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habiter les champs

mardi 30 novembre, 20h : Film
  Au nom de la terre France, 103 min.) de Edouard Bergeon, avec présentation et débat en présence de Louis Mathieu, président de l'association Cinéma Parlant et de Etienne Heulin, de la Confédération Paysanne
Cinéma Les 400 coups, 2, rue Jeanne Moreau, Angers
Tarifs habituels aux 400 Coups : 8,20 €, réduit 6,60 €, carnets 5,40 € ou 4,80 €, moins de 26 ans 6 €, moins de 14 ans 4 € - tarif groupe, les matins  également, sur réservation (02 41 88 70 95) : 3,90 € 

jeudi 9 décembre, 18h30  : Film documentaire 
La Grâce du sillon de Cyril Le Tourneur d'Ison (France, 51 minutes) .
Projection présentée par le réalisateur et David Montembault, enseignant-chercheur en paysage, Agrocampus ouest

Le monde rural est en pleine métamorphose depuis la fin de la civilisation paysanne. La mémoire du paysage mayennais conserve la trace d'héritages anciens. Mais cette mémoire est menacée, et le paysage s'efface peu à peu. Car ces traces se dégradent au fur et à mesure des transformations anthropiques de l'espace.
Le 122, Tiers-Lieu, 122 rue de la Chalouère, Angers
Gratuit, Restauration sur place

lundi 13 décembre, 18h30 : Conférence
De quoi Gaïa est-elle le nom ? (mythe et actualité) par William Pillot, maître de conférences en histoire grecque antique, Université d'Angers - Rattaché au TEMOS (CNRS)

Métamorphoses et relectures d'une déesse antique devenue concept scientifique.
Du poète Hésiode au philosophe Bruno Latour, le nom de Gaïa a recouvert plusieurs réalités illustrant l'évolution du rapport des hommes à la Nature. Cette conférence interrogera les modalités de transmissions et d'évolutions qui ont permis de faire passer Gaïa du statut de déesse Mère dans l'Antiquité grecque à celui de concept philosophique à l'ère de l'Anthropocène.

ESTHUA, Université St-Serge, 7, allée François Mitterrand, Angers
Gratuit

jeudi 16 décembre, 20h  : Conférence légendaire  
Contes et légendes des travailleurs de la terre  par Geoffrey Ratouis, docteur en histoire

Le néolithique constitue la première et, sans doute, la plus importante révolution de l'aventure humaine. La découverte de l'agriculture et la domestication des animaux ont fait du nomade un sédentaire, intrinsèquement attaché à ce pays d'où il puise sa subsistance. Et si du fruit du travail de la terre sont nés les fondements de nos civilisations, les contes et légendes y puisent également leurs plus profondes racines.
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit

Commentaires

Textes de Philippe Parrain

Nous avons vu avec Cinélégende comment l'homme, qui à l'origine appartenait à la nature et vivait en symbiose avec elle, peut aujourd'hui se retrouver coupé de cette source vivifiante, rejeté dans un environnement hostile, amputé de lui-même.

L'Âge d'or pourtant promettait l'abondance, lorsque, comme le rappelait Ovide, " la terre, sans être labourée, produisait des moissons, et le champ, sans être travaillé, blondissait sous de lourds épis, lorsque coulaient des fleuves de lait et des fleuves de nectar, et que l'écorce des chênes distillaient des gouttes de miel blond ". Mais ces jours bénis ne sont plus. L'homme s'est vu " chassé du jardin d'Éden, pour qu'il cultivât la terre d'où il avait été pris ". Il lui a fallu prendre possession d'un terroir, y imposer sa domination, l'entretenir et le valoriser. Et, en retour, pour se nourrir, recueillir les fruits qu'une terre généreuse dispense au centuple.

Au nom de la terre

Fils et petit-fils de paysans, Édouard Bergeon avait déjà réalisé un documentaire, Les Fils de la Terre, où il dressait un constat accablant sur le quotidien des agriculteurs français d’aujourd’hui qui, tributaires de la course aux rendements, se trouvent pris dans l’engrenage des investissements et des emprunts. Il s’empare avec ce film de fiction de son histoire personnelle et familiale. Á la façon d’une saga familiale, le film porte un regard humain sur l’évolution du monde agricole de ces 40 dernières années. Le réalisateur mentionne à la fin le fait qu’en France un agriculteur se suicide chaque jour.

Guillaume Canet a pris à bras le corps son rôle de paysan et s’est emparé physiquement du personnage du père d’Édouard Bergeon au point de lui ressembler, comme le prouvent les images qui, en conclusion, rendent hommage à celui-ci.

Le film a été tourné dans le cadre d’une ferme des Alpes Mancelles, au nord de la Mayenne.

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Thèmes mytho-légendaires

Nous savons au moins ceci : la terre n’appartient pas à l’homme ; l’homme appartient à la terre. Cela, nous le savons. Toutes choses se tiennent comme le sang qui unit une même famille.
Seattle (v. 1786-1866), chef amérindien de la tribu Duwamish

Le titre le dit, la première image (ce champ sur lequel se détache au loin la silhouette d’un homme) l’affirme : le véritable sujet du film est la terre. Une terre grasse, une terre cultivée, labourée, lacérée ; une terre humanisée en dépit des scrupules d’un Karamakate qui, dans L’Étreinte du serpent, proclame la virginité de la nature, et de la crainte que La Terre outragée fait planer en laissant augurer une fatale atteinte à l’environnement : une terre sacrifiée.

Il n’en reste pas moins que Au nom de la terre pourrait aussi bien se dire Au nom de la mère : une invocation pour ainsi dire religieuse à celle qui, broyée par les épreuves, maintient l’unité de la famille et qui représente en même temps la Terre-Mère. Et pourquoi pas Au nom du père si l’on considère que le film rend hommage à ce personnage de père qui, sans être "fils de Dieu", a souffert, a été éprouvé dans sa détermination, est mort, a été enseveli et dont la mémoire se trouve perpétuée… Un père dont le film interroge, avec compassion, la justesse du combat.

l'homme de la terre

L’homme, enfant et fruit de la terre,
Ouvre le flanc de cette mère
Qui germe les fruits et les fleurs,
Comme l’enfant mord la mamelle,
Pour que le lait monte et ruisselle
Du sein de sa nourrice en pleurs !

Alphonse de Lamartine, Les Laboureurs,
Jocelyn

Cet homme, que l’on voit arpenter le champ, s’avance d’un pas décidé, mais trébuchant. Surgi du sillon, né de la terre qu’il foule, il semble faire corps avec elle, jusqu’à vouloir chuter et retourner en son sein. Appartenant à l’espèce homo, il est consubstantiel avec l’humus, avec la terre féconde. La Genèse avait bien annoncé à Adam que sa vie serait désormais tributaire de la culture du sol, « jusqu'à ce que tu retournes dans la terre, d'où tu as été pris ; car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière. »

Il est vrai que, dans bien des traditions, l’homme est réputé avoir été créé, modelé dans l’argile, la glaise ou la boue humide des marécages. Le mot hébreu ‘adamah signifie "terre", et la Bible nous dit bien que c’est « de la poussière d’’adamah » que celui qui s’appellera Adam a été formé. Lorsque la Kabbale ambitionne de retrouver le secret de l’homme primordial, elle répète le geste de Dieu en modelant le Golem à partir d’argile rouge. Ce qu’elle engendre alors est une matière première inanimée. C’est en lui insufflant l’esprit divin qu’elle lui donne la vie.

Déjà, en Mésopotamie, c’est en mêlant à de l’argile le sang d’un dieu sacrifié que la déesse Mami a formé les premiers êtres humains à charge pour eux de prendre la place des dieux pour les libérer de la contrainte du travail, tandis qu’au contraire, en Grèce, c’est pour rivaliser avec les dieux que Prométhée crée l’homme en prenant de la terre et de l’eau. Chez les Égyptiens, c’est Khnoum, le dieu à tête de bélier, qui façonne l’homme sur son tour de potier. Et les traditions amérindiennes rapportent qu’avant d’émerger à la surface du sol, les Hopis, les Iroquois ou les Navajos vivaient originellement sous forme embryonnaire à l’intérieur de la Terre.

De même Jésus et Mithra sont nés au sein de grottes. Et c’est la terre qui réengendre l’humanité lorsqu’après le déluge Deucalion et Pyrrha jettent des pierres derrière eux. La terre est souvent conçue comme une seconde mère qui, comme pour le géant Antée, confère force et vigueur, ou d’où les morts resurgissent au jour de la Résurrection.

Ce sont encore ces champs sur lesquels s’attarde le regard de Pierre lorsque, au début du film, il revient vers sa terre. Il s’agit bien sûr de la ferme patrimoniale, mais aussi de la Femme, en tant qu’incarnation de la Déesse-Terre, sa femme qu’il rejoint aussitôt.

implantation

Ce qui a été le mieux dépeint dans les westerns, c’est la terre.
John Ford

Dans cette vallée de nos rêves, nous allons construire nos foyers.
Raoul Walsh, La Piste des géants


Le réalisateur voulait que le film ait le souffle d’un western moderne, que l’on ressente la noblesse de la terre et du métier d’agriculteur, et que l’on ait du plaisir à y voir les personnages sillonner et apprivoiser le paysage, à moto, en voiture, à vélo, en tracteur ou à cheval : une façon de s’établir sur le territoire.

C’est d’emblée en héros de western, revenu des grandes prairies américaines où tout est démesuré, que Pierre se présente. Chevauchant fièrement sa moto, au rythme entraînant d’un blues, il file à travers une campagne typiquement française, à la façon de ces pionniers du XIXe siècle, conquérants d’un territoire encore sauvage : l’Ouest, le wild. Sa qualité de figure mythique du cinéma se confirme lorsque son nom apparaît sur le boîtier d’une cassette vidéo. On pense tout de suite à ces justiciers qui défendent les petits éleveurs contre les grands propriétaires de bétail qui se sont accaparé les meilleures terres…

Il ne tarde donc pas à prendre possession de la ferme, de la même façon dont, à peine arrivé, il reprend possession, à la hussarde, sur la table de la cuisine, de Claire, cette femme qui l’attendait. À la façon de John Wayne au début de La Prisonnière du désert, il retrouve la douce quiétude du foyer, du home : la ferme et la femme, la terre et le foyer... Mais on sait quel sort, dans ce western, était réservé au ranch et à ses occupants… Il n'y aura pas d'attaque d'Indiens, mais la famille de Pierre ne sera pas davantage épargnée. On pourrait encore évoquer ces traditions qui associent la sexualité à la fertilité de la terre, et ce sont bien des champs regorgeant de beaux épis mûrs que l’on découvre à la suite de la scène d’amour.

Il ne reste plus à Pierre qu’à concrétiser son acte de propriété en signant l’acte de vente avec son père : l’importance de la transmission, du passage des générations souligne la sacralité de la terre. « L’important, c’est que ça reste dans la famille. » Mais, si l'on considère le regard que Jacques jette à son fils tout heureux de son acquisition, cela n’exclut pas la méfiance, une méfiance soulignée par la dissymétrie entre les deux couples : les parents unis, la mère (la "fumelle" pour reprendre le mot que Jacques utilisera plus tard pour parler de sa belle-fille) debout derrière le paternel, et Claire qui arrive, toute guillerette, en retard, pour aller s’asseoir près de son jeune mari.

Pierre arrive aux Grands Bois en conquérant, sûr de sa valeur, déterminé dans ses projets. On sait pourtant l’importance du respect dû aux traditions ancrées dans le sol, telles qu’elles sont ici incarnées par le personnage du père. Platon expliquait déjà qu’un législateur qui veut s’imposer sur une terre a tout intérêt à respecter les dieux et sanctuaires locaux en se les appropriant, et en se gardant bien de les rejeter. C’est ainsi que la Gaule a pu être christianisée en perpétuant les cultes rendus aux sources et aux pierres et en attribuant des noms de saints aux anciens dieux et héros. Certes les Etats-Unis n’en ont pas toujours usé ainsi vis-à-vis de leurs populations autochtones, quoique...

Après tout, le nom choisi pour la ferme : les “Grands Bois”, ne pourrait-il pas désigner un ancien lieu sacré, ancré dans une tradition locale ? Il n’y a plus de bois auprès de la ferme ; mais cet arbre par-delà le champ, au pied duquel Pierre va se réfugier et s’abandonner, ne pourrait-il pas en être un ultime vestige ?

maîtriser la nature

La nature, pour être commandée, doit être obéie.
Francis Bacon, Novum Organum

Tout de suite après la signature, Pierre veut assumer son rôle de héros de western en parcourant, cette fois-ci à cheval, son nouveau domaine. Et la transition est immédiate : la ferme, qu’il observait d’abord de haut et de loin, se retrouve filmée du même point de vue et sous une même lumière, mais soudain, comme par un tour de passe-passe, flanquée de nouveaux bâtiments. Il est désormais accompagné par son fils à qui il transmet les gestes du métier. Maître des lieux qu’il valorise, il s’affirme également comme chef de la famille auprès de laquelle il assure son autorité.

Du haut de son tracteur, il sillonne les champs. Il multiplie le nombre de ses chevreaux. Il entretient la bonne humeur de sa femme et de ses enfants. En bon entrepreneur, il négocie auprès de son banquier… Il entend gérer au mieux son exploitation et, en fait, maîtriser la nature elle-même. La domestiquer ou bien la museler ? On s’aperçoit vite que pour lui, comme pour beaucoup d’autres, la culture de la terre devient plus une démarche de possession que d‘amour : un viol, ou plus exactement un inceste, voire pire si l’on en croit le chaman amérindien Smohalla : « Vous me demandez de labourer. Dois-je prendre un couteau et déchirer le sein de ma mère ? »

Il n’en reste pas moins que la tâche s’avère exigeante. Il s’agit pour Pierre d’un combat contre les éléments, qu’ils soient naturels ou financiers. La terre inspire à Bachelard les "rêveries de la volonté" dans la mesure où elle impose une résistance, une opposition. Elle demande à être travaillée, forcée, et elle suscite « la colère qui anime le travailleur contre la matière toujours, primitivement rebelle ».

Mais le défi que se lance ce nouvel "entrepreneur" semble bien au-delà de ses forces et de sa fierté. C’est seul qu’il entend s’imposer, sans demander quoi que ce soit à son père. Il tient à rester debout, seul contre tous, plus fort que la maladie. La seule solution pour lui, c’est d’aller de l’avant, de voir toujours plus grand, tout en s’enfonçant dans l’endettement. En attendant de devoir affronter les aléas de la technique et du mauvais sort.

une figure de géant

Mulat-Barbe [substitut de Gargantua] était un paysan venu à Gèdre du temps où il ne neigeait pas sur les Pyrénées. Il avait d'abord labouré le quartier d'Au-delà les Moulins, puis au-dessus du chemin de Heas, les montagnes de Camplong et de Coumély, enfin le haut plateau de l'Alhet d'Estaubé - aujourd'hui recouvert de cailloux mais autrefois très fertile. Il y avait fait pousser le seigle.
Mulat-Barbe était de très haute taille et il faisait de grandes enjambées. Il fauchait assis sur un tabouret à trois pieds. Il coupait avec sa faucille et liait sept javelles sans déplacer son trépied.

Christian David, Bulletin de la Mythologie Française, n° 176

Transposé sur notre territoire, ce héros du Nouveau Monde qu’incarne Pierre prend la dimension d’un géant. Un peu à la façon dont Rabelais élève des rivalités de voisinage au rang de l’épopée, et héroïse ainsi son personnage, le grant et enorme geant Gargantua : ce Gargantua qui, avant d’être un personnage littéraire, appartenait aux traditions populaires de la France, dont il a modelé les paysages et où il a multiplié ses exploits.

Lorsque le réalisateur change son propre nom, Bergeon, en Jarjeau, il nous introduit dans la famille de ce mythique géant, ou "gaïant" comme on disait autrefois. Il s’avère en effet qu’il faille assimiler le son "j" (ou "ge") au son dur "gu". C’est ainsi que la ville du Loiret Jargeau est un ancien Gargogilum, tandis que Gargantua est réputé avoir créé l'étang Gargeau à Esves-le-Moutier en Touraine. C’est de cette même façon que l’ancien français "gart" a donné aussi bien "jardin" qu’en anglais "garden ".

Il faut souligner aussi que Gargantua est intimement associé aux pierres qui jonchent le territoire: rochers qu’il a lancés, menhirs qu’il a déposés, cailloux tombés de sa chaussure, parois rocheuses où il a laissé son empreinte… Il n’est pas indifférent de constater que notre héros se prénomme Pierre. Et, comme son modèle mythologique, il ne cesse de modeler le paysage en implantant prétentieusement de nouveaux bâtiments que son fils et son copain découvrent de loin, mais non sans suspicion : « Ça fait jaser. Il y en a qui disent… ».

Ce fils de la Terre, de la déesse grecque Gê (ou Gaïa), entend se fortifier, tel le géant Antée, au contact de sa mère. Et il en aurait bien besoin lorsqu’il entreprend des travaux qui dépassent les capacités d’un homme. Il se projette au-dessus de sa condition, et en arrive à utiliser le mot "paysan" en tant qu’insulte, pour désigner cet autre fermier qui ose le soupçonner d’escroquerie à l’assurance : « Putain de paysan ! ».

émergence de la tragédie

Le ciel rabaisse toujours ce qui dépasse la mesure.
Hérodote

Pierre, tout valeureux qu’il soit, s’attaque décidément à plus fort que lui : le titanesque "Système" qui broie les paysans. Il dédaigne la mise en garde de Claire, dont le nom suggère pourtant la lucivité, et l’avis plein de sagesse de son père. C’est alors que l’Ennemi prend forme humaine : semblable au Diable tentateur dans les contes, le représentant au sourire enjôleur apparaît providentiellement dans sa voiture. Il l’appâte en lui promettant monts et merveilles, et l’incite à faire de nouveaux investissements afin de pouvoir « sortir de l’ornière ». Pierre se retrouve du même coup pieds et poings liés face à ses créanciers. On croirait entendre Méphistophélès : « Ici, je suis à ton service, Mais là-bas tu seras au mien. » Il se laisse ensorceler par ces beaux propos, ignorant la méfiance de son fils qui le met en garde : « C’est qui lui ? »

De fait, la famille goûte au bonheur : la soirée de Noël, l’anniversaire, la visite de la nouvelle installation, la baignade… Jusqu’à cette panne qui apporte la dimension tragique : avec 20 000 poulets à nourrir à la main, les conflits se font jour, jusqu’à ce que Pierre laisse éclater sa révolte contre le père. Tandis que la vie reprend, harassante, la tension reste palpable. Du haut de sa moissonneuve, il met à nu toute l’étendue de ses champs pour engranger toujours plus de blé. Sa fougue n’a d’égale que les insatiables exigences de la ferme.

Jusqu’au jour où Claire découvre le colosse terrassé au beau milieu du poulailler... On pourrait évoquer des personnages mythologiques, comme le géant Gration, un des fils de Gaïa qui osèrent défier le pouvoir des dieux, qu’Artémis, la garante de l’équilibre naturel, abat d’une de ses flèches.

Tel est le sort qui, pour les Grecs, est réservé à l’homme dominé par la démesure. Et cette démesure, l’hybris, est le propre de Dionysos, le dieu de la folie et de tous les excès, capable d’entraîner ses fidèles dans une fureur meurtière, et dont les festivités sont à l’origine de l’essor de la tragédie.

La situation dans le film s’emballe lorsque Thomas se défoule en dansant frénétiquement, avant de faire le fou avec ses amis sur les motos. Et elle explose lorsqu’ils découvrent l’embrasement, au coeur de la nuit, du bâtiment d’élevage. C’est pour Pierre qui se démène dans les flammes l’apothéose d’une frénétique volonté de puissance. Dans la tragédie d’Euripide Les Bacchantes, Dionysos répond bien, non sans gourmandise, à Penthée qui lui demande à quel moment on célèbre son culte : « La nuit, le plus souvent : l'obscurité a quelque chose de grand. »

Penthée finit en étant massacré, déchiqueté par les femmes qui célèbrent le dieu du délire mystique, et Cadmos ne peut que déplorer la mort de son petit-fils. Au petit matin, c’est le père qui vient constater le désastre. Pierre, lui, est toujours vivant mais, au retour du tribunal, il est absent, totalement vidé de lui-même. Il n’entend plus ce que Claire lui dit. Puis il tire les rideaux et se couche comme pour s’enfoncer dans l’obscurité du tombeau, au point de devenir un "zombie" comme Claire le note dans son agenda. L’exploitation s’en trouve gravement fragilisée. Tout doucement, alors qu’au grand jour la vie continue, que Thomas et Mehdi ensemencent et que Claire veille au grain, il va se laisser glisser vers l’hiver.

Il régresse, et c’est symboliquement vers le sein maternel qu’il se retourne : il plonge dans ses souvenirs, marche dans la terre en emportant la photo de sa mère, et il se blottit contre le tronc d’un arbre, comme sur le ventre de Mère-Nature. Il se laisse guider, porter pour ainsi dire par son fils, puis laver par sa femme. La ferme repose, inanimée, fantômatique, au coeur de la nuit.

la bonne mère

Le cœur rongé de tristesse, elle envoya une année terrible et funeste aux mortels : la terre ne produisit point de semences ; Déméter à la belle couronne les retenait dans les sillons. C'est en vain que les bœufs traînaient dans les champs le soc recourbé de la charrue ; c'est en vain que le froment le plus pur était répandu sur la terre.
Hymne homérique à Déméter

Face à la désolation, Claire, elle aussi, convoque ses souvenirs. Mais ce n’est pas vers la mère, passé révolu, qu’elle regarde ; c’est vers la mer qu’elle cherche à se resourcer, « la mer, toujours recommencée »,. Une mer qui engloutit les images de Pierre et Thomas, épanouis. En dépit de tout, pour Claire, comme le dit Paul Valéry, « il faut tenter de vivre ».

C’est bien elle qui fait vivre la maison, elle qui gère les comptes, soutient la famille et veille, impuissante, sur son mari. Mais il semble que Pierre n’a pas encore expié l’outrance de sa relation avec la terre. On pourrait à son sujet évoquer les relations mythique de Déméter et Iasion, "le semeur", modèle de l’agriculteur. Celui-ci, selon Hésiode, s’est uni charnellement « en un champ trois fois labouré » avec la blonde Déméter qui représente la terre fertile, les épis mûrs, la semence enfouie dans le sol et qui, ainsi, engendra Ploutos, "la richesse". Mais il dut expier : pour le crime d’avoir convoité « la plus illustre des déesses », Iasion succomba, foudroyé par Zeus.

Car il faut que la violence éclate. Peut-on parler pour Pierre de sacrifice ? Peut-être dans le sens où l’entend René Girard : un sacrifice fondateur à l’origine, sinon d’une société, du moins - on peut l’espérer - d’une nouvelle agriculture, et déjà de la réalisation de ce film édifiant qui retrace un véritable calvaire. Mais la véritable héroïne en reste sans doute Claire qui, toute de souffrance et de patience, en est le premier témoin. Elle se tient fermement auprès de son mari, elle le comprend et observe, impuissante, la machination dont il est victime. Et c’est finalement autour d’elle que s’organise le rite. Mais elle sera bien incapable de le soustraire à sa fin tragique.

La ferme est au repos, la terre en dormance. La neige recouvre tout doucement la nature. Les nuages passent, balayant les soucis. C’est pour Pierre le moment de rejoindre son rêve : l’Amérique. Le goût de l’espoir retrouvé, Claire, qui sait, ne peut pas dissiper son inquiétude, sa profonde affliction : « Dis, quand reviendras-tu ? » Elle le voit s’éloigner, s’enfoncer sous la ligne d’horizon. Il ne reste plus qu’à déblayer les restes du hangar, et la nécessité de partir loin, très loin. Mais il n’est pas possible d’effacer un passé qui colle à la peau. Une bouffée de rires, de chaleur familiale. Un ultime répit, une chanson qui parle de « naître à nouveau ». Et le dernier repas, avant l’accomplissement du destin…

 

Une coïncidence illustre la priorité de la présence de la Femme : à proximité de la ferme où a été tourné le film, un lieu légendaire, La Chapelle du Chêne, commémore un acte de conquête sur les énergies instinctives et incontrôlées  :

La pietà dans la chapelle du Chêne, à Saint-Martin-de-Connée (53)

Un seigneur avait choisi, pendant les troubles de la Guerre de Cent Ans, de placer son domaine sous la protection de la Vierge. Pour ce faire, il installa une statue dans un chêne : une pietà représentant Marie,
mater dolorosa, tenant sur ses genoux le corps sans vie de son Fils.
Deux siècles plus tard, un mécréant notoire, passant par-là, fut attaqué par un taureau furieux. Se sentant perdu, il implora la Vierge et fit le vœu, s’il était sauvé, de lui faire bâtir en ce lieu une chapelle. Aussitôt le taureau s’apaisa. La chapelle qu’il édifia autour du chêne, avec la pietà lovée dans un creux matriciel, est depuis devenu un lieu fréquenté de pèlerinage où les ex-voto évoquent de multiples guérisons.
Nombreux sont ces lieux où l’on vénère des statues de la Vierge miraculeusement découvertes, enterrées (à Nantilly de Saumur…) ou dans un buisson (à Saint-Georges-des-Gardes…). Ils témoignent de la persistance, par-delà la christianisation, de cultes adressés à la Terre-Mère. Peut-être faudrait-il implorer celle-ci pour endiguer l’exploitation inconsidérée de la Terre ?

la terre de l'homme

appropriation du territoire

Aucun arbuste des champs n'était encore sur la terre, et aucune herbe des champs ne germait encore : car l'Éternel Dieu n'avait pas fait pleuvoir sur la terre, et il n'y avait point d'homme pour cultiver le sol. Mais une vapeur s'éleva de la terre, et arrosa toute la surface du sol. L'Éternel Dieu forma l'homme de la poussière de la terre, il souffla dans ses narines un souffle de vie et l'homme devint un être vivant.
Puis l'Éternel Dieu planta un jardin en Éden, du côté de l'orient, et il y mit l'homme qu'il avait formé. 

Genèse, II, 5-8

Lorsque l’homme néolithique est devenu sédentaire, il s’est trouvé attaché à la terre, à une terre dont il tira sa subsistance. Et il dut pour cela se rendre maître d’un territoire, en commençant par le délimiter : acte symbolique qui, au-delà de signer la propriété, marque la frontière entre le domaine civilisé et les espaces demeurés sauvages. C’est ainsi que Romulus délimita l’enceinte de Rome en creusant avec une charrue un sillon. Pour fonder Carthage, sa nouvelle capitale, Didon obtint autant de terres qu'il en pourrait tenir dans la peau d'un bœuf. Elle parvint à faire découper celle-ci en lanières extrêmement fines, ce qui lui permit d’enclore un espace bien plus vaste que celui qui lui avait été poposé. La fée Mélusine renouvela, en Poitou, avec une peau de cerf, cet exploit pour circonscrire le territoire de Lusignan.

Saint Télo, vitrail de l’église de Landeleau (29)

Les moines de notre Moyen-Âge fixèrent de même les limites de leurs monastères. Saint Télo détermine par exemple l’espace de ce qui sera la paroisse de Landeleau et qui correspond à ce dont il a pu, chevauchant un cerf, faire le tour en une nuit. C’est cette délimitation entre espace humanisé et espace sauvage que perpétuent ces processions circulaires qui, telle la grande Troménie de Locronan, commémorent de tels cheminements fondateurs.

Ce n’est qu’une fois les frontières établies et le terrain clôturé et domestiqué autour de l’église ou de la ferme, que l’homme pourra entreprendre de le cultiver : nourrir la terre pour pouvoir se nourrir.

les rites agraires

Le printemps pour labourer et semer, pour que le grain soit fort au commencement de l’été, qu’il commence à être beau en automne et bon à récolter pour le commencement de l’hiver.
Bataille de Mag Tured, in F. Leroux, C. Guyonvac’h, Les Fêtes celtiques

Les sociétés rurales dépendent étroitement de la prospérité aléatoire des produits de la terre. Il est essentiel de s’assurer les faveurs des puissances qui les font croître et de conjurer les dangers qui les menacent. Tel est l’objet de tous ces rites et traditions, dictons, croyances et interdits qui expriment une sensibilité populaire proche de la nature et qui prennent le pas sur une pensée rationnelle.

Armand Leleux, La Fête des moissons

C’est ainsi que l’année se déploie au rythme des labours, semailles, moissons, fenaisons et, vendanges. À chaque étape, des fêtes stimulent la venue de la pluie, le mûrissement des grains ou la protection contre les maladies, et permettent de rendre grâces pour les récoltes engrangées. Carnaval ouvre l’année. Il accompagne le passage de l’hiver au printemps et célèbre dans l’exubérance générale le renouveau de la nature.

Mars était le dieu de la guerre. Il était aussi, et avant tout, celui de de la végétation et de la nature génératrice. Tout naturellement fêté au mois de mars, lorsque s’engageaient les campagnes militaires ou les travaux agricoles, il était également invoqué fin mai avec la circumambulation autour des terres cultivables des Ambarvalia, fête que l’Église a pérennisée sous la forme des Rogations, lesquelles entendent encourager la fertilité de la terre.

Sous toutes les latitudes, la fête des Moissons exalte la fertilité de la nature, tandis que les fêtes des Morts, avec les dernières récoltes et la fin des semailles, une fois la graine en terre, marquent le terme de l’année agricole : le rappel que le cycle de la vie implique la mise à mort et la résurrection périodiques d'un "dieu", d’un esprit de la végétation.

 

Livres

. René Girard, La Violence et le sacré , Grasset, 1974
. Emile ZOLA, La Terre , 1887
. Thomas TRYON, La Fête du maïs, 1973 .

Sur Gargantua : Sites en France

FILMS

. LEE Isaac Chung, Minari, 2020.
. Terence MALLICK, Les Moissons du ciel, 1978
. Mehboob KHAN, Mother India, 1956
. King VIDOR, Notre pain quotidien, 1934
. Alexandre DOVJENKO, La Terre, 1930
. Peter WEIR, The Mosquito Coast, 1986
. Cédric KLAPISCH, Ce qui nous lie, 2017
. Claude BERRI, Jean de Florette, 1986

Programme 2020-21

 

Au nom de la terre 

France  - 2019 - 103 minutes - couleurs

Réalisation : Édouard Bergeon
Scénario : Édouard Bergeon, Emmanuel Courcel, Bruno Ulmer
Image : Eric Dumont
Musique : Thomas Dappelo
Interprètes : Guillaume Canet (Pierre Jarjeau), Veerie Baetens (Claire), Anthony Bajon (Thomas), Rufus (Jacques), Samir Guesmi (Mehdi)

 

SUJET
Après s’être formé dans les gigantesques ranchs du Wyoming, Pierre, 25 ans, revient en France pour reprendre la ferme familiale et retrouver sa fiancée, Claire. Il a de grands projets pour valoriser le domaine.

Vingt ans plus tard, l’exploitation est prospère, et la famille s’est agrandie. C’est le temps des jours heureux. Mais les dettes s’accumulent et Pierre s’épuise au travail. Il doit faire face à l’adversité. Malgré l’amour de sa femme et de ses enfants, il sombre peu à peu…