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Descente aux enfers : Plongée en enfer (Les damnés)

le mardi 3 février , 19h45 : Film
Voyage au bout de l'Enfer (Grande Bretagne, USA, 183 min.) de Michael Cimino, avec présentation et débat en présence de Louis Mathieuen présence de Philippe Grosbois, maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie, Faculté des Sciences Humaines et Sociales d'Angers.

Cinéma 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95

Tarifs habituels aux 400 Coups : 7,60 ?, réduit 6 ?, carnets 5,15 ? ou 4,55 ?

jeudi 5 février, 18h30 : Conférence
Images de guerre, par Alain Jacobzone, historien.
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
Gratuit télécharger le livret au format PDF

Commentaires

Textes de Philippe Parrain

Pour nombre de religions et traditions, le séjour des morts reste proche de celui des vivants. Les âmes, en partance pour les enfers, continuent volontiers de circuler entre ce monde-ci et l'autre. Les fêtes d'Halloween ou du Carnaval sont des vestiges de cette croyance. Les Grecs, quant à eux, connaissaient bien les fleuves dont les ombres des défunts suivaient le cours pour rejoindre les délices des Champs-Elysées ou les affres du Tartare.

Le chemin est aventureux, et la destination incertaine. Le Sheol, pour la Bible, est un lieu où tous, justes et injustes, se retrouvent indistinctement après leur mort pour s'y assoupir doucement avant de devenir poussière. C'est avec le christianisme que l'enfer prend vraiment toute sa dimension : un lieu de damnation dans les profondeurs duquel fut précipité Lucifer, et où sont bannis et châtiés tous ceux qui refusent la grâce divine.

Voyage au bout de l'enfer

Cimino excelle à dilater le temps autour de certains moments marquants, tandis que de longues périodes sont passées sous silence. La très longue séquence du mariage constitue un vrai moment de bonheur, dans lequel on plonge voluptueusement juste avant de tomber dans le pire des cauchemars. Les scènes les plus réussies sont certainement les scènes communautaires qui soudent les personnages à travers joies et épreuves, et le point de vue, tout désenchanté qu'il soit, est certainement plus élégiaque ou panthéiste que politique.

Premier grand film (avant Apocalypse now, Platoon et Full metal Jacket) sur la guerre du Viêt Nam, le film a été distingué par de multiples prix et oscars. La mise en scène est grandiose, le jeu des acteurs intense, les images somptueuse. On est emporté dans un maelstrom de vitalité et de désespérance... Cette fresque en trois volets (avant, pendant, après), qui mêle l'observation quotidienne et l'ampleur du spectaculaire, l'intime et l'Histoire.

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thèmes mytho-légendaires du film

D'emblée le film nous fait plonger en enfer : un camion s'enfonce dans les semi-ténèbres d'un paysage industriel de cauchemar ; des hommes en combinaisons s'activent auprès de dantesques machines ; l'environnement n'est que flammes et métal en fusion... Comme par hasard Visconti ouvrait son film Les Damnés sur des images semblables.

Autour de la fonderie, la ville elle-même est montrée comme une prison oppressante, où les copains - de grands enfants toujours prêts à chahuter - et leurs familles tournent en rond et éprouvent le besoin de festoyer, de s'enivrer, de s'étourdir ; une prison d'où ils tentent joyeusement - sans doute un peu trop joyeusement - de s'arracher afin de tromper leur angoisse. Les deux échappées en montagne leur apporteront un ballon d'oxygène. En attendant qu'à chaque fois la chape du Viêt Nam se referme sur ces damnés.

L'éveil du corps sauvage

La contamination du wild peut conduire à la mort ou à la folie, mais aussi à la renaissance.
Lauric Guillaud, Le Nouveau Monde

Dans la plupart de ses films, Cimino s'intéresse à des communautés de déracinés, d'immigrés sur le sol américain, qui s'accrochent pour s'y intégrer. Comme le revendique Nick, alias Nickanor Chevotarevitch : « Tu sais, on a tout ici. Je l'aime ce foutu endroit ! » Ils représentent le terreau sur lequel s'édifie le pays, un matériau brut en pleine effervescence. Mais ils restent en marge. Ils représentent le wild, l'état sauvage qui sous-tend tout le cinéma américain et qui ne cesse de sourdre sous les apparences civilisées : l'évocation des traditions indiennes, la violence du père alcoolique de Linda, la bagarre pendant le bal, les pulsions des uns et des autres, et bien entendu les affres de la guerre.

La perpétuelle exubérance des personnages dans la première partie trahit une tension interne à tout moment susceptible de se libérer, comme si la joie la plus intense recelait toujours quelque menace. Le calme enfin, une extrême fatigue s'abat d'un seul coup sur ces hommes au bout de tout : une attente anxieuse qui se conclut sur le bruit des pales d'hélicoptère (les âmes des morts n'étaient-elles pas elles aussi dotées d'ailes pour transiter vers l'enfer ?). Tout de suite, sans transition, le trop plein d'énergie se libère, la marmite explose, l'édénique village vietnamien s'enflamme sous les bombes. C'est, après la fête, la chute brutale en enfer, l'horreur à l'état pur. Nos « héros » tombent dans l'abjection et retournent à un état bestial dominé par l'agressivité, la frousse et le simple instinct de survie. 

Il demeure indéniablement de la sauvagerie en eux, et l'homme sauvage est un personnage récurrent de la mythologie : il peut constituer un rappel à respecter l'ordre originel du monde ; il rend surtout compte de la nécessaire transition de l'état de nature à la qualité d'être civilisé : les dieux supplantent les Titans, le christianisme succède au paganisme, les terreurs de l'enfer sont conjurées... Sachant que le combat n'est jamais définitivement gagné : Mr Hyde ne cesse de côtoyer le docteur Jeckyll, nos démons intérieurs défient toujours notre conscience, et la barbarie reste à l'affût.

Le chasseur de cerf


Demain matin nous partirons tous chasser le Blanc Cerf dans la forêt aventureuse. Cette chasse sera merveilleuse.
Chrétien de Troyes, Érec et Énide

Même si le titre français du film ne constitue pas une trahison, et s'il annonce au contraire celui, à prendre certainement avec un certain recul, du prochain film de Cimino : Heaven's Gate (La Porte du paradis), le titre anglais The Deer Hunter peut interpeler. Au-delà de la référence au Deerslayer (Tueur de daim) de Fenimore Cooper, il parle de « chasseur de cerf », alors qu'il semble ne s'agir là que d'un détail de l'action qui va suivre. Il est pourtant plus riche de sens que le titre célinien en français. Dans la première partie du film, donc, Michael chasse et tire un cerf : geste solennel, sacralisé par des ch?urs orthodoxes, qu'il accomplit rituellement après s'être isolé des autres (« On doit abattre un cerf d'une seule balle. »). Puis il le ramène fièrement, avec ses copains, sur le capot de la voiture. Dans la dernière partie, en une autre séquence d'évasion vers la montagne sauvage, il débusque un autre cerf, l'ajuste au bout de son fusil, mais choisit de tirer en l'air. Ce geste de contrition serait donc plus signifiant que la terrible descente aux enfers que constitue la guerre au Viêt Nam ?

Il ne faut pas chercher bien loin pour en retrouver le modèle hagiographique : saint Hubert dont l'aventure copie celle de Placide dans la Légende dorée :
Un jour, étant à la chasse, il rencontra un troupeau de cerfs, parmi lesquels s'en trouvait un plus grand et plus beau que les autres, et qui, dès qu'il aperçut les chasseurs, se sépara de ses compagnons pour s'enfoncer dans le bois. Aussitôt Placide se mit à le poursuivre ; mais, après une longue course, le cerf grimpa sur un rocher ; et Placide, arrêté au pied du rocher, songeait aux moyens de l'atteindre. Et, comme il observait avec attention le cerf, il vit briller entre ses cornes une grande croix avec l'image de Notre-Seigneur. Et Dieu, parlant par la bouche du cerf, [?] lui dit : « Placide, pourquoi me persécutes-tu ? C'est par faveur pour toi que je te suis apparu sous cette forme ; je suis le Christ que tu sers sans le connaître. »

St Eustache, église Notre-Dame de Louviers (27)

Après s'être fait baptiser sous le nom d'Eustache, il retourne à la chasse et retrouve le cerf qui le met en garde : « Sache que tu auras beaucoup à souffrir, avant d'obtenir la couronne de la victoire ! » Il se trouvera en effet dépouillé de tous ses biens, de sa femme et de ses enfants, et mènera, tel Job, une vie misérable jusqu'à ce qu'il soit rétabli dans ses biens. Chef de guerre, il mène campagne contre les ennemis de Rome. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir été martyrisé en tant que chrétien, et de mourir enfermé dans « un b?uf d'airain rougi au feu ». Supplice qui aurait aussi bien pu frapper ces hommes partis combattre au nom des Etats-Unis.

Marie de France racontait aussi, dans le Lai de Guigemar, comment un jeune chevalier découvre en chassant une blanche biche dotée de bois de cerf. Il lui décoche une flèche, mais celle-ci, après avoir touché sa cible, revient vers lui et le blesse. La biche, mourante, prend alors la parole et lui prédit une vie d'épreuves.

Cinélégende a déjà évoqué la rencontre avec le cerf dans les films Princesse Mononoké et Dead Man. Cet animal merveilleux y jouait le rôle de passeur ; il anime la nature en même temps qu'il est un guide vers l'autre monde. C'est lui qui accompagnerait ici Michael vers de terribles épreuves, vers l'enfer. C'est lui aussi qui, dans leur seconde rencontre, le regarde sans crainte et lui permet de passer de l'autre côté du miroir (le reflet dans l'eau de Michael l'accompagne sur la montagne), de domestiquer sa bestialité, de se soumettre tout simplement (le « OK » qu'il hurle devant le spectacle de la cascade).

Il se révolte alors contre Stanley qui « joue » avec son revolver (le mot game en anglais renvoie à la fois au « jeu » et au « gibier ») et lui impose le « jeu » de la roulette russe avant de jeter l'arme au loin. Comme un rappel, la tête de cerf vers laquelle il se retourne chez Linda, comme pour l'interroger, le conduit à rétablir le lien avec ses anciens camarades : Steven confiné à l'hôpital, puis Nick au fin fond de l'enfer du Viêt Nam.

Le voyage aventureux

C'est par peur de la mort que je cours la steppe.
Épopée de Gilgamesh

Partir à la guerre, la fleur au fusil ? La perspective de ce départ n'empêche pas les trois joyeux compères, y compris celui qui célèbre son mariage, de festoyer gaiement. Mais ils ne peuvent empêcher une certaine inquiétude de poindre à tout moment, et cela dès les chaleureux adieux avec les camarades : « Vas-y relax. Te fais pas flinguer ! », ou bien lorsque Nick demande à Linda si elle veut l'épouser: il ne peut s'empêcher d'ajouter : « Si on revient », avant de se reprendre : « Quand on reviendra ». Et la sortie des mariés s'arrête sur une banderole : Bonne chance Michael - Nick - Steven?

Les signes ne manquent pas : l'apparition au milieu de la noce du béret vert médaillé, un véritable mort vivant, présence muette et hostile, même si les fêtards sont bien trop naïfs pour s'en inquiéter. Comme dans les contes, ceux qui « font la vie » et narguent les morts risquent de faire un bien lugubre voyage. Il y a aussi ces gouttes de vin tombées sur la robe d'Angela que personne ne prend la peine de remarquer, et qui leur dénient tout espoir de bonheur. Lorsque Michael, sans comprendre ce qu'il fait, se déshabille en courant derrière la voiture, il se dépouille de lui-même, de tout ce qu'il est et de tout ce qu'il a ; il reproduit l'équipée de la déesse sumérienne Inanna qui, descendant aux enfers, se voit arracher parures et vêtements jusqu'à ce qu'il ne reste plus d'elle qu'un cadavre. Et la gravité de leur situation s'impose à eux lorsque, exténués, les amis se figent en une sorte de veillée funèbre au son déclinant du piano : ils sont déjà morts à eux-mêmes et vont se retrouver projetés dans un tout autre monde.

On ne les verra pas partir. On les retrouve tout de suite au plein c?ur de l'enfer. Leur voyage, qui a débuté dans une « forêt obscure », la Pennsylvanie (étymologiquement « les bois de Penn »), les emmène très probablement vers l'ouest, en suivant la course descendante et mortifère du soleil, celle-là même que Cinélégende a détectée dans le film Dead Man. Il les plonge dans un monde de feu, de souffrances et de folie, où ils perdent tous leurs repères : qui sont les bons, qui sont les méchants ? On ne sait plus à qui se fier ; il n'y a plus que des tortionnaires et des suppliciés, le jeu de la roulette russe faisant coïncider ces deux rôles. Et le passage du fleuve les mène vers de plus grandes profondeurs encore : plutôt que le Styx qui confère l'invulnérabilité, l'impétueux Cocyte dont les flots charrient les larmes des âmes qui expient leurs fautes au Tartare.

L'enfer des supplices pourtant s'efface devant l'enfer de la désespérance. Les protagonistes du Voyage sont sans aucun doute damnés, mais qu'ont-ils fait pour mériter leur châtiment, si ce n'est de s'être engagés un peu à la légère dans cette aventure ? S'ils perdent leur innocence, la faute en revient clairement à l'ennemi dont le film souligne à souhait la perversité et la cruauté. Ils n'en sont pas moins, Michael en tête, des chasseurs (maudits ?), soumis à l'emprise du « sang noir » dont parle Bertrand Hell : un ferment de violence, un puissant fluide vital, tonifiant ou vénéneux, qui coule dans leurs veines et détermine leur rage de vivre. Or « la rage est avant tout pensée comme la métamorphose en animal sauvage », constate B. Hell ; c'est en tant que tels qu'ils se retrouvent traqués en tant que gibier, et qu'ils sombrent dans la déraison.

La guerre impose un parcours initiatique, semé d'épreuves : héroïques pour Michael (les décorations sur sa poitrine en témoignent, même si l'on ne sait rien de ses exploits guerriers) ; dramatiques sur les plans physique et moral pour Steven et Nick qui, eux, échouent. Comme dans les contes, ils sont trois à s'y engager, et c'est le plus avisé qui, non sans mal, surmontera les aléas de la vie, parviendra au but et sera sauvé (mais pas indemne pour autant). Le destin incarné par la roulette russe, confirme l'identité du vainqueur : lui seul aura la volonté de survivre à l'enfer du Viêt Nam, le courage d'affronter la cruauté du jeu des bourreaux et de s'en sortir. Il tient le rôle du héros positif, qui se voue corps et âme à la communauté.

La boucle se referme  : Michael arbore le même uniforme, les mêmes décorations et la même désillusion que le béret vert autrefois rencontré au bar, ce mort-vivant mutique qui portait tout l'enfer de la guerre sur son visage fermé. Tandis que le fils d'Angela, s'amuse en riant à menacer Michael de son arme fictive et semble vouloir initier une nouvelle boucle?

Retour au paradis?

Que saint Hubert chasse la rage du monde et la fureur des hommes !
Supplique relevée dans le cahier des pèlerins de Saint-Hubert (1990), mentionnée dans Le Sang noir de Bertrand Hell

Les différents protagonistes de la première partie se trouvent à nouveau réunis. Mais l'un d'eux repose dans un cercueil. Même si l'on boit à sa santé, la fête est bien finie. Ce qui n'empêche pas leur ancienne solidarité et leur attachement à ce « Nouveau Monde » qui les a adoptés, de se réveiller. Par delà toutes les épreuves qu'ils ont vécues, leur chant s'élève, à l'unisson : « Dieu bénisse l'Amérique, Mon pays, mon doux pays ! ». Une Amérique composée de matériaux divers, de pièces rapportées et de racines oubliées, que seul unit le sentiment d'une appartenance. Plus qu'au bout de l'enfer, leur « voyage » les a menés par-delà l'enfer. Autour de la table écrasée de douleur, des gestes furtifs, des regards qui se cherchent esquissent un espoir de vie. Le rêve américain serait-il toujours vivant, représenterait-il toujours cette Porte du paradis que Cimino ne va pourtant pas tarder à désenchanter ?

Le geste du chasseur tirant en l'air pourrait être considéré, comme un hommage à celui qui, bien que saint patron des chasseurs, renonça à la traque et se vit gratifié du pouvoir miraculeux de guérir de la rage. En allant plus loin, ne pourrait-on pas rattacher les épreuves endurées par les héros du film (l'amputation pour l'un, l'apposition sur la tempe d'une arme à feu pour l'autre), des deux techniques « thérapeutiques » auxquelles on avait recours au sanctuaire de Saint-Hubert, dans les Ardennes : la « taille » qui faisait couler le sang du front du l'enragé, ou l'imposition d'une « clef  » brûlante, comme celles qui servaient à marquer les bêtes ?

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voyage aux enfers

Pourquoi avoir inventé ces enfers que l?on retrouve partout, aussi loin que remonte la mémoire humaine ? Ils procèdent de la raison (où va-t-on après la vie ?), de la sensibilité (que sont devenus ceux que nous aimions ?) et de l?imaginaire (qu?y a-t-il au-delà du monde sensible ?), auxquels s?est ajouté, avec le développement d?une morale individuelle, la notion de culpabilité et le besoin fortement ressenti d?une justice supérieure à celle d?une société faillible. Sans doute aussi d?une perplexité angoissée devant les ténébreuses entrées (grottes ou volcans) du monde souterrain qui s?opposent à la lumineuse clarté des cieux : quelles créatures pouvaient bien habiter ces profondeurs ?

Avec le temps, les enfers se sont peu à peu imposés comme un lieu de châtiment, lieu sinistre, dépourvu de lumière. Cette image s?est s?imposée avec l?avènement des grandes civilisations qui reposent sur l?instauration d?un ordre social et politique, et sur la responsabilisation des individus.

Envie d?enfer

J?appelle à grands cris désastres sur désastres, calamités de plus en plus grandes, échecs toujours plus gigantesques.
Henry Miller, Tropique du Cancer
Memling, Polyptique de la vanité et de la rédemption

C?est au IVe siècle que st Augustin a envoyé les pécheurs dans les flammes de l?enfer, et, à partir du Moyen Âge, sculpteurs et peintres se sont ingéniés à décrire en détail les peines qu?on y endurait. Les prédicateurs du XVIIe siècle (entre autres) invectivent longuement leurs fidèles en décrivant, avec délices dirait-on, les tourments de l?enfer. Georges Minois cite : « Au centre de la Terre, non pas une prison vide, ou simplement une fournaise allumée, mais un étang de feu et de flammes, un étang de poix et de soufre, un étang d?une profondeur énorme, et d?une largeur immense : c?est là que doivent être précipités tous les pécheurs qui mourront dans leur péché? »

Page de titre de Enfer Magazine

Face aux maux qui frappent la société ? pestes, invasions, guerres? ?, l?homme se trouve attiré, fasciné par la figure du Diable et les visions infernales. À rebours de l?appréhension suscitée pendant des siècles par la perspective de se retrouver en enfer, celui-ci est devenu un sujet de convoitise : Swedenborg montre les esprits mauvais plongeant de leur plein gré dans les sulfureuses profondeurs, et se délectant des supplices qu?ils y subissent ; Sade manifeste une volonté de damnation ; et Baudelaire veut bien noyer son spleen en plongeant au fond de l'Enfer pour y trouver du nouveau? Notre société, où certains se retrouvent en plein désarroi, se tourne volontiers vers des pratiques satanistes, le sabbat des sorcières redevient à la mode, la musique elle-même revendique volontiers sa dimension infernale, tout autant que nombre de films ou de créations artistiques.

Tourisme infernal

La route dont on ne peut revenir, [?] la maison dont les habitants sont privés de lumières, où la poussière est leur lot et l?argile leur nourriture ?
Tablette akkadienne
Gustave Doré, illustration de La divine Comédie

D?Homère à Dante, bien des poètes ont réussi à décrire le royaume de Pluton ? ou bien de Satan ?, et bien des artistes se sont attachés à le représenter. Peu de visiteurs cependant peuvent témoigner de ce qu?ils ont vu et vécu dans ces espaces infernaux. Certains chamans sont assez puissants pour entreprendre seuls le voyage afin d?accompagner aux enfers l?âme d?un mort ou en délivrer celle d?un malade. Mais le plus souvent la descente dans ces contrées obscures nécessite la présence d?un guide, qu?il s?agisse de la sibylle, d?un ange ou de Virgile, et le voyage est indubitablement aventureux? Toujours est-il que ces voyageurs en ont, au fil des siècles, rapporté des descriptions parfaitement circonstanciées.

Les héros grecs (Ulysse, Énée, Orphée, Psyché?) étaient familiers de ces expéditions. On pourrait dire qu'il existait alors une certaine porosité entre notre monde et celui des ténèbres, de grands fleuves se déversant de l?un dans l?autre. Les héros celtes (Bran, Cuchulain, Connla, Oisin, Nera) sont, eux, entraînés, sous terre ou sur les mers, par de merveilleuses jeunes femmes vers le sidh, un enfer qui n?a rien de traumatisant. Après la christianisation, st Brandan s?embarque à son tour, à l?exemple de son presque homonyme Bran, vers les îles Fortunées, tandis que d?autres saints, explorent des enfers beaucoup moins enchanteurs ;

Romanino, Jésus délivrant Adam des enfers
c?est ainsi que st Patrick ouvre un trou dans la terre au fond duquel on peut découvrir un purgatoire qui n?a rien à envier aux terreurs de l?enfer punitif ; et l?âme st Fursy se sépare de son corps pour aller, guidée par un ange, visiter l?enfer. Jésus lui-même, entre sa crucifixion et sa résurrection, descend en enfer pour en libérer les justes de l?Ancien Testament, lesquels n?avaient pas été à même de bénéficier des bienfaits de la rédemption.

Traditions implantées dans l?imaginaire collectif, ou inventions touristiques, les portes d?entrée qui donnent accès aux enfers ne manquent pas. Les trous de st Patrick prolifèrent : on en trouve en Irlande bien sûr, mais aussi en Normandie, en Indre-et-Loire, ou encore au Québec. Bien des cavernes insondables aussi, des anfractuosités dans la roche, des canyons, des volcans, des marécages... peuvent se vanter d?ouvrir sur les sombres profondeurs. Il existe, au c?ur des tourbières du Yeun Elez, dans le Finistère, un marais sans fond, le Youdig, dont l?eau se met parfois à bouillir ; il donne directement accès aux enfers, et l?on y précipitait les démons qui hantaient les vivants après les avoir enfermés dans le corps d?un chien noir. C?est là même que l?on installa la centrale nucléaire de Brennilis, désormais désaffectée, qui tirait profit de cette réserve d?eau !

Joachim Patinir, Le Bac des enfers, le Prado

L?expédition implique nécessairement une traversée. Si Ulysse se rend au bout de l?océan pour rejoindre les enfers, les autres héros grecs préfèrent emprunter, pour passer le fleuve, la barque de Charon. La « caverne profonde » que doit traverser Énée constitue une sorte de sas, tandis que Cocteau se contentera de passer à travers un miroir. Pour les chamans ou les zoroastriens, le passage se fait par un pont étroit qui enjambe la fournaise dans laquelle les méchants chavirent, ce que n?ont pas oublié les musulmans qui disent ce pont plus fin qu?un cheveu et plus tranchant qu?un sabre ; mais nul ne peut se vanter d?en être revenu.

Héraclès amenant Cerbère à Eurysthée, Louvre

Il s?agit donc d?un voyage périlleux, et par là même initiatique. Le héros mésopotamien Gilgamesh, qui fut le premier à l?entreprendre, y fut soumis à de multiples épreuves. Il faut traverser déserts, forêts profondes, fleuves impétueux, montagnes vertigineuses?, et affronter toutes sortes d?êtres monstrueux, avant de gagner un monde de ténèbres et de poussière. Mais il est dit que ces épreuves sont nécessaires, même si c?est pour endurer une condition douloureuse, car le pire serait apparemment de rester croupir dans un entre-deux indéfini, une sorte de non-existence, celle des âmes en peine qui végètent entre ce monde-ci et l?autre, et qui reviennent à l?occasion tourmenter les vivants.

Le domaine des supplices

Je tremble en pensant aux dents de la bête infernale, au gouffre de l?enfer, aux lions qui rugissent en se précipitant vers leur nourriture. J?ai en horreur le ver rongeur, le feu dévorant, la fumée, la vapeur, le soufre et le souffle des tempêtes ; j?ai en horreur les ténèbres extérieures.
Saint Bernard

Les visiteurs se sont appliqués à cartographier les multiples dédales, cercles et strates que renferment les lieux infernaux, et ils ont décrit avec soin toutes les tortures que l?on y pratiquait. Les Égyptiens se contentaient de condamner les méchants à manger leurs excréments, boire leur urine et marcher sur la tête. Mais Georges Minois mentionne les épreuves raffinées que doivent subir l?ensemble des défunts : « L?âme, le c?ur, l?ombre elle-même sont déchirés, piétinés et surtout anéantis par le feu : bouillis dans des chaudrons, jetés dans des étangs de feu, sur des charbons ardents, brûlés par des serpents cracheurs de flammes? » ; mais il nous avertit qu?il ne s?agissait là pas tant de faire souffrir, que de détruire, réduire à néant les forces du mal.

Le supplice d'Ixion, musée de Genève

Les Grecs quant à eux ont imaginé des supplices plus sophistiqués pour ceux qui osaient braver la puissance de Zeus. Ces supplices demeurent des modèles : Sisyphe, qui roule indéfiniment son rocher au haut de la montagne, annonce la malédiction qui frappe le héros d?Un jour sans fin, astreint à toujours reprendre son périple quotidien ; Tantale, incapable d?atteindre ce qui pourrait étancher sa soif et apaiser sa faim, évoque Monsieur Hire qui, de sa fenêtre, reluque la femme inaccessible ; l?aigle qui dévore le foie de Prométhée, rappelle la jalousie qui ronge l?esprit de Paul dans L?Enfer ; Ixion enfin, entraîné sans répit par une roue qui tourne sur elle-même, peut faire penser à Thornhill qui, dans La Mort aux trousses, ne cesse de courir après lui-même tout en se fuyant.

Les pécheurs en Inde ne sont pas mieux traités : dans l?attente de la réincarnation, ils sont déchiquetés, dépecés, écrases, écartelés, transpercés, dévorés, rôtis, gelés?

Alors que la Bible et les Évangiles restent discrets dans leurs évocations de l?enfer, les textes, faisant écho à d?anciennes traditions et à l?imaginaire populaire, se multiplient à partir du IIe siècle pour décrire, avec une certaine volupté et un sadisme certain, les pires châtiments qui attendent les coupables, autrement dit les ennemis, les contestataires, ceux que l?on envie ou que l?on craint. Et, pour faire bonne mesure, le christianisme surenchérit en décrétant l?éternité de ces supplices : un feu qui consume corps et âmes tout en les régénérant, indéfiniment, et qui est loin du précepte de tendre l?autre joue. Les frontons des églises médiévales et les tableaux des peintres de la Renaissance ont rivalisé d?imagination pour décrire ces déchaînements d?animosité afin que les bons chrétiens en savourent toutes les subtilités : un spectacle « gratuit et éternel », comme le note G. Minois, qui cite Tertullien :

Détail du Jugement dernier, cathédrale d'Albi
« C?est moi qui rirai, quand je verrai gémir au fond des ténèbres, avec Jupiter et ses adorateurs, tous ces rois que l?on disait au ciel : quand je les verrai, tous ces magistrats qui ont persécuté le nom chrétien, dévorés par des flammes beaucoup plus ardentes que celles dont ils se servirent pour tourmenter nos frères ; quand je verrai tous ces sages, tous ces philosophes, rôtissant avec leurs disciples à qui ils ont enseigné que Dieu ne s?occupe pas du monde ! »

Mais les courants ne manquent pas non plus, jusque chez des auteurs chrétiens comme Origène (IIIe siècle), pour présenter l?enfer comme un lieu de souffrance provisoire où chacun doit être purifié par le feu avant de rejoindre l?unité divine : il ne s?agit pas pour Dieu de se venger mais d?éduquer. L?horrible tableau des supplices serait en fait nécessaire pour le peuple, qui doit pour son propre salut être aiguillonné par la peur, tandis que les clercs et les gens de qualité seraient à même d?en relativiser la réalité concrète.  

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biblio-filmographie

Livres

. Georges MINOIS, Histoire des enfers, Fayard, 1991
. Monique BLANC, Voyages en enfer, Citadelles et Mazenod, 2004
. Alain NADAUD, Aux portes des enfers, Actes Sud, 2004
. Corinne VUILLAUME, Les Enfers, une interrogation filmique, Cerf-Corlet, 2013
. Jacques POTHIER, The Deer Hunter, in Espaces et terres d'Amérique, Anglophonia n° 19, Presses Universitaires du Mirail, 2006
. Bertrand HELL, Le Sang noir, Flammarion, 1994
. Pierre LEMAÎTRE, Au revoir là-haut, Albin Michel, 2013
. Jacques de VORAGINE, La Légende dorée, Éditions du Seuil, 1998
. HOMÈRE, L'Odyssée
. VIRGILE, L'Énéide
. DANTE, La divine Comédie

Films

. Francis Ford COPPOLA, Apocalypse now, 1979
. Stanley KUBRICK, Les Sentiers de la gloire, 1957
. Stanley KUBRICK, Full metal Jacket, 1987
. Oliver STONE, Platoon, 1987
. Alan PARKER, Midnight Express, 1978
. Sydney LUMET, La Colline des hommes perdus, 1965
. Martin SCORSESE, After hours, 1985
. Carl DREYER, Vampyr, 1932
. Martin SCORSESE, Taxi Driver, 1976
. Martin SCORSESE, Shutter Island, 2010
. Theo ANGELOPOULOS, Le Regard d'Ulysse, 1985
. Mike FIGGIS, Leaving Las Vegas, 1995
. Adrian LYNE, L'Echelle de Jacob, 1990
. Andrew NICCOL, Lord of war, 2005

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Programme 2014-15

voyage au bout de l'enfer

Grande-Bretagne, USA - 1978 - 183 minutes couleurs
les atrocités de la guerre

Réalisation Michael Cimino
Scénario Michael Cimino, Deric Wastburn
Image Vilmos Zsigmond
Musique Stanley Meyers
Interprètes
: Robert de Niro (Michael), Christopher Walken (Nick), Meryl Streep (Linda), John Cazale (Stan), John Savage (Steven), Rutanya Alda (Angela)


SUJET
1968, Pennsylvanie. Michael, Steven et Nick sont des ouvriers sidérurgistes d'origine russe qui forment, avec Stan et Axel, une bande très unie de copains. Ils s'attardent au bar ou chassent le cerf dans la montagne. Mais ils sont sur le point de partir pour le Viêt Nam ; ils vivent leurs derniers moments d'insouciance en fêtant allègrement le mariage de Steven avec Angela qui se trouve enceinte d'un autre, tandis que Nick flirte avec Linda qui ne laisse pas Michael insensible.

Ils se retrouvent brutalement plongés dans l'horreur de la guerre. Emprisonnés, ils sont maltraités et soumis au sinistre jeu de la roulette russe. Ils parviennent à s'évader mais se retrouvent dispersés. De retour aux États-Unis, Michael apprend que Steven a été amputé des jambes et il décide de partir à la recherche de Nick resté au Viêt Nam. C'est dans un cercueil qu'il le ramènera aux Etats-Unis.