carnaval et souillure
Les parias de l’occident avec Claude Gaignebet, professeur d’ethnologie, spécialiste de Rabelais et de folklore populaire.
Projection du film de J.-D. Lajoux, Les Pailhasses.
Faculté de droit, Amphithéâtre Amande (St Serge), 13, allée Fr. Mitterrand, Angers.
Participation aux frais : 1 €
Sans Toit ni Loi (105 min) d’Agnès Varda avec présentation et débat.
Cinéma 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95
Tarifs habituels aux 400 Coups : 7 €, réduit 5,80 €, carnets 4,90 € ou 4,30 €
télécharger le livret au format PDFJe suis une âme errante, une âme en peine ; je vague à travers les espaces en attendant un corps, je vais sur les ailes du vent, dans l’azur du ciel, dans le chant des oiseaux, dans les pâles clartés de la lune : je suis une âme errante.
Maxime Du Camp
Commentaire
La réalisatrice de O saisons, ô châteaux s'est toujours montrée attentive au jeu des saisons et à leurs implications : Cléo de 5 à 7 , qui devait être tourné en une journée, un 21 mars, équinoxe de printemps, l'a été le 21 juin, solstice d'été. Le Bonheur est un film purement estival qui débute en évoquant les feux de la Saint-Jean et qui se clôt sur des paysages automnaux ... Sans Toit ni Loi est lui fermement ancré dans l'hiver.
Agnès Varda tourne sans préméditation, et semble découvrir Mona, les lieux qu'elle traverse et les personnes qu'elle rencontre en même temps que nous. Mais il lui a fallu structurer les matériaux qu'elle rassemble : " C'est un instinct de survie qui m'a fait – après quelque trente jours de tournage – comprendre enfin le sens et la forme à donner au film » .
Sans Toit ni Loi s'affirme avant tout comme un film réaliste, crûment réaliste, qui mêle aux acteurs des " gens de la vraie vie », à la limite du documentaire.
Mythologies, vous me faites rêver
Une scène cependant alerte le mythologue en embuscade : le moment où l'actrice est agressée et littéralement projetée dans l'ordure, plongée dans la lie de vin. Il s'agit d'une scène emblématique de carnaval, tel qu'il est célébré dans l'Hérault. Agnès Varda affirme être tombée par hasard sur cette manifestation, et – faute de pouvoir la saisir sur le vif – l'a faite rejouer par ses protagonistes pour l'inscrire dans son récit : passage rapide et violent, inoubliable, déterminant dans la narration, fruit d'un de ces hasards, qui en fait n'en sont pas, et qui dans la création artistique concourent à la plénitude et au sens d'une œuvre.
Osons donc et n'hésitons pas à avancer nos propres clefs, qui bien entendu n'en excluent aucune autre.
Thèmes mytho-légendaires
A contre courant, je sors de l’enfer...
(chanson de Valérie Lagrange, citée dans le film)
Dès que l’âme se sépare du corps, aussitôt qu’elle en est sortie, elle doit aussitôt se rendre là et passer par cette fosse.
Le Roman d’Eneas (XIIème siècle)
Mona naît, telle la Vénus de Botticelli, de la mer. C'est également le cas de la fée Morgane (muirgen, mori-gena, littéralement “née de la mer”), des morgans ou des sirènes, toutes créatures d'un autre monde.
Mais c'est surtout de la terre, du fossé qu'elle surgit et vers la terre qu'elle retourne, avec la construction en boucle du film (flash back) et la récurrence de cette image symbolique : un tertre, lieu de passage pour les Celtes entre ce monde et l'autre, environné de brumes flottantes (les “vapeurs méphitiques“ qui signalent la proximité des Enfers ?), et surmonté de deux cyprès, emblématiques de nos cimetières ; entre ceux-ci une ouverture, une “porte“ est ménagée, un “mont de Vénus“ comme le consigne P. Duplessis à propos de la porte des Enfers : " On avait l'impression d'une montagne fendue : les cimes se touchaient, mais il y avait au fond une fissure par laquelle il devait passer. »
Si les âmes des morts sortent en Carnaval, c’est que les portes de l’au-delà leur sont ouvertes. A Rome, on le sait, on procédait à cette époque à l’ouverture du Mundus, du monde souterrain (…) Mais ces âmes ne peuvent pas voyager n’importe quand. En attendant une période propice, elles vont connaître une saison en enfer ou au purgatoire.
Claude Gaignebet, Le Carnaval
Les spectateurs et moi savons qu’elle est morte
On découvre Mona dormant dans un cimetière. Elle est morte dès l'ouverture du film, et si elle revient, c'est peut-être pour s'attarder le temps d'un hiver, dans l'attente de l'instant propice pour que son âme rejoigne l'au-delà. Appartient-elle à notre terre, ou ne doit-on pas la considérer comme une "Dame de l'Autre Monde"?
Elle n'est là pour nous qu'en tant qu'esprit vagabond. Avant et après, elle n'a pas d'existence visible, et elle ne laisse pas plus de traces qu'elle n'a d'acte de naissance. Elle a à peine un nom (le reflet, dans un des nombreux miroirs du film, du mot “mona“ donnerait “a-nom“, "sans nom" ). Cet être d'outre monde, pendant un temps, arpente notre terre, côtoyant les humains sans se mêler à eux, sans franchir leurs portes ou leurs fenêtres, sans pénétrer sous leurs toits ni se soumettre à leurs lois". "La vraie place de Mona est d'emblée celle du mort." , précise René Prédal..
Ne dit-on pas que cette période hivernale est celle où les esprits viennent hanter nos campagnes ? Et ce sont bien ceux-ci qui, à la fin, surgissent pour reconduire Mona de l'autre côté et ainsi permettre à l'année de reprendre son cours.
Le calendrier s'impose : le film se termine le mercredi des Cendres, lendemain du Mardi-Gras et jour de la fête des Pailhasses. On pourrait supposer qu'en remontant de quelques semaines, durée de cette errance, on tombe sur cet autre grand moment de l'année : le solstice d'hiver, Noël, émergence du sein de Maria (“les mers“ en latin), naissance divine dont le versant terrible a déjà été souligné par Cinélégende à propos de l'ogre : un passage dans le creux, dans la désespérance de l'année, symbolisée au début du film par ces " ceps noirs qui ne promettent rien » .
Mais le temps du film peut aussi être celui des 40 jours suivant le réveil de l'ours (le 2 février, Purification de la Vierge, Mona sortant lavée de la mer) : une lunaison et demie jusqu'à l'épreuve de l'ultime souillure : "de la propreté originelle à la salissure extrême". La fête de Pâques étant définie par la pleine lune, Mardi-Gras, qui amorce les 40 jours du Carême, est marqué par la nouvelle lune, ce que soulignent tous les rites de noircissement des “blancs“ dans les rites carnavalesques.
Le cycle lunaire (…) est la mesure essentielle du temps. Une lunaison correspondant, pensait-on, au cycle féminin, on comprend mieux l’aspect sexuel de nombreuses fêtes lunaires (…) Après une naissance, on fête chez les femmes ce que l’on appelle le retour des couches. Celui-ci correspond à la purification de la femme (…)
Claude Gaignebet, Le Carnaval
Tu n’as pas idée comme elle puait
Il semble qu’on ne puisse guère parler d’"odeur de sainteté"à propos de Mona. Ce qu’elle dégage c’est plutôt un relent nauséabond, celui qui dans les légendes trahit la présence démoniaque, et qui nourrit la délectation malsaine de Mme Landier. Son parcours, délibérément filmé de droite à gauche, en fait une "fille à contre-courant". Et dans sa chute finale, ce sont des ailes de dragon qu’elle semble déployer. Alain Bergala souligne le caractère maléfique de Mona, qui ne cesse de côtoyer des signes de mort, et qui sème le malheur sur son passage. Telle la Tarasque ou ces masques que l’on entrevoit au passage, elle porte l’effroi, tendant un miroir dans lequel ceux qui la croisent se voient remis en question. "Elle me fait peur parce qu’elle me dégoûte.", dit la platanologue. Et son rôle pourrait se rattacher à ces métiers qui, selon C. Gaignebet, "ont pour fonction essentielle de nettoyer la souillure de la société, (et qui) sont dans leur ensemble maudits et maléfiques".
Februa, chez nos pères, signifiait cérémonie expiatoire, et en plus d'une circonstance aujourd'hui cette étymologie peut se reconnaître encore (…) Tout ce qui est expiation pour la conscience de l'homme était désigné sous ce nom chez nos ancêtres à la longue barbe. Ce mois s'appelle donc Februarius [février] parce que le Luperque asperge alors tous les lieux d'eau lustrale, avec des lanières de cuir, et en chasse ainsi toute souillure, ou bien parce qu'on apaise alors les mânes des morts, et que la vie recommence plus pure, une fois les jours passés des cérémonies funèbres.
Ovide, Les Fastes
La fête à l’envers
On dit que ce sont les fous, les enfants, les marginaux "qui racontent le mieux la société qui les brise". Et c’est le Carnaval, ou les anciennes fêtes des fous, qui jouent le rôle de caisse de résonance. Mona est perpétuellement dans le refus des normes, dans la transgression, l’inversion (se déguisant en servante, elle boit et rit avec la vieille dame) ; elle participe au charivari dans le hall de la gare, et sa vaine pérégrination, qui tourne en rond et fait tournoyer les personnages comme autant de mas-ques, devient un piéti-nement sur place comme au Carnaval. Mais il s’agit d’une fête solitaire, tragi-que, une fête sinistre, orientée vers la mort, même si des taches de couleur rouge viennent régulièrement animer un paysage hivernal, dénudé, livide. En fait Mona, “femme sauvage“, incarne la “Vieille“, figure carnavalesque que l’on sacrifie à la fin de la fête : c’est le faux feu de joie de l’incendie qui, la privant de la protection de son duvet, signe sa chute finale. Sans plus d’irrévérence qu’on ne peut en observer dans les travestissements du Carnaval, cette jeune routarde, née à Noël et que l’on retrouve les bras en croix sous un crucifix, semble, avec les 12 travellings voulus par la réalisatrice, rejouer la Passion du Christ (le Chemin de Croix, à l’église, se déroule lui aussi de droite à gauche). Et les 14 stations s’y trouvent bien si l’on ajoute les images de Mona figée, au début et à la fin, moments de mort en même temps que moments de passage entre un monde et l’autre.
Si le grain ne meurt …
Sans Toit ni Loi évoque la dégénérescence des plantes, celle des platanes qui peu à peu perdent leurs écorces, leurs protections. Mona elle aussi se desquame, perd ses peaux (les bottes qui se délitent peu à peu, la tente, le duvet …). Elle va vers sa mort. Mais, contrairement à l’héroïne de Cléo de 5 à 7, elle est morte dès le début, et ce n’est pas un simple effet de flash-back : le film est cyclique et suggère le retour des saisons. On lave sur les murs les traces de la souillure : ce rouge de sang corrompu qu’elle porte sur elle (son pull sous son blouson, et son écharpe) et qui jalonne le film, tandis que la première image insiste sur le travail des hommes qui travaillent cette terre nue que la saison prochaine fera revivre. "Toutes les activités artisanales ou agraires supposent le martyr d’un certain matériau", nous dit C. Gaignebet. La fête des Pailhasses ne raconte pas autre chose. La nature est pétrifiée, "saisie par le froid", comme ce pain que Mona casse, et comme Mona elle-même. Mais la lie dont elle est enduite devient fertilisante, et l’image de ce corps dans un fossé ("lieu de souillure, mais de souillure sacrée", selon P. Duplessis), en plein champ, annonce la putréfaction, promesse de vie et de prospérité. On peut au demeurant repérer, par delà ces grands thèmes, nombre de clins d’œil aux contes et légendes : Mme Landier, la bonne fée ; David, le juif errant ; la petite fille Chaperon rouge sortant de la boulangerie ; le château de la Belle au bois dormant ; le méchant loup dans les bois …
à propos de la fête des Pailhasses (Hérault)
Il y a un an, Cinélégende parlait déjà du Carnaval à propos de la fête de l’ours. Mais le Carnaval aime bien se travestir, et ses manifestations sont multiples. A Cournonterral, dans l’Hérault, on le célèbre en répandant sur la grand place, et en s’y vautrant sans vergogne, de la lie de vin : "la part excrémentielle du vin"… "cette part de soi qu’au temps banal on évacue, ou rejette, ou refuse. Sa part de merde. Sa part de mort. Sa part pourrie ou promise à la pourriture". Cette fête, qu’Agnès Varda a croisée lors de ses repérages, semble venir d’un lointain passé. Elle se situe notamment dans l’héritage des Lupercales ou des Dionysies antiques. Elle mérite un premier décryptage. Tout commence à l’Epiphanie : les "pépettes", deux mannequins symbolisant les blancs et les pailhasses, sont pendus au fronton de la mairie. Elles seront brûlées publiquement le dernier soir. D’autres épisodes se succèdent, notamment le jour du Mardi-Gras. Mais le moment le plus marquant est celui que montre le film : à 15 heures, le mercredi des Cendres, les habitants se replient chez eux. De grands baquets remplis d’une lie de vin gluante ont été déposés sur la grande place et ils sont déversés sur le sol. Et trois heures durant, au milieu d’une odeur répugnante, les “pailhasses“, fortement rembourrés de paille, poursuivront les “blancs“, et tous ceux qui oseront s’aventurer dans les rues, avec une évidente prédilection pour les filles, afin de les enduire de lie. Bien que l’on fasse remonter cette tradition à un épisode conflictuel avec le village voisin, il s’agit de toute évidence d’un rituel de fertilité.
équivalences en anjou
Les manifestations de Carnaval sont rares en Anjou, et elles ne participent en rien aux débordements que l’on observe ici et là. Pascal Duplessis a cependant pu mettre en évidence une occurrence de ce thème de la souillure fertilisante, associée ici aussi à la culture de la vigne ("de la lie à la vie") : la butte de Bouzillé aurait été chiée par Gargantua, et autrefois, dans cette même région des Mauges, le Carnaval se fêtait en simulant la défécation de boudins que l’on exhibait en se pinçant le nez d’une main et en se frottant avec délectation le ventre de l’autre. Il ne faut pas oublier la naissance du géant, un 2 février, telle que la rapporte Rabelais : l’enfant se confondant dans les entrailles de Gargamelle avec la " belle matière fécale" … L’écharpe abandonnée par Mona et dont, après sa disparition, Assoun continue à humer l’odeur, pourrait faire écho à cette autre visiteuse de l’autre monde : Roscille, l’épouse de Foulques le Roux, une des ancêtres des Plantagenêts qui, contrainte d’assister à la messe jusqu’à la consécration et aspergée d’eau bénite, s’envola, abandonnant son manteau aux mains de ses gardes et laissant traîner derrière elle une révélatrice odeur de soufre. D’ailleurs la prise conservée par Varda de la chute finale de Mona, nous la montre comme déployant une paire d’ailes suggestive de sa nature profonde.
L’intervenant : Claude Gaignebet
Professeur d'ethnologie (retraité de l’Université de Nice), spécialiste de Rabelais et de folklore populaire. Membre de la Société de Mythologie Française. Auteur d’une somme sur Rabelais : A plus hault sens : l’ésotérisme spirituel et charnel de Rabelais. Se fondant sur le folklore et la vie populaire médiévale, il pénètre les arcanes de l'ésotérisme rabelaisien. L'œuvre de l'auteur de Gargantua apparaît alors comme "l'Evangile en français" d'une mythologie gallique transmise, au cours des siècles, comme une véritable "kabbale" celtique. Auteur de différents livres et articles, dont Le Carnaval : essais de mythologie populaire, et, avec J.—D. Lajoux, de Art profane et religion populaire au Moyen âge.
le film ethnographique : les pailhasses
Cinélégende a déjà accueilli Jean-Dominique Lajoux, ethnologue, chercheur au CNRS, photographe et cinéaste.Nous le retrouvons ici avec ce film tourné en 1980, exceptionnel document sur une fête qui n’est pas réputée accueillir pacifiquement les visiteurs, armés ou non de caméras.
bibliographie
Claude GAIGNEBET, Le Carnaval : essais de mythologie populaire, Payot, 1974
C. GAIGNEBET, Jean-Dominique Lajoux, Art profane et religion populaire au Moyen âge, Claude Gaignebet, PUF, 1985
C. GAIGNEBET, A plus hault sens : l’ésotérisme spirituel et charnel de Rabelais, Maisonneuve et Larose, 1986
Pascal DUPLESSIS, "Des traces de Lugnasad dans l’origine de Bouzillé par Gargantua", et " La souveraine de l’autre Monde en quête de son régisseur", Bulletin de la Société de Mythologie Française, n° 185, 211, 215 et 217
Charles CAMBEROQUE et Yves Rouquette, Les Paillasses, Verdier, 1985
S. HOUISTE, R SARABIA , "Les pailhasses de Cournonterral", Folklore de France, n° 146 (1995)
Le site internet "Les Pailhasses de Cournonterral", cliquez ici.
A propos d’Agnès Varda :
Varda par Agnès, Editions Cahiers du Cinéma, 1994.
René PREDAL, Sans Toit ni Loi d'Agnès Varda, Atlande, 2003
Bernard BASTIDE, "Mythes cachés, mythes dévoilés dans l’œuvre d’Agnès Varda", Etudes cinématographiques n° 179-186, 1991