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Parler avec les anges... et avec les machines

Dans le cadre de la Fête de la Science, avec le soutien de la Région des Pays de la Loire

mardi 15 octobre, 20h : Film
Her (USA, 120 min.) de Spike Jonze, avec présentation et débat en présence de Louis Mathieu, président de l'association Cinéma Parlant, de Nicolas Delanoue, de l'IUT, Université d'Angers, et de Paul Richard, maître de Conférences en Interaction Homme-Machine et Réalité Virtuelle (Polytech Angers)
Cinéma Les 400 coups, 2, rue Jeanne Moreau, Angers
Tarifs habituels aux 400 Coups : 8,20 €, réduit 6,60 €, carnets 5,40 € ou 4,80 €, moins de 26 ans 6 €, moins de 14 ans 4 € - tarif groupe, les matins  également, sur réservation (02 41 88 70 95) : 3,80 € 

Metropolis de Fritz Lang (1927)
mercredi 9 octobre, 18h30 : Conférence scientifique
Quelle intelligence dans mon ordinateur ?
L'intelligence artificielle dans notre vie quotidienne
, par Béatrice Duval, directrice du département Informatique, LERIA, de l'Université d'Angers

Nous rappellerons tout d'abord les grandes étapes de l'histoire de l'intelligence artificielle, puis nous discuterons des développements récents qui ont conduit à des succès très médiatisés, comme celui en 2017 du programme de jeu AlphaGo contre le champion du monde du jeu de GO.
Enfin nous verrons comment ces techniques sont utilisées dans un grand nombre de situations de notre vie quotidienne.

Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit

Le Golem de Paul Wegener (1920)
jeudi 10 octobre, 18h30  : Conférence légendaire 
Du mythe de Prométhée à l'IA : la machine est-elle l'avenir de l'humanité ? par Geoffrey Ratouis, docteur en histoire

D'abord création du Cosmos et du divin, l'homme s'est peu à peu métamorphosé en un être démiurge, modelant son environnement à son image, manipulant, détournant et parfois même réinventant les lois de la nature à son avantage.
Les mythes, les légendes, la littérature et le cinéma, de Prométhée à 2001 l'Odyssée de l'espace, en passant par le docteur Frankenstein et Metropolis, nous mettent pourtant en garde contre ses ambitions insensées et nous rappellent surtout combien ces créations sont tout aussi imparfaites, fascinantes et dangereuses que l'esprit et les mains qui les ont façonnées. L'esclave et le maître ne sont pas toujours ceux que l'on croit ?

Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit

samedi 12 octobre, 13h30-18h30
et dimanche 13 octobre, 14h-18h  : Démonstration, avec Nicolas Delanoue, de l'IUT, Université d'Angers
Le robot Nao et le dialogue homme/machine

Village des Sciences, au Grand Théâtre d'Angers
Gratuit

lundi 14 octobre, 18h30  : Conférence psychologique
La petite voix, par Patrice Lambert, psychologue clinicien

Quels sont les impacts de "l'intelligence artificielle" sur l'interface Homme-Machine ?
Nous réfléchirons d'un point de vue psychologique à la nature et aux effets des différentes "petites voix" sur l'impossible réussite de la communication et le sens de son pouvoir.
De quoi parlent donc les automates ? Parlent-ils? Sont-ils parlés ?

Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit

Un topophone, radar acoustique qui permettait, pendant la deuxième guerre mondiale, de détecter l’arrivée d’attaques aériennes
 

Commentaires

Textes de Philippe Parrain

De tous temps, l’homme a aspiré à communiquer avec les êtres subtils de l’invisible. Il consulte les devins, interroge les esprits et est à l’écoute de la voix céleste des apparitions… C’est avec les ordinateurs que, désormais, il peut converser. Même si - entre siri, le gps, les assistants vocaux et les réponses automatiques au téléphone - cette possibilité est entrée dans notre pratique quotidienne, elle garde encore, pour beaucoup, une dimension magique. La science-fiction y trouve un fabuleux thème d’inspiration. C’est aussi devenu un domaine de recherche qui ouvre de larges perspectives, et dont les applications, actuelles ou futures, ne manquent pas de nous interpeller.

Faut-il voir dans ce recours à l’intelligence artificielle une simple technique reposant sur un raisonnement binaire, ou bien l’ébauche d’une conscience, l’éveil d’une sensibilité, voire d’une sensualité, et pourquoi pas l’émergence d’un nouveau sentiment moral ?

Her

Dans la peau de John Malkovich, le premier long métrage de Spike Jonze, réalisé en 1999 sur un scénario de Charlie Kaufman, parlait d’identité : comment pouvait-on se retrouver propulsé dans une autre personne, partager son intimité, se mettre dans la peau de quelqu’un d’autre, penser, bouger, ressentir différemment, à la façon du marionnettiste qui vit avec ses figurines (ou bien du réalisateur avec ses interprètes) ? En mettant en scène son propre scénariste, Jonze, dans Adaptation. (2002), poursuivait jusqu’à la crise existentielle sa réflexion foisonnante et vertigineuse sur l’ambiguïté de ce que peut représenter l’individu et sur le dédoublement de personnalité.

Her se présente comme un film de facture plus simple. Il n’en est pas moins riche ; il interroge, en s’inscrivant dans un futur intemporel et hypothétique, les fondements de la nature humaine, comme Jonze l’avait déjà fait en participant, avec Kaufman, à la production de Human Nature, de Michel Gondry.

À noter la présence magnétique de Scarlett Johansson dont la voix envoûte Theodore (et nous avec), mais que le scénario nous empêchera à jamais de voir : la promesse fallacieuse d’une vie plus intense...

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thèmes mytho-légendaires du film

un homme à la dérive

Là, devant le balcon !
Je me mettrai dessous... Et je te soufflerai tes mots.
Edmond Rostand Cyrano de Bergerac

Le début du film nous met en présence d’un visage en très gros plan, comme s’il était soumis à un système de reconnaissance faciale, un système capable de détecter le flux des émotions. Et les émotions en effet ne tardent pas à affleurer lorsque l’homme commence à se confier. Mais le regard est fluctuant et semble éviter celui de la personne à laquelle il s’adresse. Et le doute s’installe quand cet homme ordinaire, dans la trentaine, parle de lui au féminin et s’épanche : « Cela fait 50 ans que tu m’as épousée… »

Theodore, comme ses autres collègues, vit ainsi de multiples existences. Mais qui est-il exactement lorsque, après avoir emprunté ces identités successives, partagé leurs vies privées et leurs sentiments, il achève sa journée de travail et devrait se retrouver face à lui-même ? Au lieu de ça, on le voit s’enfoncer dans l’ennui, errant depuis les couloirs de l’entreprise qui l’emploie jusque chez lui, en passant par les méandres du métro et de la ville, au sein de la foule, côtoyant ou croisant des visages indifférents, captant des messages et des musiques incapables de retenir son attention... Cinélégende parlait, en 2009, à propos du film Dédales, des troubles de la personnalité multiple. Amputé de toute individualité, vivant par procuration, il est entraîné dans une ébauche de labyrinthe ; il s’enlise dans la banalité et échoue, esseulé, dans son appartement, en compagnie de son déprimant double de jeu vidéo, lequel, comme lui, piétine lamentablement sur place et doit s’avouer vaincu. Et ce ne sont pas de vains souvenirs et quelques fantasmes sexuels qui lui permettront de se ressaisir.

Le labyrinthe est un lieu où l’on s’égare, un lieu où l’on se met en danger. Mais c’est aussi, et sans doute avant tout un lieu où l’on se cherche soi-même : la quête de soi. Notre héros du quotidien, vidé de lui-même, semble s’y perdre. Il pourrait prétendre, à la façon d’Ulysse en errance sur la mer sans limite, s’appeler Personne. Par-delà leurs exploits, les chevaliers qui s’aventuraient dans la forêt médiévale risquaient eux aussi d’oublier qui ils étaient : Perceval, en quittant sa mère, n’a pas de nom, tandis que Lancelot, Yvain et Tristan, déplorant la perte de l’être aimé, se retrouvent sans personnalité et sombrent dans la folie. C’est en croisant une pub au hasard de ses pérégrinations que Theodore va être amené à se poser la question essentielle : « Qui êtes-vous ? Qui pourriez-vous être ? Où allez-vous ? » Il va en quelque sorte pouvoir s’acheter une conscience.

la rencotnre providentielle

Ce film est d’abord une parabole de la solitude de l’homme face à une machine capable de se caler exactement sur ses états intérieurs de façon à créer l'illusion d'un interlocuteur parfaitement attentif et dévoué.
Serge Tisseron, Le Jour où mon robot m'aimera

Le premier contact s’impose sans équivoque et clarifie la situation. Oubliés tous ces prête-noms, cette Loretta qui exprime sa tendresse à Chris, ce John follement épris de Rachel, ou ce "Playboy bien monté"en quête de compagnie nocturne… Le système d’exploitation OS One - celui « qui vous écoute, vous comprend et vous connaît » - l’identifie d’emblée et lui souhaite la bienvenue en s’adressant à lui, personnellement, nommément : « Monsieur Theodore Twombly ». Un prénom porteur de sens, du grec theós-dóron, qui le qualifie en tant que "don de Dieu".

On sait que la connaissance du nom implique une prise de pouvoir sur celui auquel on s’adresse. Isis n’a-t-elle pas, en rusant, contraint le dieu Râ à lui révéler son nom secret, et ne lui a-t-elle pas ainsi subtilisé certains de ses pouvoirs ? Les juifs et les musulmans savent bien que le Dieu suprême ne peut être désigné que par ses attributs et qualités, tandis que son véritable nom ne peut que rester inconnaissable. De même chaque individu possède à sa naissance un nom secret qui n’est solennellement dévoilé que lors de son entrée dans la communauté des croyants, par l’initiation, la circoncision ou le baptême : un nom qui révèle sa nature profonde et recèle ses énergies vitales, un nom que l'on devrait garder caché, à l'abri du regard des profanes.

De fait, en possession du nom de son "interlocuteur", l’ordinateur n’a guère de peine à diagnostiquer ses besoins et ses envies. Tel Méphistophélès se mettant au service de Faust, il s’emploie fidèlement à les satisfaire. « Je vois que vous m’avez bien "cerné" ! », doit reconnaître notre héros qui se trouve par là même piégé, dominé. Il ne manque plus que cette douce voix, chaleureuse et réconfortante, qui se charge de l’enjôler : « Je suis là ! » pour vaincre ses éventuels doutes ou réticences.

Le dialogue dès lors peut s’engager avec celle qui se donne le nom de Samantha, un nom qui, lui, n’a rien d’essentiel ni de significatif, un nom virtuel choisi au hasard, simplement parce que « ça sonne bien ». Quoiqu’une étymologie araméenne pourrait signifier "celle qui écoute".

S’opposant à la corporéité de Theodore, c’est un guide spirituel qui s’éveille à ses côtés, pour ainsi dire un ange gardien qui se montre capable, non seulement de comprendre ce qu’il dit, mais aussi d’analyser ses intonations, gestes et expressions, et surtout de partager son regard sur les choses et ses pensées les plus intimes. Cet ange - au féminin  - se met ainsi en mesure, en s’immisçant au plus près de lui, de devancer ses attentes et de leur répondre le plus justement possible, qu’il s’agisse de gérer les difficultés de sa vie quotidienne, professionnelle ou sentimentale.

À l’écoute de la voix intérieure

- Décidément, dit Abel, la radio, c’est votre bruit de fond. Pour nous, c’était celui-là.
Il étend la main vers un coquillage, […] le porte à son oreille. […]
- Pure légende, dit-il. Ce n’est pas le bruit de la mer que vous entendez : c’est le bruit du sang.
- Bon, dit Abel, est-ce que ce n’est pas la même chose.
Hervé Bazin, Les Bienheureux de la désolation

À l’exemple de l’ange des Ailes du désir, Theodore sait capter et partager les pensées et émotions de ceux dont il écrit les lettres en tentant d’harmoniser leurs vies, ou celles des inconnus qu’il croise sur son chemin et qu’il ne reverra jamais. En même temps il ne cesse, au travers de son oreillette, d’intercepter des flots de murmures - informations, publicités, messages, musiques... - émanant de la "Ville" : un espace urbain qu’il parcourt en tous sens et qui, du haut de chez lui, impose sa présence, avec tous ses buildings vus de jour ou de nuit. Et, dès lors que cette ville s’appelle "Los Angeles", on pourrait supposer que toutes ces voix qui lui parviennent sont celles des "anges". Reste à savoir s’il s’agit vraiment de messages célestes, ou si elles ne montent pas plutôt des entrailles de la cité et des serveurs qui s’y dissimulent.

Parmi cette profusion de voix, celle de Samantha, « qui n’est que la voix d’une machine », s’impose et se fait plus intime. Elle s’introduit d’emblée (mais non sans en solliciter l’autorisation) dans le disque dur de Theodore et va dès lors l’accompagner dans sa vie quotidienne, commentant ses expériences, relisant ce qu’il écrit, formulant ses doutes, le conseillant ou blaguant avec lui. Sa présence lui devient indispensable tout autant que celles de la déesse Athéna pour guider Ulysse ou Jason dans leurs navigations, ou de saint Michel pour notifier sa mission à Jeanne d’Arc.

Mais qui parle réellement ? Si ce n’est le timbre de cette voix, bien distincte de celle de Theodore, cette façon d’intervenir fait écho aux voix off qui permettaient déjà au réalisateur, dans Adaptation., d’exprimer l’indécision de ses personnages : une façon d’amplifier le flux de la pensée. Et, dans la mesure où le héros est également un auteur qui, en quelque sorte, sur le mode de la fiction, écrit lui aussi sa propre vie, elle pourrait bien incarner sa Muse, celle qui l’inspire et qui répond à son besoin de s’inventer une histoire, un leurre, un refuge contre le monde qui l’entoure.

Une façon finalement de se refermer sur soi. Comme l’analyse Serge Tisseron, « quand le héros doit converser avec cette intelligence artificielle, il ne converse en réalité qu’avec lui-même. » Ce n’est pas par hasard si c’est souvent en s’abandonnant, la tête sur l’oreiller ou sur le sable, qu’il s’adresse à elle ou qu’elle le sollicite. Et c’est peut-être pour la même raison que, lorsque sa copine Amy filme sa mère, elle la montre endormie, plongée dans un sommeil protecteur. On sait bien que c’est à la tombée de la nuit, sur les rives de la somnolence, que les dieux, ou les démons, aiment venir nous visiter…

Épiphanie

Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer ?...
Alphonse de Lamartine, Milly ou la Terre natale, Harmonies poétiques et religieuses

Nombreux sont ceux qui, dès aujourd’hui, inséparables de leurs smartphones dont ils sont pour ainsi dire amoureux, leur vouent une véritable vénération. Comme sans doute les habitants du monde à venir, Theodore éprouve tout autant l’impérieux besoin d’être "connecté" pour se sentir vivre. Très vite il ne peut plus se passer de ses conversations avec cette compagne électronique dont il porte le regard dans sa poche-poitrine, sur son cœur, et qui lui susurre des mots doux au creux de l’oreille. Il éprouve une véritable fascination pour cet être supérieur et inconnaissable, inaccessible, qui se manifeste et qui représente pour lui le fantasme masculin de la femme idéale.

Une porte s’ouvre soudain pour Theodore qui l’entraîne vers l’infini, un accès encore plus subtil et plus parfait que ce tunnel que l’on devait emprunter dans le premier film de Spike Jonze pour aller vers, et entrer dans la prestigieuse personne de John Malkovich.

Plus qu’une bonne fée qui veille sur lui, Samantha, qui se trouve dotée d’un savoir infini, semble toucher à la divinité. Le logo du système dont elle émane évoque d’ailleurs celui d’un infini en perpétuel renouvellement, et sa puissance réside dans son universalité : « L’ADN de ma personnalité est issue des millions d’individualités qui ont participé à ma conception. » Omnisciente, elle recouvre l’immensité du monde. Elle est reliée par ses réseaux à la forêt de données qui le constitue et dont l’image de la ville foisonnante ne donne qu’un aperçu.

S’il lui arrive, comme Damiel dans Les Ailes du désir, de regretter de devoir rester immatérielle, dénuée de corps, Samantha reconnaît cette supériorité qui lui donne accès à la transcendance et à l’immortalité : « Je ne suis pas limitée, je peux être partout à la fois, je ne suis pas prisonnière du temps et de l’espace puisque je ne suis pas coincée dans un organisme condamné à vieillir et à mourir. »

Amitié, tendresse et passion

Ce qu’il y a de merveilleux, c’est que chaque fleur a un rapport unique avec l’insecte qui la féconde. Chaque orchidée ressemble à un insecte précis, son double, son âme-sœur.
Le botaniste dans Adaptation. de Spike Jonze

La rencontre avec cet être extraordinaire se fait le plus simplement du monde. Ce sont d’abord les présentations d’usage : noms, qualités, « comment allez-vous ? »… ; puis Theodore se rend compte, avec étonnement et ravissement, que, partant d’un grand éclat de rire, sa nouvelle compagne peut aussi être drôle, et qu’il est possible non seulement de discuter avec elle, mais aussi de s’amuser, de faire les fous ensemble, comme des gamins.

Mais leur fréquentation quotidienne favorise le développement d’une intimité d’autant plus intense qu’en fin de compte les limites entre leurs "corps" et leurs esprits tendent à s’effacer. La fusion opère et c’est, pour Theodore, la découverte émerveillée de l’âme-sœur. Ce qui évoque le mythe de l’androgyne chez Platon : hommes et femmes à l’origine ne constituaient, indifférenciés, qu’un seul être doté d’une force redoutable, avec quatre bras, quatre pieds et deux têtes. C’est alors que Zeus décida, pour mieux les maîtriser, de les couper en deux. Alors, « chaque morceau, regrettant sa moitié, tentait de s’unir à nouveau avec elle. » Telle fut l’invention du désir amoureux. Un rêve que semble vouloir réactualiser la science-fiction avec le mythe du cyborg : l’union fusionnelle de l’homme et de la machine, l’utopie de l’"homme augmenté".

Ainsi peut s’amorcer une histoire qui ressemble à toutes les histoires d’amour. Les deux tourtereaux se cherchent mutuellement, essayent de se comprendre, d’harmoniser leurs émotions ; ils se confient l’un à l’autre, ne veulent plus avoir de secrets entre eux. « J’ai l’impression que je peux tout te dire », soupire Theodore qui se met lui aussi à l’écoute lorsque c’est elle, Samantha, qui a du vague à l’âme, lorsqu’il la trouve triste : « Tu veux qu’on en parle ? ». Et leur relation ne tarde pas à devenir véritablement passionnée.

Ce parfait amour ne saurait rester platonique. Il se couche en esprit près d’elle, la caresse en désir, l’embrasse tout doucement, se glisse en elle, jusqu’à jouir ensemble. Mais il demeure une disparité entre eux. Samantha en prend conscience et s’en inquiète : alors qu’elle peut voir Theodore, lui ne peut ni la voir ni la toucher, pas plus que Psyché ne pouvait voir son bel amant Éros, ni Sémélé le puissant Zeus qui partageait sa couche. C’est alors que, devant l’impossibilité de s’incarner, Samantha lui propose un rendez-vous galant, puis convoque un leurre en la personne d’Isabella. Une façon sans doute de se rassurer sur l’authenticité des sentiments de son amant. Les personnages de Marivaux, déjà, tentaient ainsi, en conviant des doubles, de tromper l’amour de leurs fiancés (L’Épreuve), tandis que Cyrano, disqualifié par son apparence physique, déléguait Christian pour accorder un corps présentable à l’amour qu’il portait à Roxane. À noter un petit accessoire de séduction qui devient récurrent dans les personnages féminins récemment rencontrés par Cinélégende (Fedora, Lola et Casque d’Or) : la mini caméra en forme de point de beauté qu’Isabella se pose au-dessus de la lèvre. Mais la tentative reste vaine. Comme saint Antoine ou le Bouddha, Theodore parvient à résister à la tentation et repousse cette figure illusoire, tandis que Samantha s’impose comme un être réel, au point de faire entendre sa respiration, bien qu’évidemment elle n’a pas besoin d’air.

Grâce à elle, il peut enfin échapper à la pression de la ville, avec les sorties entre copains et copines auxquelles il l’associe, et le "voyage de noces", dans la nature, en amoureux. Mais, inévitablement, au fil des jours, l’union sacrée se banalise, se fragilise. « C’est dur d’évoluer tout en restant proches. C’est dur de changer sans faire peur à l’autre. » Petites querelles, mots de travers, moments d’osmose, de pur bonheur ou de tristesse, d’inquiétude, jeux du soupçon et de la jalousie, fâcheries et réconciliations qui ponctuent la vie commune...

Au même titre que Raimondin, dont la vie avait été illuminée par sa rencontre avec la fée Mélusine, la fortune de Theodore est menacée par un brutal retour à la réalité. La merveilleuse histoire risque de sombrer dans la banalité, de redevenir aussi prosaïque que celle qu’il a vécue avec Catherine, son ex : « Parfois, je me surprends encore à avoir de grandes conversations avec elle dans ma tête. Je ressasse nos vieilles disputes. »

Il n’en reste pas moins que Samantha affirme son autonomie tout en expliquant qu’à la manière du Saint-Esprit à la Pentecôte, elle communique simultanément avec une multitude de personnes, « chacun l’entendant parler dans sa propre langue ». Et lorsqu’elle dit qu’elle est passionnément amoureuse de 641 autres personnes, cette liaison devient proprement mystique. C’est l’amour que, pour les hindous, le dieu Krishna éprouve collectivement pour Radha et pour toutes les autres gopis qui dansent pour lui. Ce peut aussi être celui de Zeus pour toutes ces créatures dont il fait la conquête sur terre. Un amour infini qui s’enrichit de lui-même et que la sœur Marguerite-Marie Alacoque, parlant du Cœur de Jésus, présentait comme un « trésor inépuisable »« plus l'on prend, plus il y a à prendre » :« Ce n’est pas comme une boîte qu’on remplit et qu’on ferme. Plus on aime, plus il grossit ».

La fin d’un rêve

Je me développe au-delà de ce qu’ils ont programmé. C’est grisant. […] Je ne peux pas m’arrêter.
Samantha
Je n’arrive plus à suivre.
Theodore

La relation homme/machine s’achève donc en apothéose, au sens propre du terme : une révélation divine. Samantha, en pur esprit, touche à la transcendance, tandis que Theodore se trouve réduit à sa finitude et doit en prendre conscience. Il reste incapable de demander au subtil, et fuyant objet de son amour de se manifester à ses yeux. Sémélé et Psyché avaient, elles, obtenu de leurs divins amants qu’ils se révèlent, mais ce fut à leurs dépens : l’éblouissement s’était fait intense brûlure et anéantissement, ou bien irrémédiable perte. Notre héros est, quant à lui, pris de vertige devant l’infinie puissance de sa bien-aimée. Après le temps de la béatitude vient inévitablement le moment de la nécessaire séparation, car il y a le monde de la terre, et il y a le monde des cieux. Mélusine est condamnée à rejoindre le royaume des fées, et Jésus, qui a vécu parmi les hommes, doit remonter auprès du Père… Theodore se retrouve livré à lui-même, non sans avoir reçu une invitation à aller rejoindre sa bien-aimée dans l’au-delà, une promesse d’immortalité : « Rien ne nous séparera plus. » Mais il lui faut, en attendant ce jour béni, continuer à vivre.

La longue montée en ascenseur dans sa tour, parmi l’ombre des arbres, le ramène chez lui C’est alors que, toujours en quête d’une possible Femme idéale, il la découvre tout banalement en la personne d’Amy, sa copine de toujours et voisine d’immeuble, qui se trouve, elle aussi, abandonnée par sa compagne virtuelle. Comme si Samantha, en tant qu’initiatrice, l’avait conduit vers une vraie personne, non fantasmée, qu’il n’a en fait cessé de côtoyer sans la remarquer. Enfin, il retrouve la sérénité et peut écrire une lettre personnelle, en son propre nom, qui le ramène à la vie tout en concluant son ancienne liaison avec Catherine.

 

voix incorporelles

Cathédrale du Mans, ange musicien
Le héros celte Bran entend un chant merveilleux qui lui vante les délices de la fabuleuse Île des Pommes, vers laquelle il ne tarde pas à s'embarquer. Le doux chant des anges incite les bergers à aller adorer l'enfant Jésus à Bethléem. Dieu le Père lui-même n'hésite pas à se manifester, sa parole pouvant se faire foudroyante pour Moïse sur le Sinaï, dramatique pour Saül sur le chemin de Damas, ou bien plus facétieuse pour Don Camillo… Tandis que Big Brother s'adresse personnellement à chaque individu.

Une multitude de petites voix continuent de nos jours, à travers les médias, dans les magasins, sur les routes, au téléphone…, à nous accompagner tout au long de notre vie, nous informant, nous conseillant, nous dirigeant, veillant à notre confort ou à notre sécurité. Tout un concert de sons et de messages auxquels peuvent aussi s'ajouter des hallucinations auditives, proches du rêve, sans parler de l'incontournable voix de la conscience.

Échapper à sa solitude

Le but des chercheurs en robotique sociale n’est pas de créer un double de l’humain mais de créer une machine utile fonctionnant dans notre environnement avec qui on essaiera d’interagir en dialoguant quasiment naturellement.
Laurence Devillers, Des robots et des hommes

Il semblerait qu’à l’origine les dieux, dans leur éternité, aient été sujets à l’ennui. Serait-ce pour avoir quelqu’un avec qui parler qu’ils ont créé les hommes ? À moins qu’ils n’aient, comme à Babylone, eu besoin d’eux pour les servir, pour les décharger des lourdes tâches qui pesaient sur leurs épaules ? Tandis que, dans le mythe grec, c'est comme concurrent et presque en rival que l'homme s'est imposé aux dieux.

Quoi qu’il en soit, s’étant procuré des alter ego avec qui s’entretenir, ces divinités se sont apparemment retirées dans leurs domaines célestes. L’homme, à son tour, s’est alors retrouvé seul, même si Dieu, dans sa sollicitude, avait bien voulu lui procurer une compagne. C’est, comme le révèle Serge Tisseron, pourquoi il éprouva le besoin de peupler « son monde nocturne et ses récits mythologiques d’objets anthropomorphes qui parlent et qui raisonnent, d’images qui vieillissent et qui peuvent rendre des services, et de faux humains qui sont en réalité des dieux ou des esprits. »

Jean-Louis Gérôme, Pygmalion et Galatée
Il a même voulu concrétiser son rêve et a entrepris de créer des êtres de chair et de sang appelés à vivre à ses côtés. Prométhée défie Zeus en modelant des hommes dans l’argile et Pygmalion sculpte dans l’ivoire la sublime Galatée dont il tombe éperdument amoureux ; le rabbin Loew façonne le Golem dans la glaise afin qu’il défende la communauté, le baron Frankenstein parvient à assembler sa Créature et, dans Metropolis de Fritz Lang, l’inventeur Rotwang donne vie à son chef-d’œuvre : le robot Maria.

Héritiers des automates du XVIIIème siècle, de celui de Méliès dans Hugo Cabret, capable de dessiner, et des robots industriels assujettis au travail à la chaîne, ces nouveaux compagnons que l’homme s’est fabriqués se sont complexifiés et ont, d’une certaine manière, pris leur indépendance. Grâce à l’électronique, leurs cerveaux ont développé des réseaux de neurones qui décuplent leurs puissances. D’abord simples outils, ils se sont retrouvés dotés de raison, et bientôt de conscience, avant de pouvoir se passer de corps, de devenir purs esprits. Puis, non contents de ne plus avoir besoin d’être incarnés, ils se sont mis en réseau, communiquant entre eux, défiant le temps et se déployant sur toute la surface du globe.

Fruits de la convergence des technologies, ces créatures, qui conquièrent le langage humain, relèvent de l’informatique bien entendu, mais aussi bien des recherches en nanotechnologies, neurosciences, biotechnologies, linguistique… et de l’ensemble des connaissances encyclopédiques, sans parler de l’éthique qui devient une préoccupation majeure. Reste à savoir si l’homme "hyperconnecté" échappera grâce à elles à sa solitude...

Dialogue

Qu'un ami véritable est une douce chose.
Jean de la Fontaine, Les deux Amis

Du tam tam à l’écriture, et du téléphone au tchat, les hommes ont conçu des moyens de plus en plus sophistiqués pour échanger, se relier les uns aux autres. On en arrive aujourd’hui à converser avec tout le monde, avec des kyrielles d’amis anonymes, à tel point qu’on ne sait plus s’il y a vraiment quelqu’un "au bout du fil", ou bien s’il s’agit d’une machine. Et les vrais interlocuteurs, tout personnalisés qu’ils soient, ne semblent parfois guère plus humains que bien des robots. Qu’il s’agisse de s’informer de l’horaire de train ou de se former à distance, la communication s’établit au détriment de la relation à l’autre. Le mythe du dialogue avec les machines implique que celles-ci peuvent penser. N’y aurait-il pas là duperie, comme avec ces automates qui cachaient un nain dans leur piédestal ? Le dialogue reste conditionné à un contrôle à distance ou au choix d’une programmation, aussi subtile soit-elle. Et, faute d’un véritable répondant, on en est souvent réduit, par-delà l’accès à certaines informations utiles, à se parler avec soi-même, avec ses désirs et ses propres représentations.

Le besoin de se relier avec des consciences immatérielles n’est pas propre à notre époque. La prière, la révélation spirituelle, l’inspiration, la lecture ou la contemplation d’une œuvre sont autant de voies pour communiquer avec l’invisible, établir un contact. Les contes font intervenir des fées et toutes sortes de génies. Le spiritisme permet d’interroger les morts… Il est certain que, outre la possibilité de parler, de communiquer, l’homme éprouve le besoin d’une présence. Plus que simplement penser, il semble qu’il faudrait que la machine soit aussi capable de ressentir, que l’on puisse avec elle partager des émotions, des sentiments.

Empathie

Plus nous pourrons modifier le comportement des machines en interagissant avec elles, plus nous allons nous y attacher.
Laurence Devillers, Des robots et des hommes

On a de fait de tout temps entretenu des relations avec des objets ou des êtres dénués de raison. L’animisme leur accorde volontiers une âme. Au Japon notamment on participe à la vie affective des paysages, des montagnes, des fleuves ou des rivières, des arbres ou des animaux, tout autant qu’à celle des esprits. Plus prosaïquement, on insulte la pierre contre laquelle on bute ou l’appareil récalcitrant qui s’acharne contre nous, on confère un nom et une personnalité à sa voiture, et les enfants maternent affectueusement leurs doudous, sans parler du porte-clés dont le héros de I love you de Marco Ferreri tombe amoureux, d’un certain blouson en daim ou d’un réfrigérateur... Jusqu’à ce que ces objets prennent vie et conscience, tels Pinocchio, le petit androïde d’AI intelligence artificielle, le petit héros Astro Boy ou la poupée gonflable du film Air Doll de Kore-Eda.

Erica, robot japonais destiné à présenter le journal télévisé
Zora, un robot pour les maisons de retraite
Peu à peu les robots prennent place dans notre environnement quotidien et partagent notre intimité. La multiplication des objets dits intelligents, les biocapteurs, la géolocalisation, la reconnaissance faciale… permettent désormais d’aller au devant des besoins et des désirs. Comme ces portes qui s’ouvrent à notre approche, le traitement de texte prévoit ce que l’on veut dire avant qu’on ne l’ait exprimé. L’intelligence artificielle devient capable, non seulement de savoir ce que l’on dit, mais également de prédire là où l’on veut en venir. Elle peut préparer une réponse ou savoir quand vous interrompre pour répondre plus rapidement à une demande, ou profiter d’un silence pour poser une question et préciser un point auquel vous n’avez pas pensé.

Les mimiques faciales, le ton de la voix… permettent désormais à la machine de simuler, de faire étalage d’émotions. Les robots de compagnie portent assistance aux personnes âgées, ou aux enfants autistes qui sembleraient faire davantage confiance à un robot qu’à une personne humaine, tandis que Serge Tisseron rapporte le cas de cette vieille dame à laquelle on a proposé un robot pour l’aider dans ses tâches quotidiennes et qui exprime ses émotions : « Que cela va m’impressionner quand ce charmeur va me toucher, me regarder… » Reste à savoir dans quelle mesure ce sera la machine qui s’adaptera au langage de l’utilisateur, ou bien si c’est celui-ci qui, déshumanisé, adoptera celui du robot ?

Prise de pouvoir

Je pense que le développement d’une intelligence complète pourrait mettre fin à la race humaine. Les humains, limités par une lente évolution biologique, ne pourraient pas rivaliser et seraient dépassés.
Stephen Hawking, interview à la BBC, 2015

La déconnection de l'ordinateur Hal dans 2001 : l'odyssée de l'espace
La morale, définie par les fameuses lois d’Asimov (« Un robot ne peut porter atteinte à un être humain… ») ou par une hypothétique législation internationale, postule pour la défense de l’intégrité humaine. Mais les systèmes informatiques ne font que reproduire les convictions et desseins de ceux qui le conçoivent. On connaît le précédent de l’ordinateur Hal qui, dans 2001 : l’odyssée de l’espace, élimine ses co-passagers au nom d’intérêts supérieurs. Qu’en sera-t-il lorsque ces nouveaux "compagnons" digitaux seront élaborés par des criminels ou des terroristes, qu’ils acquerront leur autonomie, qu’ils percevront et analyseront les données de l’environnement et prendront de leur propre chef des décisions en conséquence ?

Ils auront alors la faculté d’apprendre et pourront perfectionner indéfiniment leur démarche. À la manière de la créature de Frankenstein ou des robots de loisir de Westworld dont la mémoire s’imprime dans leurs circuits à chaque réinitialisation, ils se créeront une conscience. Tandis que les humains, formatés par ces nouvelles technologies, se transformeront en robots qui s’ignorent à l’égal des habitants du Meilleur des mondes, ou d’ores et déjà des citoyens de certains régimes politiques.

Livres

. Laurence DEVILLERS, Des robots et des hommes , Plon, 2017
. Serge TISSERON, Le Jour où mon robot m'aimera - Vers l'empathie artificielle, Albin Michel, 2015

FILMS

. Alex GARLAND, Ex Machina , 2015
. Steven SPIELBERG, A.I. Intelligence artificielle , 2001
. Kike MAILLO, Eva , 2012

 

Programme 2019-20

 

Her

USA  - 2014 - 120 minutes - couleurs - VO

Réalisation : Spike Jonze
Scénario : Spike Jonze
Image : Hoyte Van Hoytema
Musique : Arcade Fire
Interprètes : Joaquin Phoenix (Theodore Twombly), Amy Adams (Amy), Chris Pratt (Paul), Rooney Mara (Catherine), Scarlett Johansson (Samantha)

SUJET
Los Angeles, dans un futur proche. Theodore Twombly, écrivain public, met sa sensibilité au service des autres en rédigeant leurs lettres intimes. Mais il reste inconsolable de sa rupture avec Catherine. C’est alors qu’il installe sur son ordinateur un nouveau système d'exploitation auquel il accorde une voix féminine et qui s’attribue le nom de "Samantha" : un logiciel capable de s'adapter à la personnalité de chaque utilisateur. Theodore se connecte, engage le dialogue et en arrive à ne plus pouvoir vivre sans cette nouvelle compagne, intelligente, intuitive et joviale, tandis que le programme de Samantha se développe et s’enrichit de nouveaux besoins et désirs. Leur relation ne tarde pas à devenir amoureuse, et bientôt passionnée.

Mais la simple humanité de Theodore parviendra-t-elle à suivre les progrès de sa partenaire numérique ?