Par-delà les mers
samedi 10
décembre,17h : Film documentaire
Luna, l'orque qui aimait les hommes (Canada, 55 minutes) de
Suzanne Chisholm et Michael Parfit, introduction et débat avec Marylise Pompignac, praticienne-formatrice en psychologie et éthologie
Luna, un jeune orque de 2 ans, perd sa famille au large de
l'île de Vancouver. Isolé, souffrant de la solitude, il cherche à se créer une
nouvelle famille parmi les hommes. Il accoste les bateaux, s'approche des quais
pour entrer en communication avec les humains et réussit à attirer la sympathie
de tous ceux qu'il croise.
Commence alors, sur trois années, une incroyable bataille entre le gouvernement qui interdit tout contact avec l'animal, la tribu amérindienne Mowachaht qui le considère comme l'incarnation de leur vieux chef et les riverains qui ne peuvent résister à la tendresse offerte par cet animal peu farouche.
Maison de quartier "Angers centre", 12, rue Thiers, Angers
Gratuit
L'Odyssée de Pi (USA, 125 min.) de Ang Lee, avec présentation et débat en présence de Louis Mathieu et de Claude Bourlès
Cinéma Les 400 coups, 12, rue Claveau, Angers
8 €, réduit 6,50 €, carnets 5,30 € ou 4,70 €, moins de 26 ans 5,90 €, moins de 14 ans 4 € - tarif groupe, les matins également, sur réservation (02 41 88 70 95) : 3,80 €
mercredi 14
décembre, 19h30 : Dîner-spectacle
Le voyage de Femme Arc-en-Ciel, contes d'errance et de rencontre, avec Sylvie de Berg
Au temps de l'enfance des Contes, là où les îles s'alanguissent dans les bras de la
grande Mer, une jeune fille part un jour sur l'eau verte chercher les gens de
son village, mystérieusement disparus.
Entre rencontres improbables et découvertes inespérées, une Femme revient sur sa terre. Venez, écoutez ses Secrets !
Restaurant Les 3 Grands-Mères, 25, rue Beaurepaire, Angers
27 € (+
boissons) - réservations : 02 41 86 70 80
jeudi 15 décembre, 18h30 : Conférence
Les sciences du comportement, réflexions sur L'Odyssée de Pi, par Claude Bourlès, enseignant-chercheur à l'IPSA (Université Catholique de l'Ouest), spécialisé en éthologie
Le film L'Odyssée de Pi est en fait le récit de survie d'un jeune homme surdoué en présence d'animaux de zoo sur un canot de sauvetage suite à un naufrage. Les sciences du comportement comme l'éthologie et le behaviourisme nous permettent d'analyser se qui se passe entre l'homme et l'animal sur le territoire exigu que représente le canot et comment l'un peut éviter de devenir le repas de l'autre.
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit
vendredi 16
décembre, 20h à 22h : Atelier d'écriture
Le chemin vers l’autre : la rencontre, les rencontres avec Schéhérazade (Véronique Vary)
Un homme chauve-souris qui vit dans la rue et qui nous ressemble, une femme sphinx hiératique qui nous barre la route, un enfant-hérisson qui pose des questions dérangeantes, une foule de moutons qui nous entraîne où nous ne voulions pas aller… Quels sens pour toutes ces rencontres ? Du roman d’apprentissage au récit d’aventure, faisons un bout de chemin vers l’autre.
La Marge, 7 rue de Frémur, Angers
Ouvert à tous : novices ou plus expérimentés
45 euros le cycle/ 22 euros tarif réduit (12 et 7 euros l'atelier)
mardi 20 décembre, 13h30 : Film
Le
Chant
de la mer (Irlande, France..., 93 min.) de Tomm Moore, avec présentation et débat en présence de Gildas Jaffrennou, enseignant cinéma
Cinéma Les 400 coups, 12, rue Claveau, Angers
à partir de 5 ans
Tarifs habituels aux 400 Coups : 8 €, réduit 6,50 €, carnets 5,30 € ou 4,70 €, moins de 26 ans 5,90 €, moins de 14 ans 4 € - tarif groupe, les matins également, sur réservation (02 41 88 70 95) : 3,80 €
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Commentaires
Textes de Philippe Parrain
Le voyage ouvre les yeux. Il nous fait découvrir et comprendre le monde ; il nous fait en même temps entrer dans l'intimité de nos compagnons de route. Et quel meilleur endroit pour une rencontre, pour faire connaissance et nouer des liens, qu'un bateau, longuement isolé au sein de la mer ? De Lifeboat à Titanic, ou des Hommes préfèrent les blondes à Plein soleil ou African Queen, on sait bien, au cinéma, à quel point une telle cohabitation forcée peut engendrer de tendresse et d'animosité, de rêves et de déchirements.
La mer est également le lieu où l'on peut entrer en contact avec les êtres, réels ou imaginaires, qui l'habitent : une façon de prendre conscience de notre place dans le vaste monde, parmi toutes les créatures qu'il a engendrées.
L'Odyssée de Pi
Le réalisateur taïwanais Ang Lee, qui s'est affirmé avec des films comme Tigre et dragon ou Le secret de Brokeback Mountain, a relevé le défi qui consistait à transposer à l'écran le best-seller de Yann Martel, devant lequel avaient dû reculer M. Night Shyamalan ou Jean-Pierre Jeunet. Faisant preuve d'une grande virtuosité, il a pleinement profité des effets visuels que peuvent offrir l'imagerie informatique et la 3D pour décrire les délicates relations entre les deux protagonistes. De véritables tigres ont été engagés pour réaliser quelques plans, et surtout pour modéliser le plus fidèlement possible l'apparence et les mouvements de l'animal de synthèse qui tient la vedette.
Mais, au-delà de l'exploit technique, le film s'attache à la personnalité du héros et aux épreuves qui marquent son apprentissage de la vie. Il aborde de graves questions existentielles et débouche sur un véritable message spirituel.
Il a été récompensé par quatre oscars, ceux du meilleur réalisateur, de la meilleure photographie, des meilleurs effets visuels et de la meilleure musique.
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Le Chant de la mer
Le Chant de la mer est le second film d'animation réalisé par Tomm Moore après Brendan et le secret de Kells. Comme pour le précédent, il puise son inspiration dans les mythes et légendes d'Irlande et d'Ecosse, et il entre en intime résonance avec une nature hantée par le merveilleux. Ce film, qui pourrait être vu comme une résurgence en pays celte de ceux de Miyazaki (dont le réalisateur revendique l'influence), est un véritable enchantement visuel et sonore. Le choix d'une animation en 2D pour le réaliser, plutôt que d'images de synthèse, s'imposait. Il fait naître tout un univers féerique qui s'épanouit sur l'écran, tandis que cette merveilleuse chanson, confiée à Ben par sa mère, réinsuffle la vie aux esprits pétrifiés qui s'étaient vus dépouillés de leurs émotions, en même temps qu'elle fait resurgir pour nous une tradition millénaire.
L'histoire s'inscrit dans un cadre réaliste. C'est ainsi que les personnages mythiques du géant Mac Lir et de la sorcière Macha font écho aux personnages du père et de la grand-mère qui pourraient être leur réincarnation (ce sont les mêmes acteurs qui prêtent leurs voix aux uns et aux autres).
Il s'agit, selon les mots de Cécile Mury, d'"un film qui se caresse du regard, avec d'autant plus de tendresse qu'il évoque des sujets plus graves qu'il n'y paraît : le deuil, le manque, la rivalité et l'amour fraternels. Un bijou celtique mais universel."
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thèmes mytho-légendaires des films
Pi, à la fin du film, relativise son expérience intime, vécue dans l’invraisemblance et les faux-semblants : « C’est juste arrivé. Pourquoi ça devrait avoir un sens ? » Ça doit bien en avoir un pourtant, sinon pourquoi prendre la peine d’en faire le récit ? Si celui-ci, au même titre qu’une légende (legenda, étymologiquement « ce qui doit être lu »), brode librement sur la réalité, ce ne peut être que pour lui donner un sens.
L’entente primordiale
Je vis les animaux çà et là, parmi les buissons et les fourrés, comme sortant du sommeil et regardant çà et là autour d'eux ; ils n'étaient pas craintifs. […] Chaque animal, suivant son espèce, avait son séjour, son gîte, ses sentiers, ses limites, et tous ces cercles d'évolution renfermaient en eux un grand mystère d'ordre et d'harmonie divine.
Anne-Catherine Emmerick, Les Mystères de l'ancienne Alliance
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Le zoo à Pondichéry dans L'Odyssée de Pi
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Le générique de L’Odyssée de Pi nous introduit dans un parc enchanté où cohabitent pacifiquement toutes sortes d’animaux, tous plus merveilleux les uns que les autres. Ce zoo exotique est un véritable paysage paradisiaque où règne cette tolérance qui imprègne la civilisation indienne. Ce n’est pas par hasard si cette présentation se conclut avec une statue de Ganesh, le dieu à tête d’éléphant sous la protection duquel on se place avant d’entreprendre quoi que ce soit. Même si ce monde reste soumis au karma et, comme ce varan piétiné, à la mort.
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Les phoques dans Le Chant de la mer
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Dans toute la première partie du roman (L’Histoire de Pi), Yann Martel s’interroge conjointement sur la nature des animaux sauvages, l’existence de Dieu et la position de l’homme dans l’univers : soucieux de la fondamentale unité du monde, Pi affirme que, comme les hommes, « les animaux ont une âme ». Il aspire par ailleurs à dépasser le clivage entre les différentes religions, et, dans une grande sérénité, à toutes les intégrer en lui : « Merci Vishnou de m’avoir fait découvrir le Christ… »
Tout aussi paisible et harmonieuse est la vie qui, au début du Chant de la mer, s’écoule dans ce phare isolé au cœur de la mer, sous le regard bienveillant des phoques qui observent de loin. Mais, malgré l’espoir apporté par la naissance de Maïna (qui dans la version originale s’appelle Saoirse, autrement dit « liberté » en gaëlique), le charme est vite rompu avec la disparition de la mère, au nom prémonitoire : Bronagh (« chagrin »).
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La rencontre avec Richard Parker
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Le conflit surgit également dans l’esprit de Pi lorsque, au zoo, il se rend à la rencontre du tigre. La leçon que lui impose alors son père lui fait perdre une bonne partie de son émerveillement primitif pour le monde ; tel Bouddha s’éveillant à la conscience, il découvre la violence du monde, l’existence de la mort, voire, au fil de ses lectures, le sentiment de l’absurde ; devenu adolescent, il se met en quête d’un sens à sa vie.
L’irruption du sauvage
Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? Pas toujours, mais qu'importe ?
Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor.
Cela dit, maître Loup s'enfuit, et court encor.
La Fontaine, Le Loup et le chien
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Macha, la sorcière aux hiboux
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Pi se trouve en quelque sorte expulsé du paradis. La grand-mère de Ben et Maïna les arrache à la quiétude du phare ; plus qu’une mère-grand, elle est assimilée, par l’écriture du film (similitudes du dessin et de la voix) comme par l’imaginaire des enfants, à la terrible Macha, la sorcière aux hiboux qui a jeté un sort sur le petit peuple des êtres magiques. Les gamins qui hantent la ville, déguisés pour la nuit de Halloween, apparaissent certes comme des êtres inquiétants, menaçants, mais ils ne sont là que pour suggérer la réalité de l’autre monde, celui des esprits, qui peut se montrer plus brutal et auquel Ben et Maïna vont bientôt se trouver confrontés.
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L'instinct animal de Pi
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Face à l’adversité, nos héros révèlent, à la façon des loups-garous ou des sirènes, leur double nature. Maïna doit faire un choix : se métamorphoser en phoque et rejoindre les selkies ou bien devenir une jeune fille à part entière, tandis que Pi n’est pas étranger, lui non plus, à la condition animale, puisque, né dans un zoo, il a été mis au monde par un erpétologiste et que Mamaji aurait bien aimé en faire un poisson. Il s’affirme comme homme, mais les circonstances le contraindront à exprimer la bête en lui en éveillant sa sauvagerie latente : même s’il demande pardon, il doit apprendre à tuer pour se nourrir et nourrir son vorace passager. Abandonnant le végétarisme, il en vient, par la force des choses, à participer intimement à la bestialité de Richard Parker : « Il a fait émerger le mal en moi. Et je dois vivre avec ça. » A tel point que l’épilogue du récit postule que le tigre ne serait peut-être personne d’autre que lui-même. On sait que les relations entre le Petit Chaperon rouge et le loup sont ambiguës et qu’il n’est pas exclu que le carnassier soit une projection du désir de la fillette…
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Présence de la Vierge dans les deux films
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Mais cette exposition au Mal ne va pas sans la manifestation d’une grande bienveillance. La mère, accompagnée de tous les phoques, veille de loin sur ses enfants, et Macha elle-même, apaisée, leur apporte son aide. Une statue de Vierge tutélaire veille à l’entrée de la grotte qui mène à l’antre de Macha, de même que, lorsque Pi entre dans l’église, une autre statue d’elle, piétinant l’infernal serpent, annonce la Rédemption. Et c’est, plus tard, Vishnou, incarné en poisson oblatoire, qui se sacrifie pour le salut de Pi et du tigre, avant que la divinité leur accorde encore sa grâce en leur envoyant une pluie de poissons volants, véritable manne providentielle.
L’appel de la mer
Viens, enfant des hommes, viens…
Ouverture du Chant de la mer
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Plongée de Pi dans la mer
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C’est sur la mer, aimable ou terrible, que, dans les deux films, se joue le destin des personnages. Elle les convie à un voyage vers l’autre monde : un monde fluctuant, en perpétuel mouvement qui enfante des êtres merveilleux ou des monstres imaginaires ; un lieu vierge où, privé de tout repère, de tout amer, l’on se retrouve, comme nos héros, orphelin de père et de mère, seul face à soi-même et à la toute puissance des éléments. Ben et Maïna perçoivent son chant au creux du coquillage que leur a légué leur mère, tandis que c’est en plongeant au plus profond de la mer en furie que Pi s’engage dans son odyssée solitaire. Il semble nécessaire de rejoindre les eaux matricielles pour avoir la révélation de sa propre identité et percer le mystère de l’univers : Maïna se dirige d’instinct vers les profondeurs de l’océan, de la même façon que Pi ne peut s’empêcher de monter sur le pont du bateau afin d’affronter la tempête, de « provoquer l’orage ». Cette lutte contre les éléments évoque celles que menèrent autrefois Baal contre Yam, le dieu de la mer, Persée contre le dragon marin qui retenait Andromède entre ses griffes, ou Yahweh contre le Léviathan biblique, ce « monstre qui est dans la mer ».
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Le géant McLir
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La mer a toujours été un défi pour qui la contemple du rivage ou s’embarque sur ses flots. C’est en se laissant captiver par son chant et en se confrontant avec elle qu’ici les protagonistes vivent leur aventure : Pi cherche à comprendre le sens des épreuves qui lui sont imposées en se mesurant carrément avec la volonté de Dieu. L’enjeu pour Ben est la survie des anciennes divinités celtiques : Macha, un avatar de la grande déesse-mère Morrigan, traditionnellement associée au corbeau, et surtout le fils de Lir, de l’Océan, Mannanan Mac Lir. Celui-ci est le dieu irlandais de la mer, magicien et guérisseur, seigneur des tempêtes et dieu-guerrier, protecteur des navigateurs ou, au contraire, naufrageur de navires ; il est en même temps souverain de l’Autre Monde vers lequel il fait passer les humains sur sa barque : le sidh dont les portes s’ouvrent tout particulièrement au moment de Halloween. Faudrait-il pour autant considérer que Mannanan, pour un jeune Indien, pourrait prendre la forme d’un tigre… ?
La pérégrination qualifiante de nos héros les amène, au fond d’un puits qui communique avec une mer souterraine, ou par-delà l’océan, à affronter le « dragon », qu’il s’agisse de la sorcière aux hiboux ou de la mystérieuse île aux suricates qui reprend la nuit ce qu’elle a donné le jour : une sorte de tombeau dans lequel - à la façon des êtres magiques du Chant de la mer dépossédés de leurs émotions et de leur vie même - on pourrait tout oublier, et être oublié : « Dormir dans la mer », comme disait Éluard…
Par le regard de l’autre
Ce n’était plus une question de lui ou moi, c’était une question de lui et moi. Nous étions, littéralement et figurativement, dans le même bateau.
Yann Martel, L’Histoire de Pi
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Pi et le tigre sur le bateau
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Mais il n’est pas question pour un héros de sombrer dans les incertaines profondeurs des océans ou de l’inconscient, lesquelles pourtant recèlent d’immenses richesses et mystères. Sa mission est de lutter en en appelant à ces forces instinctives qui l’animent, toutes prêtes à le détruire, ou bien à le guider et le secourir. Et celles-ci se manifestent volontiers sous une forme animale : celle des comparses, actifs ou simplement témoins, qui lui apportent spontanéité, intuition, puissance... Ben doit vivre sous le regard bienveillant des phoques qui l’observent silencieusement et en compagnie d’une selkie avec laquelle il ne sait pas communiquer si ce n’est en la tenant en laisse, tandis que c’est son chien qui accoure à son aide. Quant à Pi, son aventure consiste en un long face à face avec « Richard Parker » ; il en arrive à dépendre de la présence du tigre, et à se réaliser à travers lui. On pourrait évoquer, avec cette cohabitation forcée, le syndrome de Stockholm qui veut que l’on entre en empathie avec celui qui vous retient en otage.
Il faut voir l’odyssée de Pi comme un véritable voyage initiatique en compagnie d’un maître rigoureux qui lui enseigne la réalité de la vie. Les héros de contes sont souvent conseillés par quelque animal secourable, portés par un cheval merveilleux ou un aigle qui les entraîne au-delà des apparences, et ils sont amenés à combattre les bêtes et monstres menaçants qui croisent leur chemin. C’est accompagné d’un lion que le chevalier Yvain, de la Table Ronde, combat un dragon. Et les chamans sibériens se transforment en loups, ours ou rennes pour affronter le redoutable monde des esprits…
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La danse du bharata natyam
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Le tigre dans le film est un personnage ambivalent. Il représente à la fois l’ennemi et le compagnon de route qui permet de surmonter l’épreuve. Pi, qui n’était qu’esprit, tourné vers la recherche de Dieu, découvre avec lui les exigences de la chair, en fait la nécessité de sa simple survie. Et c’est avec nostalgie qu’à la fin il regarde l’animal s’éloigner, une fois sa mission accomplie. Sous un abord hostile, celui-ci a amené le jeune homme à dépasser ses limites et, finalement, à s’assumer entièrement, corps et âme. La jeune Anandi ne disait pas autre chose lorsqu’elle dansait le bharata natyam qui, à la fois terrestre et sublime, associe charme et énergie.
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Maïna revêt son manteau
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Comme dans les contes, les personnages - humains, animaux et esprits - se côtoient, s’affrontent ou sympathisent ; la communication s’établit avec ces êtres qui n’ont pas la parole, et à terme une certaine familiarité se tisse entre eux. On pourrait même dire qu’ils fusionnent et échangent leurs natures respectives : Conor a épousé une selkie qui, telle Mélusine, lui a donné des enfants avant de regagner la mer, et Maïna appartient au monde des esprits qui savent la reconnaître et d’emblée s’accordent avec elle ; elle connaît les secrets de la nature et trouve spontanément les bonnes plantes pour soulager les piqures d’orties de son frère. Mais il lui faut enfiler son manteau, sa peau de selkie, pour révéler sa vraie nature. Hélas son père a jeté à la mer le coffre où il a été remisé, et elle est pour cette raison retenue sur la terre ferme de la même façon que, dans les légendes, le loup-garou dont on cache les vêtements ne peut reprendre sa forme humaine, ou que la femme cygne dont on a subtilisé les plumes est condamnée à demeurer dans le monde des hommes.
Ces multiples interactions entre les règnes et modes d’existence invitent à la tolérance. Elles font aussi écho à la croyance en la réincarnation. Dès le début du film, Pi l’évoque à propos de ce varan qui finit piétiné par un casoar : chacun, obéissant à la voie du karma, est soumis au cycle des causes et des conséquences, et est appelé à migrer d’espèce en espèce (la science ne dit-elle pas que, avec les animaux et tous les êtres vivants, nous avons des racines communes ?).
Réalité de l’illusion
Est-ce que le fait de regarder ce monde n’est pas déjà un peu une invention ?
Yann Martel, L’Histoire de Pi
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Maïna dit adieu à sa mère
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Pi arrive au terme de sa traversée, une traversée qui s’affirme autant comme une renaissance, un baptême, qu’une régression vers la matrice dévorante de la mer ou de l’île. Tels tous ces héros qui, comme Moïse ou Persée, furent portés par les flots, il émerge au monde, régénéré. C’est de la même façon que toute la nature émerveillée s’éveille au cœur de la nuit, lorsque Maïna, revêtue de son manteau, entonne le chant de la mer. Elle renonce cependant aux volutes colorées de la mer pour sagement revenir vivre auprès de son père et de son frère : le choix de la réalité.
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Pi sur l'île des suricates
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Quelle foi accorder à la belle histoire que nous a contée Pi ? Peut-être n’est-elle en fait qu’une histoire sordide ? Ou bien ? De son propre aveu, il s’était mis à délirer et ne pouvait plus faire la part entre ses rêves, éveillés ou nocturnes, et la réalité de son aventure. Et dans son récit la fable métaphysique prenait peut-être le pas sur l’objectivité de l’Histoire : son « enthousiasme » lorsqu’il est emporté par le déchaînement de la nature devient une véritable communion avec la divinité, avec Shiva dont la danse cosmique crée et détruit les univers ? Comme il nous dit : « Je me contente de raconter. C’est vous qui déciderez ce que vous croyez… ».
On peut bien après tout « se faire du cinéma ». Car il s’agit bien de fiction, ce que souligne l’écriture de L’Odyssée de Pi qui introduit des images de synthèse, des animaux virtuels au sein d’une narration apparemment véridique.
Vers le vivre ensemble
Sans doute les animaux, ces (très) lointains cousins des hommes, sont-ils eux aussi dotés d’une âme (d’une anima). Mais ce serait sans doute aller un peu vite en besogne que de les assimiler à nous, même si certains humains peuvent faire preuve de plus de bestialité que la plupart d’entre eux. Il est nécessaire de respecter les différences et de distinguer ce qui caractérise les uns et les autres.
Les autres
L’homme est le seul animal qui ne soit pas un animal.
Boris Vian, Les Bâtisseurs d’Empires
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Peter Wenzel, Adam et Eve au Paradis Terrestre
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La plus ou moins grande promiscuité de ces êtres singuliers que sont les animaux suscite des réactions de curiosité et de crainte. Elle interpelle la raison et nourrit l’imaginaire. L’histoire de leurs relations avec les hommes a d’abord été marquée par leur mise à mort afin de pouvoir être mangés, puis par leur domestication afin de s’assurer du fruit de leur labeur, bien avant qu’apparaissent la recherche d’un confident ou le souci de leur préservation. Ils ont aussi pu jouer le rôle d’intermédiaires pour approcher les dieux, ou devenir, souvent à leurs dépens, de simples partenaires de jeux. Selon Boris Cyrulnik, « c’est en les observant que nous comprenons et repensons notre place dans ce monde ». Et tout naturellement un dialogue s’est développé avec eux.
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Le sorcier de la grotte des Trois-Frères (Ariège)
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Les hommes de la préhistoire déjà conversaient avec eux en les représentant sur les parois de leurs cavernes. Quelles paroles, quels rites leur adressaient-ils? Était-ce sur le ton de la vénération, de la supplique, de l’injonction ? S’agissait-il de leur imposer une domination ? On ne le saura sans doute jamais. Peut-être un peu de tout cela. Mais ils en viendront bientôt à conclure des pactes avec certaines classes d’animaux dont ils feront des totems tutélaires et dont ils partageront la nature. Ils sont liés par le sang (ancêtre commun ou union matrimoniale entre eux) ; ils sont tenus par des devoirs et interdictions (tabous et rituels attachés à la consommation) ; ils se protègent mutuellement (les serpents sont réputés ne pas mordre les membres de leur propre clan…).
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Berserker et Odin, plaque de bronze, Suède
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D’abord attachés à des groupes sociaux, les animaux sont devenus des emblèmes incarnant les qualités qui les caractérisent et dont se revendiquent ceux qui se placent sous leur patronage. C’est ainsi que les berserkers nordiques étaient des guerriers revêtus de peau d'ours ou de loups qui, habités par l’esprit animal, entraient dans une fureur incontrôlable et devenaient invincibles et insensibles à la douleur.
Les vertus animales se sont également reportées sur des figures divines, ou démoniaques, pour en valoriser la puissance, la pureté, la bonté, la férocité, la sauvagerie, la malignité… Les dieux égyptiens sont associés à des animaux, alors que les dieux hindous les chevauchent ; deux des apôtres sont symbolisés par un lion ou un taureau, le Saint-Esprit est colombe, et le Diable bouc. Et les animaux n’ont pas fini d’incarner les forces de la nature, qu’il s’agisse de Moby Dick, des serpents d’Indiana Jones ou du requin des Dents de la mer…
Compagnonnage
Le poisson d’or arriva, il sortit la tête de l’eau et demanda : « En quoi puis-je t’être utile, grand-père ? »
Pouchkine, Le petit Poisson d’or
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Ours et femme, gravure du XVe siècle
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Les animaux peuvent aussi se montrer familiers, partager la vie des humains et échanger des services avec eux. C’est ainsi, par exemple, que les femmes aïnous du Japon avaient coutume d’allaiter des oursons, tandis que certains héros (Remus et Romulus, Orson, le frère de Valentin, ou Mowgli) furent élevés par des loups ou des ours. Les enfants font de leurs nounours leurs confidents avant d’adopter plus tard d’autres bêtes pour leur tenir compagnie. Pinocchio, harcelé par le Chat et le Renard, est mis en garde par le grillon. Un ours prend soin de celui qui sera Jean de l’Ours et de sa mère. Le Chat botté est de connivence avec le marquis de Carabas. Et l’on parlait de ces animaux de la ferme qui, à l’étable, conversaient entre eux pendant la messe de minuit, à Noël, et qu’il fallait bien se garder d’écouter…
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Kent Roberts, Saint Guinefort
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Le loup, tout sauvage qu’il soit, peut aussi se montrer docile. C’est ainsi qu’il accepte de guider le saint aveugle Hervé dont il avait mangé le chien, ou de remplacer l'âne de ste Austreberthe qu’il avait dévoré. C’est une biche ou le blanc cerf qui entraînent les chevaliers vers la forêt aventureuse. Hanuman et l’armée des singes aident Rama à libérer Sita. C’est face à un cerf que st Hubert découvre la foi, une biche nourrissait st Gilles de son lait, et un chien apportait chaque jour un pain à st Roch, le pestiféré, sans parler du lévrier Guinefort qui fut sanctifié pour avoir détruit un serpent qui menaçait un bébé. Partout les animaux aident et guident les humains.
Médiateurs, messagers entre les hommes et les dieux, les animaux sont les maîtres de l’initiation. On communie de leur chair pour toucher la divinité, tandis que l'examen du vol des oiseaux ou des entrailles des victimes permet de percevoir ses desseins. On peut aussi avaler ou porter sur soi des « reliques » de tel ou tel animal pour s’octroyer, par magie homéopathique, leurs vertus (réelles ou supposées) : des dents de hyène pour soigner les douleurs dentaires, un fœtus de lièvre pour assurer la fécondité de la femme, du sang d’aigle pour se rendre brave ou de la corne de rhinocéros pour renforcer sa puissance sexuelle… Enfin c’est à un animal, dit « psychopompe », qu’il revient souvent d’accompagner les mortels vers l’autre monde, qu’il s’agisse de la monture du chaman en transe, d’Anubis, le dieu-chacal égyptien, de Cerbère, le gardien grec des Enfers, ou de Sleipnir, le cheval nordique à huit pattes.
Fusion
L’acceptation de l’âme animale est la condition de l’unification de l’individu, et de la plénitude de son épanouissement.
C.G. Jung, L’homme et ses symboles
Michel Boccara postule qu’à l’origine, avant l’invention du langage, il n’y avait aucune distinction entre les humains et les animaux, qu’ils vivaient côte à côte, en symbiose ; il note que les mythes « racontent comment hommes et bêtes étaient semblables et comment un jour ils se sont séparés ». Pour les sociétés traditionnelles, des liens se tissent entre les différentes espèces, alors que la modernité s’attache à opposer nature et culture. En nous faisant migrer de corps en corps, le cycle des réincarnations assure la liaison entre les êtres vivants. Les chamanes s’identifient et participent à la vie des animaux pour les comprendre et le cas échéant les dominer (à la chasse par exemple). Le nahual, en Amérique centrale, est un esprit tutélaire qui peut être un animal particulier, concret, ou bien le représentant abstrait d'une espèce animale en laquelle l’individu dont il est le protégé peut se métamorphoser. Les dieux eux-mêmes n’hésitent pas à endosser la condition animale : parmi ses avatars, Vishnou s’incarne pour sauver le monde en poisson, tortue, sanglier et homme-lion ; Ganesh est représenté avec une tête d’éléphant ; Zeus se fait taureau ou cygne, tandis que Lycaon est transformé en loup, Callisto en ourse ou Io en génisse. On retrouve cette incessante circulation entre hommes et bêtes dans les contes et légendes qui, des loups-garous aux sirènes, du roi grenouille à la reine Pédauque, ou de la fée Mélusine à queue de serpent à la Bête épris de la Belle, regorgent de métamorphoses, d’êtres fabuleux, d’unions mixtes, d’ancêtres ou de progénitures animales…
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Giotto, La Prédication de saint François aux oiseaux
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Certains ont cherché à maintenir ou à rétablir cette intimité avec les animaux. Lorsqu’en Sibérie on tuait un ours, il fallait implorer son pardon et organiser une fête où sa dépouille tenait la place d’honneur, tandis que, dans les Pyrénées, la Fête de l’Ours met en scène l’humanisation de cet animal. Un peu partout, les cultes et traditions valorisent la présence des animaux. L’Inde fournit de multiples exemples : sans parler de la vénération de la vache, des temples abritent et consacrent des singes, des rats ou des crocodiles, et une multitude de serpents participent à une fête au Maharashtra. En Europe même, il est coutumier de bénir les chevaux, et les chiens sont invités à assister à la messe pour la fête de st Hubert dans les Ardennes… Sans oublier st François d’Assise qui, considérant que les êtres vivants exaltent la Création dans sa multiplicité, accueille sans distinction tous les animaux comme ses frères.
Livres
. Yann MARTEL, L'Histoire de Pi, Denoël, 2003
. Konrad LORENZ, Il parlait avec les mammifères, les oiseaux et les
poissons, Flammarion, 1985
. David MCFARLAND, Le comportement
animal, psychobiologie, éthologie et évolution, De Boeck Université,
2001
. Frans DE WAAL, Sommes-nous trop "bêtes" pour comprendre
l'intelligence des animaux ?, LLL, 2016
. Jane GOODALL, Les
chimpanzés et moi, Stock, 1971
. Boris CYRULNIK, La fabuleuse
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. Jocelyne
PORCHER, Vivre avec les animaux, La Découverte, 2014
. Michel
BOCCARA, La Part animale de l'homme, Economica, 2002
Films
. Michael APTED, Gorilles dans la brume, 1988. Michael DUDOK DE WIT, La Tortue rouge, 2016
. Mike NEWEEL, Le Cheval venu de la mer, 1992
. Luc JACQUET, Le Renard et l'enfant, 2007
. Ken LOACH, Kes, 1969
. Albert LAMORISSE, Crin blanc, 1953
. Nicolas VANIER, Belle et Sébastien, 2013.
. Randal KLEISER, Croc-blanc, 1991
. Mamoru HOSODA, Les enfants loups, Ame et Yuki, 2012
. Niki CARO, Paï : l'élue d'un peuple nouveau, 2002
. Hayao MIYAZAKI, Princesse Mononoké, 1997