme aimantée vers ce foyer matriciel, et c’est spontanément qu’elle va rejoindre ses demi-sœurs, partager leurs repas et faire corps avec elles.
Ce sont en effet les collations et repas successifs qui permettent de ressouder cette famille démembrée. On mange apparemment à toute heure, mais toujours ensemble, dans les films de Kore-eda. Faut-il en appeler à Freud ? Pour celui-ci, l’essence du repas sacrificiel repose sur « le fait de manger et boire ensemble ». Il y voit « une confirmation de la communauté sociale et de l’acceptation d’obligations réciproques ». On observe effectivement, dans les échanges nutritifs de Notre petite sœur, un grand sens des responsabilités, chacune se montrant solidaire des autres, et les grandes veillant sur la petite Suzu, telles trois fées penchées sur son destin. Il peut être exagéré de parler d’une sanctification du clan totémique assorti d’un sentiment de culpabilité. Mais pourquoi pas si l’on considère la place que tient le père dans le film : par la force des choses il reste invisible, et il est souvent dénigré ; on en parle cependant beaucoup, il brille en quelque sorte par son absence.
Les sœurs se rendent sur les hauteurs pour contempler au loin ces paysages qu’il affectionnait, quitte à lui crier : « Papa est un imbécile ! » La boulimie de ses filles pourrait aussi, entre autres, représenter une façon de compenser son manque. Ce serait alors une façon de "manger" ce père divinisé. Suzu retrouve d’ailleurs sa présence grâce à ces toasts aux alevins préparés au restaurant qu’il devait fréquenter, et ces petits poissons que les enfants pêchent sont finalement les seuls animaux dont on assiste au sacrifice… C’est à travers eux que le père se trouve associé à l’alimentation de ses filles qui ainsi communient avec lui. Pour reprendre la formulation de Freud, « le dieu et ses adorateurs sont commensaux. »
Ingestion, digestion, assimilation, intégration…, le propos est toujours d’"incorporer", prendre en soi, com-prendre. Il ne saurait pourtant être question ici de prédation, même si Suzu dénonce la liaison adultère de sa propre mère qui, quinze ans plus tôt, avait privé ses demi-sœurs de leur père, une faute que Sachi se trouve d’ailleurs en train de commettre à son tour. Mais, dans les deux situations, la femme délaissée, qu’elle soit frivole ou plongée dans le coma, n’est pas présentée comme une victime.
Il s’agit toujours, chez Kore-eda, d’une absorption réciproque, dans la douceur, d’une fusion, d’une véritable osmose. C’est le sujet même d’Une affaire de famille où l’on assiste à la formation aléatoire d’une communauté pour ainsi dire organique ; I wish nous montre comment deux jeunes frères, séparés par le divorce de leurs parents, traversent toute l’île de Kyushu pour se retrouver en son centre ; le couple divorcé d’Après la tempête tente de se ressouder autour de leur fils ; le père de Still walking parvient à accepter le mariage de son fils avec une veuve et en vient à s’attacher au fils de celle-ci … Les personnages se rapprochent les uns des autres, en dépit des épreuves, et par-delà les exigences de la consanguinité.
Ces liens se tissent concrètement à travers le partage des aliments. La solidarité de l’équipe de foot se cristallise dans l’ambiance chaleureuse du restaurant du Chat marin. Lorsque Sachi accompagne sa mère sur la tombe de l’aïeule fondatrice, c’est le fait de lui donner de sa liqueur de prunes qui leur permet de rétablir leur relation.
Peau d’Âne parvenait, elle aussi, à gagner l’affection du beau prince en lui présentant un gâteau, mais il semble que, dans la plupart des contes, l’échange de nourriture s’exprime de préférence en termes de violence, qu’il s’agisse de dévoration (le loup ou l’ogre), de la Blanche Biche chassée à mort et servie sur la table de son frère Renaud, du cœur de l’amant donné à manger à l’infidèle, de l’infâme brouet des sorcières ou de pomme empoisonnée. Il est vrai qu’il y avait quelques précédents : la pomme qu’Ève avait présentée à Adam ne s’était guère montrée profitable pour le couple (et leurs descendants) ; le premier meurtre fraternel, celui d’Abel par Caïn, avait été provoqué par des offrandes d’ordre alimentaire ; et Esaü s’était vu spolié par son frère pour un simple plat de lentilles... La mythologie n’est pas en reste, à commencer par Saturne qui dévore ses propres enfants ; Atrée fait cuire les fils de son frère jumeau et les lui donne à manger lors d'un banquet de réconciliation ; et Tantale sert son propre fils en ragoût aux dieux…
Force est de constater que l’art culinaire ne favorise pas toujours les relations familiales ! Loin de ces atrocités, Notre petite sœur ne dit pas un mot bien sûr de cruauté, de jalousie ou de rivalité au sein de la fratrie. Il n’y est question que de complémentarité et de solidarité si l’on néglige les petits différents qui ne peuvent manquer d’émailler et de pimenter la vie quotidienne.
Sachi va jusqu’à serrer Suzu dans ses bras en lui disant qu’elle peut rester pour toujours : une effusion qui l’investit d’un rôle de mère, mais qui pourrait heurter la bienséance au Japon, tout autant que les poignées de main que la mère de Still walking distribue à ceux qui partent, geste que ne manque pas de lui reprocher son mari (tandis que, de son côté, leur belle fille regrette d’avoir été obligée d’avoir dû trop manger chez eux…).
les rites
Les voyant offusqués d’être reçus dans la cuisine, Héraclite leur dit : « Ici aussi les dieux sont présents. »
Aristote, Traité des parties des animaux
Les convenances règlent la vie sociale des personnages de Kore-eda qui observe, en y mettant beaucoup de fantaisie, ces rituels domestiques qui font la force des films d’Ozu ou de Naruse et qui constituent ici un écrin pour l’action : une attention à l’environnement et aux gestes des petites gens de la classe moyenne. Et, comme on y mange et boit beaucoup, les conduites alimentaires y tiennent une bonne place. Ainsi se dessine une chronique du quotidien où la table des repas occupe une place centrale, pour ainsi dire rituelle. Les quatre sœurs s’y retrouvent régulièrement, non sans observer un certain cérémonial : ce meuble se transforme en autel où elles disposent avec soin les récipients et les aliments, avant de se recueillir au moment de manger et de rendre grâce pour la nourriture. Non sans tolérer malgré tout certaines transgressions dues à la fatigue ou à une ivresse occasionnelle…
Le feu d’artifice intervient comme un autre moment rituel. Sachi en est consciente lorsqu’elle fait porter le kimono traditionnel à Suzu pour cette occasion. Mais on n’en perçoit que des échos et des reflets vus de loin, alors que chacune des sœurs passe plus ou moins agréablement sa soirée. Une fois réunies dans la maison cependant, elles organisent leur propre feu d’artifice :« Une fête, juste pour nous quatre ! »
Les ancêtres ne sont pas absents de ces célébrations domestiques. Ils sont régulièrement honorés devant le petit autel familial où figurent les photos des parents disparus, ou sur leurs tombes au cimetière, et les toasts aux alevins - sorte de madeleine de Proust - perpétue la mémoire du père. La maison elle-même est imprégnée du souvenir de la grand-mère et de sa précieuse liqueur de prunes. Comme le dit le réalisateur qui a souvent parlé de la mémoire et de la prégnance du passé : « Le film est aussi l’histoire du père, de la mère de Suzu, de la grand-mère, et de tous ceux qui ne sont plus là. » Ce n’est pas par hasard si le début et la fin du film nous montrent des funérailles.
le repas en commun
Tous font ensemble la libation, récitent une même prière, chantent les mêmes hymnes, mangent la même nourriture préparée sur le même autel ; au milieu d’eux les aïeux sont présents et les dieux protecteurs partagent le repas. De là vient l’intime union des membres de la cité.
Fustel de Coulanges, La Cité antique
On ne cesse de manger chez Kore-eda. Les moments où l’on se nourrit, les courses, la pêche, la cuisine, les projets de repas rythment tout le film. Déjà en classe, les premiers mots prononcés en début d’année sont : « Mon plat favori… » Mais, sans parler de Rabelais, et à l’encontre des romans de notre XIXe siècle où l’on mange aussi abondamment ou de films comme La grande Bouffe, il ne s’agit pas de s’empiffrer de mets plus ou moins raffinés, de vouloir dévorer le monde, mais bien plutôt de vibrer avec celui-ci et de se mettre au diapason de ses proches. En place des gloutons et des souffreteux que nous dépeignent Flaubert ou Zola, les quatre sœurs respirent la santé et ont plaisir à vivre ensemble ; elles se nourrissent avec appétence, et en communauté.
L’acte de manger, de simplement fonctionnel, devient alors spirituel. Sans avoir à se rapporter à des modèles comme Le Banquet de Platon, il se présente comme un support pour la conversation ; il accompagne, en même temps que la circulation des aliments, l’évolution des échanges verbaux et sentimentaux.
Le repas est lié au foyer, en tant que lieu privilégié, centre de la vie familiale. D’où l’importance de la cuisine : il s’agit tout de suite, lorsque Suzu arrive avec ses bagages, de préparer le repas, et il n’est surtout pas question de se faire livrer. La caméra de Kore-eda s’attarde volontiers dans les cuisines : la cuisson des nouilles, la préparation des légumes, la friture des aubergines et ces bouillons qui mijotent longuement et savoureusement, entre autres à l’ouverture de Still walking.
Ces moments de restauration rythment la journée, mettent le temps en suspens. Le choix des aliments peut être révélateur, comme c’est le cas avec ces pommes qui trahissent pour ses sœurs un conflit amoureux de Sachi. Et, par-dessus le marché, la simple perspective de passer à table est capable d’apaiser une dispute : ne suffit-il pas, lorsque ses sœurs mettent en cause l’égoïsme de Sachi, que quelqu’un(e) annonce « J’ai faim. On pourrait manger, non ? » pour que le conflit s’apaise aussitôt ?
un hâvre de paix
Elle courut aussi longtemps que ses pieds purent la porter, et quand tomba la nuit, elle aperçut une petite cabane où elle entra pour se reposer.
Jacob et Wilhelm Grimm, Blanche-Neige
Les héros de contes éprouvent, au fil de leurs épreuves, un besoin de sécurité auquel semble répondre la maisonnette aperçue au fond des bois, une simple masure ou un palais princier. Reste à savoir s’il s’agit là d’un refuge ou d’un piège. Cette découverte en tout cas s’assortit souvent de la préoccupation de manger, que ce soit la galette et le petit pot de beurre destinés à la mère-grand ou le loup qui dévore celle-ci, la délicieuse maison de pain d’épices ou la sorcière qui veut y engraisser Hansel afin de le savourer…
La première chose que Blanche-Neige - dont la marâtre pensait s’être repue de son foie et de ses poumons - fait lorsqu’elle se retrouve à l’abri dans la maison des sept nains est de manger car, nous dit-on, elle avait grand-faim. Ses hôtes de fortune sont bien aises de l’accueillir, pourvu qu’elle prenne soin de leur ménage : faire la cuisine, les lits, la lessive, la couture, le tricot… C’est ainsi qu’ils l’hébergent et la nourrissent. Elle devient leur "convive", sachant qu’étymologiquement, le con-vive n’est pas tant celui avec lequel on mange que celui avec lequel on vit. L’espace de la table dès lors s’élargit à la dimension de la maison.
Suzu est elle aussi invitée à partager l’intimité de ses sœurs. Chacune a sa vie personnelle, son travail, ses liaisons qu’elles laissent à l’extérieur. Il y a comme un sas pour accéder à leur maison qui, bien clôturée, semble dominer le paysage : le copain de Yoshino s’arrête au portail et, si celui de Chika mange avec elles, il garde les pieds au dehors de la véranda, tandis que Sachi, lorsqu’elle doit quitter son ami médecin, marque une pause en se penchant sur le massif de fleurs avant de passer à l’intérieur.
Sans être une marâtre, la mère dans Notre petite sœur n’aimait pas cuisiner ; elle ne daigne pas participer aux agapes de ses filles. Lorsqu’elle vient, c’est avec l’idée de se débarrasser de cette maison qui prend les dimensions d’un temple consacré à l’aïeule, avec son prunier dans le jardin qui pourtant a été planté à sa naissance et qui permet toujours de préparer une merveilleuse liqueur qui égaie, console, soûle ou mène à la réconciliation.
Il n’est pas question pour Sachi, fût-ce au prix de sa vie sentimentale, de quitter cette maison organique, dépourvue de clefs, qui possède un cœur et où la vie ne cesse de circuler : « J’ai une responsabilité. Celle de protéger ce lieu. » Certes ses sœurs cadettes, toutes attachées qu’elles soient à ce lieu, ne dédaigneraient pas d’aller vivre en appartement. On peut se demander dès lors dans quelle mesure cette maison familiale constitue un refuge ou une prison. C’est la question que posent pour ainsi dire tous les films de Kore-eda qui sont centripètes, recentrés sur un lieu clos, tel cet appartement où les enfants de Nobody knows arrivent enfermés dans des valises et où ils construisent leur vie commune sans pouvoir s’en échapper. Eux aussi d’ailleurs sont abandonnés par leur mère, livrés à eux-mêmes. Ils sont quatre, mais ne restent que trois lorsque la plus petite meurt. Pourquoi ne pas voir Notre petite sœur comme la suite de ce film : grâce à la réincarnation de cette petite sœur disparue, la recomposition d’un noyau familial ?
Dans ces films, les personnages sont des enfants délaissés, des égarés de la vie en quête d’un abri, d’un foyer, d’une famille. Mais ils trouvent un réconfort en la personne de personnes compatissantes. En plus de la maison, Notre petite sœur propose un autre lieu de convivialité qui les accueille : le restaurant dont la patronne est une sorte de mère nourricière de substitution, de marraine de conte de fées, qui a veillé sur les trois sœurs depuis qu’elles sont toutes petites. Sans oublier, au-delà des lieux d’incubation que représentent les maisons ou les appartements, ces trains qui ne cessent de circuler et qui relient ou séparent, ou encore les avions que l’ainé des enfants, à la fin de Nobody knows, emmène sa petite sœur décédée "voir" décoller : l’appel du large, l’espace du rêve qu’évoque également le désir récurrent de voir les cerisiers en fleurs avant de mourir.
Il y a aussi ce paysage que venait contempler le père déraciné, semblable à celui des origines, la mer en moins : « S’il y avait la mer là-bas, on dirait Kamakura. » Kore-Eda a d’ailleurs choisi d’intituler son film Umimachi Diary, "chronique du village de la mer". Et c’est bien sur la mer que le film s’achève, du moins au bord de la mer, car on reste toujours, avec ce réalisateur, sur le rivage, sur la plage. Une mer porteuse de souvenirs qui semble vouloir nous retenir à la lisière de tous les espoirs.
Les quatre sœurs sont en deuil. Leur chère marraine s’en est allée, mais l’horizon propose une ouverture : les jeunes femmes vont sans doute finir par s’en aller, partir chacune dans sa direction, abandonner leur cocon familial. Elles sont engagées sur le chemin de la vie. Le réalisateur nous confie : « Je pense qu’un des aspects les plus importants du film, c’est de ne jamais perdre de vue l’avenir. »
prenez et mangez...
Le jambon-beurre hâtivement consommé au comptoir, ou le kebab avalé sur le trottoir permettent de se sustenter, de pouvoir continuer à vaquer à ses occupations. Ils ne sont qu’une virgule sur le parcours de la journée. Les régimes préoccupés par les taux de glucides, antioxydants, oméga-3, vitamines et autres probiotiques, en attendant les capsules de nutriment programmées par ordinateur, sont davantage des bâtons de survie qui permettent de rester debout qu’une véritable nourriture. Manger est certes une nécessité biologique qui relève de l’intime, une affaire privée qui ne regarde que le mangeur. Ce peut aussi être une façon de célébrer la vie.
sacralité de la nourriture
Le repas scelle l’union peut-être temporaire, mais essentielle, de l’homme avec ses semblables et avec la nature. Il apparaît comme le prototype de l’expérience fusionnelle avec l’univers, où l’identité du mangeur se crée et se reconstitue à partir des aliments qu’il consomme.
Geneviève Sicotte, Le Festin lu
Les premières préoccupations de toute civilisation, de toute espèce, comme de tout organisme, sont d’assurer leur survivance et de se perpétuer, et cela passe par deux nécessités se nourrir et se régénérer, ce que les Mayas ont exprimé en un vigoureux raccourci en faisant naître l’humanité d’épis de maïs. Il semble bien que l’on ait voulu prolonger cette relation privilégiée en valorisant l’alimentation au même titre que la maternité et en en abandonnant dans la plupart des sociétés la responsabilité aux femmes, depuis le jardinage jusqu’à la cuisine.
Les déesses ne sont pas en reste. En Gaule, Rosmerta, "la Grande Pourvoyeuse", est responsable de la levée des récoltes et elle est représentée portant une corne d’abondance ou un panier de fruits ; en Grèce, Déméter présente les premiers grains de blé à l’humanité et apprend à Triptolème à cuire le pain ; Cérès, à Rome, préside à l'agriculture, aux moissons et à la fécondité ; Annapurna, "pleine de nourriture", donne le riz en Inde.
La déesse japonaise Uke-mochi |
L’acte de manger ne répond pas seulement à un besoin. Assouvissement du désir le plus élémentaire, il exprime notre rapport avec les forces vitales et les cycles naturels. C’est une façon de se relier avec soi-même et avec la mémoire collective. Il est inévitable qu’entre repas de fêtes et périodes d’abstinence, menus traditionnels et interdits alimentaires, il participe aux principaux symboles et prescriptions des différentes religions. Il ne faut pas oublier que la toute première injonction de Yahweh dans la Bible est d’ordre alimentaire : « Tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas… »
Le carême succède au Mardi-Gras et se conclut avec l’agneau pascal, héritage de la tradition biblique. Le jeûne du Ramadan se résout en repas festif. Aux États-Unis, la dinde figure sur la table du Thanksgiving, « jour d’action de grâce et de prières en reconnaissance aux nombreux signes de faveur de Dieu Tout-puissant ». Les Amérindiens ne mangent pas leur animal totem sinon dans un cadre rituel, à l’occasion d'une festivité. Les règles pour les Hindous sont aussi rigoureuses que variées en fonction des appartenances religieuses. Dans la cité grecque comme dans les communautés traditionnelles, on ne consomme pas impunément de la viande : l’animal doit être sacrifié par la collectivité, et le repas ne peut intervenir sans que sa vie ait ainsi été valorisée. Les Aïnous, au nord du Japon, élèvent un ourson avec les enfants de la famille et le cajolent, jusqu’au jour où il est immolé et consommé, en tant que divinité, par la communauté. L’anthropophagie rituelle représente elle aussi une pratique religieuse. Et si les tablettes nutritives de Soleil vert relèvent d’un autre symbolisme, il n’est pas interdit d’y voir aussi les signes précurseurs d’une nouvelle sorte de communion pour une société marquée par la surpopulation et l’épuisement des ressources alimentaires…
L’Apparition du Saint Graal, vitrail de l’église de Tréhorenteuc (Morbihan) |
La sanctification de l’acte de manger implique le respect dû aux aliments. Il est impératif de les consommer en respectant certaines règles, et ne pas les gaspiller. Si un convive, à Rome, laissait tomber un aliment, celui-ci était brûlé afin que les dieux s’en nourrissent. Il est interdit pour les juifs de jeter du pain à la poubelle. De même, les Aztèques étaient tenus de ramasser le moindre grain de maïs traînant à terre, sous peine de voir le maïs se plaindre auprès du dieu suprême : « Seigneur, punis cet individu qui m’a vu à terre et ne m’a pas ramassé, et soumets-le à la faim. »
le rituel du repas
Ne manger qu’à heures fixes, c’est affirmer la prééminence de la volonté sur les pulsions naturelles, le triomphe de la civilisation sur la sauvagerie.
Jean-Louis Flandrin, in Le Réveil des morts
S’alimenter n’est pas, on l’a vu, ou ne doit pas être une affaire anodine. Elle marque un moment à part dans le déroulement de la journée : une pause dans les activités, un rendez-vous que l’on se donne autour d’une table. Il est inévitable qu’elle obéisse à un certain nombre de codes qui confinent au rituel religieux ou simplement social, et qui varient selon chaque pays, chaque communauté et chaque époque. La place de chacun à table, le moment où l’on mange et où l’on boit, l’ordre des plats, l’utilisation des couverts…, tout est défini par un ensemble de règles formelles ou tacites.
Photogramme du film Qu’elle était verte ma vallée de John Ford |
La nourriture elle-même est identitaire. Elle se caractérise par un jeu de pratiques culinaires, de préférences et d’interdits autant que par le climat ou les ingrédients disponibles sur le plan local. « Le repas rassemble ou divise, intègre ou exclut », comme le note Nathalie Goedert dans son livre À la table du droit. C’est ainsi que les chrétiens ont mangé du porc pour se distinguer des juifs, avant que les musulmans ne l’interdisent pour se distinguer des chrétiens... Entre végétalisme et halal, la revendication communautaire se propage jusque dans les cantines scolaires.
La préparation des mets et le service à table sont codifiés, pour ainsi dire ritualisés, dans les différentes traditions. Certains films, comme Gosford Park, La Prise de pouvoir par Louis XIV, Vatel, Les Saveurs du palais ou La Règle du jeu (pour s’en tenir à des productions européennes) s’attachent à détailler les usages, la hiérarchie des postes, les chassés-croisés entre maîtres et serviteurs et tout le cérémonial qui, de la cuisine à la table, ponctuent un repas protocolaire, dont le chef d’orchestre reste le maître d’hôtel. C’est par contre la femme, la mère nourricière, qui officie pour les repas de famille, rôle que sublime Le Festin de Babette où c’est autant le rituel de la mise en scène que la qualité des mets qui opère la fusion entre les convives.
Collations, repas, festins, banquets... ont de tous temps tissé des liens par le seul fait de manger ensemble : ces temps de pause, en marge, ne peuvent que favoriser une ouverture vers les autres. Se retrouver pour partager un repas dans le cadre de manifestations collectives est un puissant moyen de promouvoir l’intégration sociale et de ressouder une société sur une base égalitaire. Telle devrait être la règle. Mais l’œuvre de réconciliation implique un risque de division : les banquets républicains affichaient volontiers leur anti-cléricalisme, et les banquets civiques de la Grèce antique excluaient les femmes. Au Moyen Âge, les repas de confréries étaient plantureux pour plusieurs centaines de convives, tandis que quelques pauvres, invités en nombre limité, partageaient un menu plus frugal. Plus qu’à une exigence d’universalité, il est certain que le repas répond avant tout à une complicité entre convives de même naissance, fortune, éducation ou rang social.
Tapisserie de Bayeux, banquet médiéval |
LE partage
Il ne faut pas tant regarder ce qu’on mange qu’avec qui on mange. […] Il n’est point de si doux apprêt pour moi, ni de sauce si appétissante, que celle qui se tire de la société.
Montaigne, Essais III, 10
Agape dans la catacombe de Pierre et Marcellin,à Rome |
LE partage
Toute la journée et jusqu’au coucher du soleil, ils demeurent au festin et leur cœur n’a pas à se plaindre du repas où tous ont leur part.
Homère, L'Iliade
Jan Brueghel l’Ancien, Bacchanale, Speed Art Museum, Louisville (Kentucky), banquet médiéval |
Il est juste de présenter à la divinité les prémices prélevées sur les premiers fruits de la récolte, et de lui verser, avant de boire, quelques gouttes de la boisson par terre ou sur un autel en libations. En Mésopotamie ou en Égypte, on disposait à l’intention des défunts des offrandes de nourriture afin de leur permettre de se restaurer sur la route de l’au-delà, et la Fête des morts est l’occasion au Mexique de partager un repas funéraire sur la tombe familiale. Quant aux Japonais, ils ont l'habitude, une fois par jour avant l'un des repas, de déposer quelques grains de riz dans une soucoupe sur l'autel bouddhique de la maison et d'en faire offrande aux ancêtres.
Livres
. Collectif, Tables d’hier, tables d’ailleurs, Odile Jacob, 1999
. Dossier de presse de Notre petite sœur :
www.trigon-film.org/fr/movies/Our_little_sister/documents/Dossier_presse.pdf
FILMS
. Mikio NARUSE, Le Repas, 1951
.
Gabriel AXEL, Le Festin de Babette, 1987
.
Robert Alan ACKERMAN, The ramen Girl, 2008