Descente aux enfers : L’enfer intérieur (L’enfer-me-ment)
mardi 2 décembre, 18 à 20h : Ciné-Bistrot
Mise en bouche / apéro
Café Latin, 23, rue Bodinier, Angers
Prix des consommations
le
mardi 2 décembre, 20h15 : Film
L'Enfer (France, 100 min.) de Claude Chabrol, avec
présentation et débat en présence de Louis Mathieu et de Pierre
Streliski, psychanalyste, membre de l’École de la Cause
Freudienne.
Cinéma 400 coups, 12, rue Claveau, Angers, tél. : 02 41 88 70 95
Tarifs habituels aux 400 Coups : 7,60 €,
réduit 6 €, carnets 5,15 € ou 4,55€
mercredi 11 décembre, 18h30
: Conférence La jalousie et l'amour, par
Patrick Martin-Mattera, psychologue, psychanalyste membre associé
de l'Ecole freudienne, professeur de psychopathologie à l'UCO
La jalousie occupe une place à part dans le
champ amoureux : terrible passion destructrice et séparatrice
qui pourtant relie indissociablement Éros et Thanatos, elle a
été abondamment utilisée dans l'art et la littérature. La
jalousie fascine car elle projette sur l'objet d'amour une
intense lumière noire qui – négativement – le revalorise sans
cesse à mesure qu'un tiers y est impliqué ou supposé. Dans le
registre de la psychologie, la jalousie se déploie de la
psychopathologie de la vie quotidienne jusqu'au délire
paranoïaque.
Institut Municipal, place Saint-Eloi, Angers
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Commentaires
Textes de Philippe Parrain
L’homme est capable de transformer son environnement en un véritable enfer, disions-nous lors de notre précédente manifestation. Il peut aussi cultiver solitairement son aptitude au malheur, s’enfermer dans sa détresse et s’acharner à faire de sa propre vie un enfer. Et le feu qu’il nourrit ainsi ne peut manquer de se répandre tout autour de lui.
C’est ainsi qu’il tombe sous le joug de toutes sortes d’obsessions, de dépendances qui n’ont rien à envier aux châtiments réservés aux damnés ou aux supplices infligés à certains héros grecs.
L’individu en arrive à se condamner lui-même. La drogue l’entraîne dans la déchéance mentale et physique. La solitude l’arrache à la société et le fait se replier sur lui-même. Il devient la proie d’une idée fixe, d’une ambition sans bornes, d’une frénésie de vengeance, d’une tendance à l’auto-destruction… Ou bien c’est le soupçon, la jalousie qui germe, taraude son esprit et lui ronge le cœur.
L'Enfer
L’Enfer de Chabrol observe à la loupe le développement d'une maladie. On y assiste à l'implacable progression d'une obsession destructrice, et le spectateur, tout autant que le personnage, se trouve pris au piège d’un récit qui se referme, sans se clore, sur une incertitude.
Ce film reprend un projet très ambitieux d’Henri-Georges Clouzot, qu’il voyait comme une grande œuvre visionnaire, mais qui ne fut jamais achevé et dont le tournage lui-même devint un enfer. Chabrol en adapte le scénario et les dialogues, tout en renonçant aux innombrables effets spéciaux auxquels Clouzot avait l’intention de faire appel pour visualiser les hallucinations qui harcèlent le personnage.
Le film de Chabrol peut être considéré comme un hommage à Hitchcock : il dédouble la réalité et s’attache à filmer l’étrangeté et l’inquiétude. Comme dans Soupçons, on oscille perpétuellement entre objectivité et subjectivité, entre suspicion/défiance et confiance. Les images sont souvent ambigües et il devient difficile de savoir à quel point elles reflètent la réalité. Le personnage de Nelly lui-même n’existe qu’à travers le regard de Paul, au point de se demander si sa beauté et sa sensualité ne sont pas, au même titre que son éventuelle infidélité, une vue de son esprit tourmenté.
thèmes mytho-légendaires du film
Le paradis antérieur
C’est un endroit merveilleux. Quand on se réveille le matin, qu’on ouvre la fenêtre, c’est le bonheur.
Monsieur Vernon dans L’Enfer
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Le bonheur au début de L'Enfer
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Dès lors les signes de déséquilibre commencent à s’insinuer tout doucement dans la vie idyllique du couple, avant de prendre une importance monstrueuse. La vue du rasoir coupe-chou – « y a que ça de vrai », affirme Paul - permet d’appréhender la suite (le fait de montrer un accessoire dans un film n’est jamais anodin). La vue initiale, enchanteresse, du lac lumineux à travers les arbres aux troncs sombres est on ne peut plus rafraichissante ; elle annonce pourtant le moment, tourmenté, où Paul va commencer à délirer. Comme un dernier moment de plénitude sans nuages, Paul découvre que son fils marche, mais le film enchaîne brutalement en faisant surgir dans le ciel les avions, oiseaux de mauvais augure. L’esprit tourmenteur se manifeste avec les problèmes de gestion, les cauchemars de l’enfant, l’asthme, l’insomnie… Peut-on rapprocher de la pomme paradisiaque, source de tous les tourments, ce somnifère que Nelly fait avaler à Paul ? Mais il s’agit là d’aller vers le sommeil, tandis que la pomme que tendait Ève était une pomme d’éveil : « Le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront… » Paul d’ailleurs reproduira ce geste à la fin, au moment où tout chavire dramatiquement, en donnant cette fois-ci double dose à Nelly.
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Paul et Nelly se trouvent donc chassés du paradis. Mais tandis qu’Adam et Ève étaient jetés dehors, c’est enfermés dedans qu’ils se retrouvent : nous assistons, en une alternance de moments de grâce et de séquences dramatiques, à une claustration progressive. Dans le domaine de l’hôtel d’abord, où les objets du doute se multiplient, dans le bâtiment lui-même, puis dans la chambre, avant que Nelly se retrouve attachée au lit : un piège infernal auquel ils ne peuvent, ni l’un ni l’autre, échapper.
Par-delà les apparences
Le film, et le grand écran, y a que ça !
Duhamel dans L’Enfer
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Nous sommes au cinéma, et Chabrol n’a pas manqué de s’interroger sur ce mode d’expression. Le grand écran permet-il de mieux voir la réalité, ou bien cultive-t-il l’illusion ? Tel est le grand paradoxe du cinéma : sa supposée objectivité (« la vérité 24 fois par seconde », disait Godard) ne cache-t-elle pas un mensonge fondamental ? Tout y est artifice sur la surface bidimensionnelle de l’écran, même si Woody Allen, dans La Rose pourpre du Caire, parvient à en faire surgir l’acteur, et si la 3D peut donner l’illusion du relief. Il en va de même des personnages de l’action : « Tu mens » ne cesse de répéter Paul alors que c’est lui qui n’arrête pas de se mentir à lui-même, et que le réalisateur, épousant son point de vue, s’amuse à tromper le spectateur en faisant mentir l’image. Le grand inspirateur de Chabrol, Hitchcock, était maître en la matière. Son disciple s’attarde sur ce fameux plan du Grand Alibi qui induit le public en erreur dès le début du film. De la même façon on ne cesse, dans Soupçons ou L’Ombre d’un doute, d’osciller en un perpétuel va-et-vient entre confiance et suspicion : « La révélation du mensonge est le nœud de l’intrigue », conclut Chabrol.
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Alors que Le Grand Alibi en appelle à l’artifice du théâtre, L’Enfer recourt au cinéma pour dédoubler la réalité. La séquence de la projection fait alterner de médiocres images (même si Duhamel lance avec fierté : « Vous avez vu le zoom ? ») avec des images fantasmées et magnifiées : en opposition à un cinéma d’observation, du cinéma de spectacle, à la façon de Hollywood, des images parfaitement filmées, mises en scène et montées. Nelly se retrouve sublimée en star, et le film d’amateur se mue en tragédie. Il est certain que Paul se fait son cinéma, ce qu’il appelle « regarder la vérité en face » !
Platon aussi se faisait du cinéma, ou du moins des ombres chinoises, au fond de sa caverne où il ne pouvait voir que les ombres des choses extérieures. Chez lui, la projection sur la paroi donnait pour réel un simple aperçu ; une fois libéré, l’homme découvrait, ébloui, la vérité en face, pensant tout d’abord « que les choses qu’il voyait auparavant étaient plus vraies que celles qu’on lui montre à présent », mais s’ouvrant ensuite à « la contemplation des choses d’en haut ». Qu’en est-il ici ? Paul prend le contrepied. Ce qui lui est révélé lorsqu’il regarde l’écran, et qui lui est insupportable, n’est pas nécessairement la vérité. Cela en tout cas ne lui apporte en rien la plénitude. Il reste englué dans l’illusion. Il n’est pas ébloui, mais aveuglé. Lever le voile, oui, mais sur quelle réalité ?
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L’ambiguïté est permanente. Scènes dramatiques et moments de bonheur ne cessent de s’interpénétrer. Qu’est-ce qui est vrai, qu’est-ce qui est faux ? Où est le bien, où le mal ? où la lumière, où l’obscurité ? Ces troncs télébreux, encore eux, viennent à plusieurs reprises barrer - tels des barreaux de prison - la lumineuse perspective du lac. L’image de Paul qui court comme un fou parmi les arbres en voyant, ou plutôt imaginant Nelly faisant du ski nautique, renvoie à ces forêts où le voyageur - tel Dante sur le chemin de l’enfer - s’égare : « Au milieu du chemin de notre vie, je me trouvai dans une forêt obscure, égaré hors de la voie droite… ».
Des Euménides aux Érinyes
C’est l’heure magique. Les choses sont encore elles-mêmes, mais on les sent déjà en train de se tranformer.L’Enfer, c’est l’histoire d’une évolution, d’une révélation et d’un enfermement ; contrairement à l’idéal bouddhique ou gnostique de libération, Paul se laisse prendre au voile de la maya, de l’illusion. Il s’enferre de plus en plus dans sa jalousie dont l’objet se matérialise progressivement. Les fantasmes deviennent, sur l’écran, réalité. L’air lui-même prend consistance : juste après que les clients aient souligné qu’il faisait beau, le vent se lève autour de lui. La présence des autres lui devient un supplice, et encore plus l’enfermement en lui-même. C’est l’amour qui le ronge tout autant que la jalousie ; il martyrise Nelly, mais ne saurait se passer d’elle. Et cette porte au bout du couloir, sur laquelle se refermait au début l’intimité du couple, devient le symbole concret de son aliénation tout autant que de la claustration de Nelly, un véritable goulot d’étranglement.
Duhamel dans L’Enfer
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L’inquiétude qui couve signe la prise de possession de Paul par quelque démon intérieur : lorsqu’on le voit oppressé, opprimé, avec du mal à respirer, l’image dans la pénombre de la chambre évoque ces victimes d’un sotré ou d’une ganipote qui, dans les croyances populaires, saute sur le dos des passants et pèse de tout son poids jusqu'à ce qu'ils périssent étouffés. Et c’est bien la position qu’adopte, avec amour sans doute, Nelly avant qu’elle ne lui administre le somnifère. La mise en scène elle-même, avec ses cadrages réunissant en gros-plan, dans la même image, Paul et Nelly, et avec l’usage récurrent des miroirs, renforce ce sentiment d’étouffement. Les miroirs, auxquels le cinéma a si souvent recours, ne peuvent-ils pas être interprétés comme des écrans dans l’écran, comme des frontières entre la réalité et une projection de la réalité, ou bien comme des « portes par lesquelles la mort vient et va » comme il est dit dans l’Orphée de Cocteau ? C’est ainsi que, dans la séquence finale où flotte l’appréhension de la mort, le reflet de Nelly (ou plutôt le reflet de Paul se projetant en elle) soupire : « C’est comme un rêve… (et, la caméra la faisant sortir du miroir :) Si c’était vrai ! »
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Paul, emporté par de violentes crises, est envoûté, possédé par un être diabolique : celui qui lui apparaît chaque fois qu’il va se regarder dans la glace. La voix qui le tourmente n’est autre, par un effet de dissociation de sa personnalité, que la sienne, et c’est de lui-même, du mauvais ange en lui, qu’il devient la victime : son double parfait qui est aussi le Diable, l’esprit malin qui divise en instillant le doute.
La musique et les bruits scandent cette descente aux enfers : le cliquetis du projecteur ou celui des moulins à vent en jouets, et surtout le vrombissement des avions qui soulignent les moments dramatiques et font peser une menace permanente. Ils semblent « pourchasser, persécuter » (selon l'étymologie du nom des Érinyes) Paul et en cela incarner les Érinyes, qualifiées dans la mythologie grecque de « déesses infernales » et de Furies chez les Romains. Ces divinités persécutrices, incapables de clémence, devinrent, selon Eschyle, « Vénérables », protectrices d'Athènes. Plus tard, Euripide les a identifiées avec les Euménides ( les «Bienveillantes »). Inutile de dire que c’est le chemin inverse que suit Paul. Mais, de même que dans la tragédie grecque, les puissances divines ne sont ici qu’un travestissement de la culpabilité humaine.
Chabrol nous annonce que cette histoire est « sans fin ». Paul et Nelly n’échapperont donc pas à leur destin. La malédiction continuera à peser sur eux, comme elle pesa autrefois sur toute la lignée des Atrides.
La victime sacrificielle
Descendez, descendez, lamentables victimes, Descendez le chemin de l’enfer éternel !
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal
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Faut-il voir dans L’Enfer une tragédie, ou bien un drame de la vie ordinaire, voire un mélodrame avec sa grande scène finale où coulent les larmes et le sang ? La tragédie en tout cas voudrait qu’au terme d’un fatal enchaînement de circonstances, Nelly, l’innocente victime (ou supposée telle par le spectateur), soit, comme Iphigénie, sacrifiée. La chambre représenterait en ce cas le temple où prend place une abominable mais nécessaire cérémonie, orchestrée par les bruits qui résonnent dans la tête de Paul : la sirène, les coups à la porte, les voix, tandis que les deux coadjuteurs attendent près de l’ambulance, le véhicule vers l’enfer ; deux motards, de la même façon, escortaient l’automobile de la Mort dans l’Orphée de Cocteau. La victime est liée, prête au sacrifice, mais c’est le sacrificateur dont le sang coule (depuis longtemps en fait il est son propre bourreau, et le sacrifice est double). L’accomplissement reste imaginaire, symbolique. Peut-on dire dès lors que le mal soit conjuré ?
Chabrol, qui s’apprête alors à réaliser La Cérémonie, connaît bien la valeur qu’il faut apporter au rituel : les codes de la société bourgeoise, les bons repas, tous les gestes de la vie quotidienne comme les actes de vengeance sont en fait présentés comme des rituels qui le fascinent autant qu’il en dénonce les effets pervers.
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Actualité du châtiment
Tous les châtiments que la tradition place dans les profondeurs de l’Achéron, tous, quels qu’ils soient, c’est dans notre vie qu’on les trouve […] Pour nous Tityos est sur terre : c’est l’homme vautré dans l’amour, que les vautours de la jalousie déchirent, que dévore une angoisse anxieuse, ou dont le cœur se fend dans les peines de quelque autre passion […] L’âme consciente de ses crimes et prise de terreur à leur pensée, s’applique à elle-même l’aiguillon, se donne la brûlure du fouet, sans voir cependant quel peut être le terme de ses maux, quel serait à jamais la fin de ses peines, et craignant au contraire que les uns et les autres ne s’aggravent dans la mort. Enfin c’est ici bas que la vie des sots devient un véritable enfer.
Lucrèce, De natura rerum
Le film Pluie noire décrivait l’enfer nucléaire, un monde en ruines hanté d’hommes et de femmes disloqués, anéantis, de véritables morts-vivants. On y découvrait aussi l’affliction de Yasuko, rongée par les retombées radioactives, ainsi que le supplice intime de Yuichi, traumatisé par la guerre et les chars. Car l’enfer peut être aussi très personnel et s’ancrer au plus profond de l’individu. Il n’est certainement pas nécessaire de faire appel à une armée de diables cornus pour en éprouver les tourments, et c’est parfois en soi-même qu’il faut chercher le tortionnaire.
La condition humaine
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Léon Bonnat, Job
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J’irai au paradis car l’enfer est ici.
Titre d’un film de Xavier Durringer
Selon les hindous, c’est l’existence elle-même, sans cesse renouvelée par les réincarnations, qui constitue en ce bas-monde l’enfer, auquel il faut savoir s’arracher pour atteindre le nirvanā, la délivrance : ainsi que l’explicite Georges Minois, « cette vie n’est que déception et souffrance, elle est un véritable enfer terrestre auquel nous nous condamnons nous-mêmes. » Les manichéens (et les Cathares après eux) voyaient de même dans le monde matériel la manifestation du Mal : l’enfer, c’est le fait pour une âme de se trouver emprisonnée dans un corps. Le simple fait de vivre est une damnation en soi. À tel point que saint Bernard lui-même considère que les souffrances endurées par certains sur cette terre sont susceptibles de les dispenser de l’enfer dans l’autre monde.
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Michel Ange, détail du
Jugement dernier
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L’enfer serait donc ici. Ou bien, autre hypothèse, il ne propose qu’une réplique de notre humaine condition. Swedenborg, ayant plongé au fond de l’abîme, découvre un enfer qui ressemble fort à notre monde, avec ses rues et ses ruelles, ses querelles et ses rixes, ses maisons de débauche et ses tortures : les esprits infernaux y « trouvent leur plus grand plaisir à se tourmenter et à se torturer les uns les autres ».
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Gustave Doré, Lucifer
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Auto-damnation
C’est peu de dire qu’il lui [à l’âme] paraît qu’on la déchire sans cesse, parce que ce serait ainsi une violence étrangère qui lui voudrait ôter la vie ; au lieu que c’est elle-même qui se l’arrache et se met en pièces.
Sainte Thérèse d’Avila
Loin de certaines visions apocalyptiques, l’enfer peut donc tout simplement être ressenti comme un manque, l’absence de quelque chose d’essentiel. Ce que la religion désignait comme la « peine du dam », pire que tous les autres supplices : l’éternelle privation de la vue de Dieu, sans aucun espoir de salut.
Les premières civilisations bannissaient de la société des morts ceux qui, dans leur vie, s’étaient ou avaient été tenus à l’écart du groupe social : les étrangers, mais aussi les marginaux, les fous, les handicapés et tous ceux qui étaient considérés comme impurs pour être décédés d’une manière non naturelle. Il s’agissait d’une sorte de double peine qui, pérennisant un état de fait, condamnait ceux qui avaient été rejetés de la société à demeurer sans attache et à errer lamentablement. Les premiers siècles de la chrétienté ont perpétué cette perception de l’enfer en le réservant aux païens, infidèles et hérétiques ; ceux qui appartenaient à la communauté chrétienne étaient d’emblée sauvés. Cette perspective de tomber dans un état peu enviable - que l’on désignera ultérieurement sous le nom « enfer » - constituait un rempart garantissant la stabilité sociale : celui qui ne se coulait pas dans le moule et ne respectait pas les codes sociaux, risquait une sanction, et surtout l’exclusion et les tourments du châtiment.
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Nicola Pisano, L'Enfer
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L’enfer peut être vécu comme le cri de désespoir, social ou psychologique autant qu’existentiel, de ceux qui souffrent sur cette terre, et comme un mouvement de révolte contre ceux qui les oppriment : un renversement qui répond, sur un plan dramatique, à l’exutoire saisonnier que représentent les fêtes carnavalesques, et tout particulièrement Halloween où les masques évoquent volontiers des figures diaboliques. L’on se trouve ainsi projeté dans un enfer de terreur auquel se complaisent les mouvements satanistes et les anticipations apocalyptiques. Les films d’épouvante, les films catastrophe, ceux qui annoncent une spectaculaire et imminente fin du monde ou ceux qui révèlent la pourriture de notre monde, invitent le spectateur à participer, non sans une certaine fascination et jouissance, aux tourments infernaux.
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Van der Weyden, détail du Jugement
dernier
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C’est ainsi que l’homme, entraîné dans une chute accélérée, s’inflige à soi-même son propre châtiment. Ce qu’exprimait, dans la tradition de Lucrèce, un saint Ambroise, interprétant les supplices de l’enfer sur un plan allégorique : « Celui qui ne dessèche pas ses péchés par l’abstinence, et, qui, entassant faute sur faute, laisse pour ainsi dire fermenter ses péchés nouveaux avec les anciens, sera brûlé de son propre feu et rongé par ses propres vers ; ce ver, c’est l’aiguillon dont des péchés insensés torturent l’esprit et les sens des coupables et fouaillent pour ainsi dire les entrailles de sa conscience. »
Le courroux des dieux ?
L’histoire de l’enfer, c’est l’histoire de l’homme confronté à sa propre existence.
Georges Minois, Histoire de l’enfer
Pas de juge suprême donc pour condamner le pécheur ? Ni de fatalité pour justifier le malheur qui le frappe ? Ce ne serait là que des arguments de mauvaise foi, des alibis pour dégager sa responsabilité ? Incapable d’assumer ses échecs, le héros préfère imputer sa disgrâce aux dieux ou au destin, plutôt qu’à lui-même ; il se pose en victime plutôt qu’en coupable : « Je me livre en aveugle au destin qui m’entraîne », proclame Oreste dans Andromaque. C’est pourtant lui, et nul autre, qui entreprend d’enlever Hermione et qui, pour elle, décide d’assassiner Pyrrhus. Il n’est finalement victime que de lui-même. De même si Phèdre, prise d’un irrépressible désir adultère, prétend être la « proie de Vénus », elle n’en reste pas moins fondamentalement libre.
Là repose l’essence de la tragédie : le héros se trouve confronté aux limites de sa responsabilité, de sa liberté d’action. C’est l’hybris - la démesure et la violence de ses désirs - qui aveugle Œdipe, même s’il en appelle à la malédiction divine : « Ce fut Apollon, amis, Apollon, qui lança les maux que voici, les maux sur moi que voici, sur moi, ces horreurs ! Mais la propre main, et la seule qui m'a frappé, c'est bien la mienne ! » (Œdipe roi).
S’il faut désigner un coupable donc, il semble bien qu’il faille le chercher dans les sombres profondeurs de l’inconscient. C’est là que, tapi au plus intime de l’individu, se cache l’esprit tourmenteur qui, dans le même mouvement, pousse à la faute et châtie. Les supplices de l’enfer se nourrissent d’eux-mêmes et répondent à toutes les envies inassouvies :
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Rubens, Prométhée supplicié
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Lucifer lui-même, le « porteur de lumière », n’est-il pas le premier être à avoir été jeté en enfer pour avoir convoité le trône des cieux, pour s’être montré jaloux de Dieu et de son autorité ?
Livres
. Patrick MARTIN-MATTERA, Théorie et clinique de la création, Economica, 2005. Georges MINOIS, Histoire des enfers, Fayard, 1991
. Georges MINOIS, Histoire de l’enfer, PUF (Que-sais-je ?), 1994
. Corinne VUILLAUME, Les Enfers, une interrogation filmique, Cerf-Corlet, 2013
. Joël MAGNY, Claude Chabrol, Cahiers du cinéma, 1987
. Éric ROHMER, Claude CHABROL, Hitchcock, Editions Universitaires, 1957
. Danielle DALLOZ, Si la jalousie m’était contée, Éditions de La Martinière, 2007
. Paul-Laurent ASSOUN, Lecons psychanalytiques sur la jalousie, Economica, 2014
. Madeleine CHAPSAL, La jalousie, Fayard, 1994
. Daniel LAGACHE, La jalousie amoureuse, PUF, 2008
. Willy PASINI, La Jalousie, Odile Jacob, 2004
. Sigmund FREUD, Le Président Schreber, PUF, 2004
. Sigmund FREUD, Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité, PUF, 1973
. SHAKESPEARE, Othello
flms
. Serge BROMBERG et Ruxandra MEDREA, L’Enfer
d'Henri-Georges Clouzot, 2009
. Darren ARONOFSKY, Requiem for a dream, 2000
. Brian DE PALMA, Obsession, 1977
. Roman POLANSKI, Répulsion, 1966
. Billy WILDER, Le Poison, 1945
. Louis MALLE, Le Feu follet, 1963
. Josef VON STERNBERG, L’Ange bleu, 1930
. François TRUFFFAUT, L’Histoire d’Adèle H, 1975
. Michel SPINOSA, Anna M, 2007
. Robert ALDRICH, Qu'est-il arrivé à Baby Jane ?, 1962
. John CASSAVETES, Une femme sous influence, 1974
. Stanley KUBRICK, Shining, 1980
. Joël et Ethan COEN, Barton Fink, 1995
. John HUSTON, Au-dessous du volcan, 1984
. Joachim LAFOSSE, A perdre la raison, 2012
. Alain JESSUA, La Vie à l'envers, 1965
. William FRIEDKIN, Bug, 2006